Initiative de paix au Soudan : une union fédérale peut-elle fonctionner?

PAR PAUL MORTON ET TAG ELKHAZIN

Après plus de 20 ans de guerre civile, la paix s’installe dans le plus grand pays d’Afrique, le Soudan. L’accord de paix de janvier 2005 a été suivi en août par l’ouverture d’un Parlement comptant à la fois des députés issus du gouvernement et des rebelles sudistes. Le Soudan est désormais doté d’une forme de gouvernement fédéral conférant une autonomie importante au Sud. Cet accord a formellement mis un terme à la plus longue guerre civile qu’ait connue l’Afrique, une guerre qui a fait deux millions de morts.

La guerre civile opposant le Sud — à majorité chrétienne et animiste — au gouvernement à majorité musulmane de Khartoum — situé au nord — a pris fin et un gouvernement d’unité nationale a été assermenté. Lam Akol, un membre du groupe rebelle sudiste, a été nommé ministre des Affaires étrangères. L’accord de paix entre le Mouvement populaire de libération du Soudan (MPLS) et le Nord ne concerne toutefois pas le conflit au Darfour, dans l’ouest du Soudan, un conflit qui a fait 180 000 morts au cours des deux dernières années. Un accord de paix a été signé en avril dernier par le gouvernement et par deux groupes rebelles du Darfour, mais il n’a pas tenu la route et les combats ont repris de plus belle. La crise qui sévit actuellement au Darfour constitue la plus grande menace à la stabilité du Soudan.

L’accord sur le partage du pouvoir entre le gouvernement du Soudan et le principal groupe rebelle a survécu à la mort tragique de John Garang, ancien chef rebelle du MPLS, décédé à la suite d’un accident d’hélicoptère en juillet dernier. Depuis la signature de l’accord, un certain nombre de questions litigieuses — dont la crise au Darfour — sont venus tempérer l’optimisme des premiers jours. La mort de

M. Garang, lequel venait d’être nommé premier viceprésident, a certainement ajouté un élément d’incertitude au futur déjà incertain du Soudan.

Un accord attendu depuis longtemps

On a pu noter un certain progrès — modeste certes, mais progrès tout de même — dans la mise en oeuvre des termes de l’accord depuis sa signature en janvier dernier. Une constitution destinée à régir la période intérimaire de six ans a récemment été rédigée, puis approuvée par le Parlement. Ses dispositions codifient les divers protocoles convenus en neuf ans de négociations. Les négociations avaient été organisées par l’Autorité intergouvernementale pour le développement (IGAD), un regroupement de pays de

Paul Morton était agent de programme pour l’Afrique au Forum des Fédérations jusqu’en septembre 2005. Il étudie maintenant le droit à l’Université d’Édimbourg en Écosse.

Tag Elkhazin est conseiller au Forum des Fédérations pour les questions relatives à la Corne de l’Afrique.

l’Afrique de l’Est composé du Djibouti, de l’Érythrée, del’Éthiopie, du Kenya, de la Somalie, du Soudan et de l’Ouganda. Le regroupement parraine également des négociations de paix en Somalie et la mise en place d’un parlement somalien en exil.

La constitution dont les deux parties ont convenu conjugue une structure fédérale asymétrique — conférant une autonomie significative au nouveau gouvernement régional du Sud-Soudan — avec un pouvoir central partagé entre le National Congress Party, parti au pouvoir, et le MPLS. La tenue d’un référendum sur l’indépendance du Sud-Soudan après la période intérimaire est également prévue, et il s’agit là d’un élément fondamental de l’entente.

L’accord inclut les multiples protocoles du processus de paix et règle de façon relativement détaillée le partage des richesses, le partage du pouvoir, les dispositions relatives à la sécurité, ainsi qu’un certain nombre de domaines litigieux.

Du côté politique :

  • la représentation au sein des institutions nationales sera répartie entre le National Congress Party et le MPLS;

  • les sièges au Parlement seront répartis comme suit : 52 pour cent pour le National Congress Party, 28 pour cent pour le MPLS, 6 pour cent pour les autres partis du Sud, et 14 pour cent pour ceux du Nord;

  • un Conseil des États sera créé et agira en tant que Chambre haute;

    • plusieurs commissions chargées de l’exécution de l’accord seront constituées.

    • Du côté économique :
  • une monnaie nationale unique sera émise et deux banques centrales coexisteront : une au Nord et une au Sud;

  • les revenus du pétrole seront partagés équitablement, quoiqu’une petite proportion de ceux-ci sera réservée aux régions productrices de pétrole.

Des protocoles de sécurité exposent plus en détail les dispositions qui ne concernent que le National Congress Party et le MPLS.

La mise en œuvre de l’accord de paix connaît toutefois plusieurs obstacles majeurs. Un problème qui a notamment

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005

été soulevé au cours des négociations de paix est le manque de participation de la collectivité en général au processus de paix. Ni le National Congress Party, ni le MPLS ne représentent tous les acteurs concernés au Soudan du Nord ou au Sud-Soudan. De plus, ni l’accord de paix, ni la nouvelle Constitution ne font véritablement place à des acteurs autres que les deux signataires, et rien depuis janvier ne permet de croire que l’un ou l’autre des parties désire corriger la situation. La commission nationale chargée de la révision de la Constitution n’a pas réussi à inclure les principaux groupes de l’opposition dans le projet de constitution, ou ne les a inclus que très tard dans le processus.

Le gouvernement du Soudan et un des groupes de l’opposition, l’Alliance nationale démocratique (NDA), se sont démenés pendant des mois avant d’en arriver à un accord sur la participation de l’Alliance au futur gouvernement d’unité nationale et à l’Assemblée nationale intérimaire. Les négociations ont finalement abouti le 4 novembre 2005. La principale force politique au sein de l’Alliance, le Parti démocratique unioniste (DUP), avait auparavant signé un accord unilatéral avec le gouvernement du Soudan, laissant de ce fait en plan le reste des partis de la coalition. Les groupes rebelles du Soudan de l’Est, qui ontleur camp de base en Érythrée et qui sont soutenus par ce pays, ont engagé un processus de négociations intermittentes avec le gouvernement du Soudan. Toutefois, les préalables habituels pour qu’une négociation se déroule en toute bonne foi et pour qu’un accord négocié ait des chances de durer, tels un cessez-le-feu ou une désescalade (ou cessation) des hostilités, n’ont pas été convenus et plusieurs partisans des rebelles sont encore détenus par le gouvernement du Soudan.

Au Sud-Soudan, les négociations du MPLS avec les milices liées au gouvernement — telles que les Forces de défense du Sud-Soudan (SSDF) — ont fait peu de progrès, bien que les intentions des deux côtés, ainsi que le niveau de confiance, se soient améliorés depuis la mort de M. Garang.

La marginalisation est également à l’origine de la crise au Darfour, et du conflit naissant au Soudan oriental. Dans les deux cas, les groupes rebelles ne demandent pas l’indépendance, mais le droit de prendre part aux décisions concernant leur avenir. Pour régler ces problèmes d’une manière satisfaisante, le processus politique au Soudan doit aller au-delà du système bipartite actuellement en place.

La seule manière de s’assurer que le Darfour et l’Est soient inclus dans le processus politique national est de créer un espace politique pour les rebelles dans ces régions. Les rebelles exigent une dévolution importante du pouvoir à leurs régions et un partage équitable des compétences et des richesses dans la fédération, mais le gouvernement du Soudan, lui, voit les choses d’un autre oeil. En fait, les propositions du gouvernement sont très loin des attentes minimales des rebelles. Les négociations parrainées par l’IGAD entre le Nord et le Sud, les protocoles qui en ont découlé, ainsi que l’Accord d’exécution, ont fixé à des niveaux élevés les exigences des rebelles en échange de leur participation (ou comme certains les appellent, les récompenses attendues pour leur lutte armée).

Les rebelles du Darfour ont compris qu’ils doivent devenir une institution politique et ils y travaillent. Ils visent à devenir un parti politique national. Comme pour tout parti politique actif au Soudan qui souhaite devenir réellement national, un changement de paradigme doit avoir lieu — il faut s’éloigner de la sécularisation, de l’islam politique, du régionalisme et du tribalisme. Les vieilles alliances du Soudan occidental avec le parti Umma et du Soudan de l’Est avec l’Alliance nationale démocratique (NDA) et avec son Parti démocratique unioniste (DUP) ne sont plus pertinentes et pourraient ne plus tenir la route maintenant que la population dans ces deux régions a pris les armes pour protester contre l’injustice sociale et politique.

Lorsque les groupes rebelles auront été inclus dans l’accord, il faudra alors s’attaquer à trouver les moyens nécessaires pour le mettre en oeuvre. Le gouvernement et le MPLS ont eu de la difficulté à trouver un terrain d’entente. En conséquence, les termes de l’accord ont créé une structure de gouvernement complexe, dans laquelle le Sud-Soudan agit comme une fédération dans le cadre national, lequel est également fédéral. Les relations entre ces trois gouvernements (le gouvernement national, le gouvernement du Sud-Soudan etles gouvernements d’État) demanderont donc énormément de coordination et de négociations. La façon dont seront résolues les questions dont l’accord ne fait pas mention est peut-être plus inquiétante encore que la façon dont seront exécutés ses termes. Plusieurs questions touchant chacun des domaines de l’accord ne sont en effet pas mentionnées et l’entente est vague quant à la façon de régler efficacement les conflits ou les litiges.

Un début houleux

La mort du tout nouveau premier vice-président, John Garang, le 30 juillet 2005, a profondément ébranlé le pays. Le MPLS s’est empressé de nommer un successeur, mais la violence qui a fait rage dans un certain nombre de villes à la suite de la nouvelle de l’accident a bien démontré que le gouvernement n’était pas prêt à faire face à une telle situation.

L’absence subite de M. Garang de la phase suivant la signature de l’accord a fait craindre que le processus ne déraille. De plus, Salva Kiir, son successeur, un soldat de carrière, n’avait ni l’envergure politique, ni le poids diplomatique de M. Garang. Ce dernier a en effet porté les espoirs des Soudanais du Sud pendant toute une génération et a joué un rôle clé dans la conclusion de l’accord qui mit un terme à la guerre. On le croyait indispensable au succès de la période d’intérim, car il avait su protéger l’intégrité du MPLS tout en convainquant le Nord et le Sud qu’un Soudan nouveau et uni était nécessaire.

À première vue, le fait que le MPLS ait dû changer de chef ne semble pas avoir été une catastrophe. M. Kiir est généralement perçu comme plus démocratique que l’était

M. Garang et il pourrait réussir à régler les doléances et les divisions à l’intérieur du MPLS et dans le Sud en général. En plus de mettre l’organisation à rude épreuve, la mort de

M. Garang a aussi ouvert la porte à une période d’incertitude qui aurait pu être dévastatrice. La rapidité avec laquelle

M. Kiir a convoqué une réunion d’urgence afin de nommer un successeur et de réitérer l’engagement du MPLS vis-à-vis de l’accord était des démarches importantes à entreprendre pour minimiser les risques liés à cette période d’incertitude. Les mois à venir promettent une foule de défis à relever, mais donneront aussi l’occasion au MPLS de passer plus rapidement d’une armée de guérilla à un parti politique à plus large représentation.

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005 www.forumfed.org