Le réveil brutal des Européens d’un rêve fédéraliste

L’Union européenne après le rejet la Constitution en France et aux Pays-Bas

PAR PHILIP STEPHENS

Le rejet du nouveau traité constitutionnel de l’Union européenne par les électeurs français et néerlandais a jeté une ombre sur l’Europe. Un profond changement s’est opéré dans la réalité géopolitique du continent — un réveil difficile d’un rêve fédéraliste né il y a un demi-siècle dans la ville sicilienne de Messine, où l’Union européenne a connu ses débuts. La raison fondamentale du rejet se trouve dans la nouvelle composition de l’Union européenne. Elle est maintenant dotéede 25 — bientôt 27 — États membres et l’électorat de ces pays ne se conforme plus automatiquement aux désirs des chefs politiques de Paris et de Berlin.

La ratification du traité est à présent en suspens et peu sont d’avis que ce projet pourra jamais être relancé, et cela, mêmes’il est endossé par l’Allemagne et par plusieurs autres États de l’Union européenne. L’absence de direction politique forte en France et en Allemagne, ainsi que de légitimes doutes sur l’engagement de la Grande-Bretagne au processus d’intégration, ont accentué les incertitudes politiques quant à l’orientation future de l’Union.

Le traité que les électeurs français et néerlandais ont rejeté neressemblait pourtant en rien à un projet d’État fédéral européen. L’ancien président français Valéry Giscard d’Estaing, qui présida la conférence responsable de l’élaboration du traité, se plaisait à comparer les travaux de la Convention européenne aux travaux qui menèrent à l’élaboration de la Constitution américaine à Philadelphie (Pennsylvanie) en 1787. Mais le titre du traité témoigne à lui seul de l’ambiguïté de ses objectifs : « Traité établissant une Constitution pour l’Europe ». Alors que certains souhaitaient qu’il devienne un autre des piliers de laconstruction des États-Unis d’Europe, le traité était en fait unaccord entre des États souverains. Il avait été élaboré dans le but de consolider les traités existants et de simplifier le mode de scrutin et les procédures administratives de l’Union à la suite de l’admission de 10 nouveaux membres en 2004. Ces nouveaux membres étaient, pour la plupart, des États de l’Europe centrale et de l’Europe de l’Est.

Une union... divisible ?

John (Lord) Kerr, un ancien diplomate britannique qui occupa le poste de secrétaire de la Convention, était plus réaliste que son collègue français quant aux objectifs du traité. La Constitution de Philadelphie, a-t-il précisé, entra en vigueur lorsque Rhode Island devint la neuvième des 13 anciennes colonies à l’accepter. Une fois créée, la nouvelle République américaine était indissoluble. En comparaison, le traité de l’Union européenne ne pouvait entrer en vigueur que si chacundes 25 États membres le ratifiait. Il confirmait et codifiait

Philip Stephens est corédacteur du Financial Times et analyste principal. Il est l’auteur de Politics and the Pound et de Tony Blair, une biographie du premier ministre britannique. Il réside à Londres.

également le droit absolu de chacun des signataires de se retirer du traité à n’importe quel moment.

Un fédéraliste nous dirait que certains éléments du traité semblaient viser à accroître le pouvoir de l’Union sur ses membres. Le nouveau poste de président européen, par exemple, avait été créé dans le but de guider et de dynamiser les délibérations du Conseil européen. De même, le poste de ministre européen des Affaires étrangères — également prévu dans le traité — visait à assurer une plus grande cohérence dans les politiques communes de l’Union en matière d’affaires étrangères et de sécurité. Le traité proposait également une légère modification au vote à la majoritéqualifiée : l’appui d’une majorité d’États membres représentant les trois cinquièmes de la population de l’Union serait suffisant pour qu’une mesure soit adoptée.

Pour toutes ces raisons, le traité aurait confirmé et fixé la nature essentiellement hybride de l’Union. Il aurait égalemententraîné un transfert de pouvoir vers les États membres en donnant un rôle plus important au Conseil européen —l’assemblée des chefs d’État ou de gouvernements des membres de l’Union. Plus fondamentalement, le traité définissait l’Union non tant par ses institutions, que par ses buts et ses compétences. Les limites de son autorité étaient donc soigneusement définies. En cela, la Commission européenne — l’exécutif de Bruxelles, qui durant les années 80, sous la présidence de Jacques Delors, avait été le fer de lance d’une plus grande intégration et de l’extension des lois de l’Union — aurait été la grande perdante du traité. La Commission, à qui une direction politique forte fait défaut et dont les procédures ont été rendues de plus en plus lourdes par l’ajout de nouveaux membres, est devenue une « créature » des gouvernements. Elle n’est plus la figure de proue d’une union toujours plus étroite des peuples de l’Europe telle qu’envisagée par Jean Monnet et les autres pères fondateurs. Le Parlement européen n’a pas non plus réussi à obtenir assez d’appui des électorats pour pouvoir jouer un rôle central dans un futur système fédéral.

Une conspiration anglo-saxonne ?

Un des arguments utilisés par plusieurs socialistes français opposés au traité était d’ailleurs le fait qu’il ne visait pas assez

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005

l’intégration, et cet élément est certainement un des facteurs expliquant le rejet du traité lors du référendum qui s’est tenu en France. Les partisans de gauche qui prônaient le rejet de la Constitution ont dépeint ce projet comme une conspiration anglo-saxonne visant à importer en Europe continentale lecapitalisme « version libre marché » des États-Unis et de la Grande-Bretagne et à ainsi affaiblir le modèle européen d’économie de marché à caractère social. Selon ce raisonnement, c’est la position de Tony Blair, premier ministre de la Grande-Bretagne, qui l’aurait remporté. M. Blair était contre la plus grande harmonisation des politiques économiques et fiscales, une harmonisation qui aurait pour résultat de consacrer l’économie de marché sociale en Europe.

Le rejet de la Constitution en France et aux Pays-Bas fait aussi état de la profondeur du malaise politique. Ce rejet représente en partie le désir des électeurs d’exprimer un mécontentement qui n’a aucun lien avec la direction de l’Union. En France, en particulier, le référendum était une occasion de protester contre les politiques économiques nationales, des politiques qui ont eu pour conséquence un taux de chômage se maintenant audessus de 10 pour cent depuis dix ans. Les électeurs ont donc saisi l’occasion de punir le gouvernement de Jacques Chirac. Mais il est également clair que l’électorat dans les deux pays était déjà en moins bons termes avec l’Union.

L’élargissement de l’Union était également un thème commun aux opposants du traité des deux pays. Aux Pays-Bas, la crainte qu’un mouvement islamique militant prenne de l’ampleur et en vienne à menacer les traditions libérales néerlandaises a fait croître l’opposition au début des négociations d’entrée avec la Turquie. En France, l’actuel et le potentiel élargissement de l’Union a amené la population à réaliser que l’Europe n’était plus une création française. Depuis ses touts débuts à Messine il y a plus de 50 ans, les Français tendaient à voir l’Europe comme une prolongation des intérêts domestiques de la nation. Plus d’Europe signifiait plus de France. La réunification de l’Allemagne et le réajustement de l’équilibre des pouvoirs entre Paris et Berlin qui en a résulté a rendu cette proposition demoins en moins vraie, et l’admission de 10 nouveaux États membres dans l’Union en 2004 l’a rendue complètement fausse.

Les électeurs français et néerlandais avaient donc intuitivement compris ce que leurs chefs politiques savaient bien, mais refusaient d’admettre publiquement : que la chute du mur de Berlin et l’expansion de l’Union vers l’est avaient fondamentalement modifié la géopolitique européenne. En effet, alors que l’Europe des pères fondateurs était définie par opposition au bloc communiste mené par les Soviétiques et que l’alliance franco-allemande fournissait une impulsion fédéraliste constante — et ce, même après les élargissements successifs de l’Union à neuf, douze et quinze — la nouvelle Europe des années 90, elle, demandait une nouvelle vision, la vision d’un continent unifié. Les dirigeants de l’Union ont toutefois fait généralement peu de cas des conséquences stratégiques de leur décision de consentir à l’entrée de nouveaux membres.

Maastricht était-il le point culminant ?

En rétrospective, le Traité de Maastricht de 1991 peut être vu comme le point culminant du fédéralisme européen. L’entente qui mena à la création d’une monnaie unique, conclue entre Helmut Kohl de l’Allemagne et François Mitterrand de la France, a marqué une étape importante vers l’unité européenne. L’union politique promise, nécessaire contrepoids à l’union économique, n’a cependant pas suivi. En effet, la structure « à piliers » créée par le traité réservait aux gouvernements des pays les domaines politiques névralgiques, tels que les affaires étrangères et l’immigration, mais maintenait l’exigence d’unanimité dans les décisions concernant l’imposition. Le temps qui s’est écoulé entre le Traité de Maastricht et les traités subséquents d’Amsterdam et de Nice a vu cet « intergouvernementalisme » s’enliser et l’élan vers une structure fédérale plus explicite être réfréné par les conséquences incertaines de l’élargissement de l’Union. Il est également devenu évident que l’alliance franco-allemande, moteur de l’intégration pendant plus de trois décennies, n’était plus assez puissante pour déterminer l’orientation de l’Europe.

L’euro, finalement créé en 1999, aurait pu donner un nouvel élan à l’Europe. Beaucoup ont en effet cru que la création de la monnaie unique revigorerait les économies européennes stagnantes et serait le moteur des réformes. Jusqu’ici, ça n’a pas été le cas. Les plus grandes économies du continent se sont empêtrées dans une croissance lente, le chômage est resté élevé et les déficits budgétaires se sont accrus. Le Pacte de stabilité et de croissance de l’eurozone, qui fixe des contraintes budgétaires considérées comme cruciales pour permettre à la nouvelle Banque centrale européenne de poursuivre une politique monétaire expansionniste, est presque au point de rupture. Quelques politiciens italiens ont d’ailleurs émis des doutes sur la future participation de leur pays audit pacte et la Grande-Bretagne a remis indéfiniment toute décision d’adhésion.

La « vieille Europe » contre la « nouvelle Europe »

L’effritement de la cohésion politique que l’élargissement de l’Union laissait deviner devint évidente à l’approche de la guerre en Irak en 2003. La Grande-Bretagne mena une coalitionconstituée d’États de l’Europe centrale et de l’est (ainsi que de l’Italie, qui s’éloigna ainsi de la position de la France et del’Allemagne) pour appuyer la décision des États-Unis de destituer Saddam Hussein. La division rhétorique entre « vieille Europe » et « nouvelle Europe » n’était, au départ, qu’une remarque faite en passant par Donald Rumsfeld, mais elle est devenue, avec le temps, une description durable du désordre qui règne actuellement en Europe : rien n’est encore venu remplacer l’alliance franco-allemande comme moteur de l’intégration ; les vieilles rivalités et les désaccords plus récents entre les gouvernements français et britannique ont contrecarré les efforts visant à créer un mécanisme alternatif de coopération entre les trois plus grandes nations de l’Union ; et la faiblesse politique à Paris et à Berlin ajoute à l’impression que l’Union est à la dérive.

Il est encore trop tôt pour prédire quand l’Union émergera de cette turbulente situation ou pour prévoir avec certitude sa dynamique politique future. Les élections de septembre en Allemagne pourraient modifier la donne, mais, jusqu’à présent, le vide laissé par le rejet du traité n’a été comblé que par l’amertume et les récriminations. De plus, l’Union utilisera bientôt les procédures de vote ainsi que les procédures administratives prévues par le Traité de Nice, ce qui rendra les formalités de prise de décision encore plus lourdes. Certains des six membres fondateurs croient que ce pourrait être le moment propice de redonner vie au rêve de Jean Monnet en créant un « noyau » doté de structures essentiellement fédéralistes en Europe dans le cadre maintenant plus souple de l’Union. Il semble cependant y avoir bien peu de volonté politique, et de « demande » de la part de l’électorat, pour la mise en oeuvre d’un tel projet. Il est plus probable que l’Union, pour l’heure, se contente de tâcher de sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouve et demeure donc, encore et toujours,tiraillée entre l’État-nation et les visées fédéralistes de ses fondateurs.

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005 www.forumfed.org