Comment choisit-on les juges des cours supérieures dans les pays fédéraux?

Dans les pays fédéraux, la nomination des juges tient compte de considérations géographiques et politiques

PAR ANNE TWOMEY

Avant la fin de l’année, quatre nouveaux juges pourrontsiéger aux cours de dernière instance de l’Australie, des États-Unis et du Canada. Ils remplaceront les juges Michael McHugh, William Rehnquist, Sandra Day O’Connor et John Major. Ces trois pays fédéraux ont un héritage juridique commun et les juges qui seront nommés dans chaque pays auront tous à trancher des conflits constitutionnels entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des États ou des provinces. Les intérêts fédéraux affecteront-ils la nomination de ces juges et, si oui, dans quelle mesure ?

L’Australie : le système de nomination le moins « fédéral »

Une juge de la Cour fédérale de l’Australie, originaire de l’État de Victoria, a récemment été nommée à la Haute Cour. Le procureur général de l’Australie, M. Philip Rudock, a en effet annoncé la nomination de Mme Susan Crennan, âgée de 60 ans, le 20 septembre dernier. La nomination a pris effet le 1er novembre.

La Constitution australienne requiert que le gouverneur général en conseil procède à la nomination des juges de la Haute Cour sur conseil du procureur général fédéral, lequel propose la personne recommandée par le Cabinet fédéral. Ainsi, en pratique, c’est au gouvernement fédéral que revient le choix des juges de la Haute Cour. La Constitution ne prévoiten outre aucun rôle pour les États dans ces nominations.

Le gouvernement fédéral tend à recommander la nomination de juges qui favorisent une interprétation relativement large des compétences législatives et exécutives fédérales prévuesdans la Constitution. À la différence des États-Unis, il n’existe pas ici de processus formel permettant de faire la lumière sur les opinions politiques des juges et il est considéré comme mal venu qu’un procureur général fédéral demande à un candidat son avis sur des questions légales ou constitutionnelles. En 1913, par exemple, le premier ministre envoya un télégramme au juge A.B. Piddington, candidat à la Haute Cour, lui demandant son avis sur les droits du Commonwealth versus les droits des États. M. Piddington répondit par télégramme qu’il était « en accord avec la suprématie des pouvoirs du Commonwealth ». Il a été plus tard nommé à la Haute Cour, mais dû démissionner peu après en raison de la polémique publique engendrée par sa réponse et des insinuations selon lesquelles son indépendance avait été ainsi compromise.

Il est néanmoins relativement facile pour le gouvernement fédéral d’identifier les juges dont les écrits ou les décisionssemblent appuyer ses positions. Les États, eux, ne sont

Anne Twomey est une avocate australienne de droit constitutionnel et professeure adjointe (maître de conférences) de droit à l’Université de Sydney. Elle est l’auteure de The Constitution of New South Wales (The Federation Press, 2004)

cependant pas en mesure d’influencer la nomination de juges qui pourraient appuyer leurs positions. Des propositionsvisant à ce que les gouvernements des États puissent nommer des juges à la Haute Cour ont été présentées en 1973 et en 1985, mais ont toutes deux été rejetées.

La promulgation de l’article 6 du High Court of Australia Act en 1979 est la seule concession faite aux intérêts des États en ce qui a trait aux nominations à la Haute Cour. Selon ce document, le procureur général fédéral doit consulter lesprocureurs généraux des États avant de recommander une nomination à la Haute Cour. Cependant, selon tous les rapports, ces consultations sont faites de façon occasionnelle et leur nature varie selon les penchants du procureur général fédéral. De plus, même si le processus de consultation influence la recommandation du procureur général fédéral, le Cabinet peut ne pas en tenir compte — et cela c’est déjà produit.

La coutume canadienne selon laquelle les nominations sontréservées à des candidats provenant d’États en particulier n’a pas d’équivalent en Australie. Au sein de l’actuelle Haute Cour, cinq des sept juges viennent de la Nouvelle-Galles-du-Sud ; un vient de Victoria, et l’autre du Queensland. Le fait que les avocats de la Nouvelle-Galles-du-Sud dominent la Haute Cour n’est pas chose inhabituelle. De tous les juges ayant siégé à la Haute Cour, vingt-quatre étaient originaires de la Nouvelle-Galles-du-Sud, douze de Victoria, six du Queensland et deux de l’Australie-Occidentale. Aucun juge de l’Australie-Méridionale, de la Tasmanie ou des Territoires n’y a été nommé. Le fait que les juges de la Haute Cour sont issus des rangs de juges ou d’avocats déjà en fonction et que le barreau de Sydney est le plus grand et le plus compétitif « réservoir » du pays est en grande partie responsable de cette situation. De ce fait, même si le gouvernement fédéral ne faisait pas preuve de partialité, les juges choisis auraient tout de même tendance à être plus réceptifs au centralisme, étant souvent originairesde Sydney plutôt que d’États plus éloignés.

Les États-Unis : le rôle du Sénat

En juillet dernier, le président George W. Bush a proposé la candidature de M. John Roberts à la Cour suprême des États-Unis pour succéder à Mme Sandra Day O’Connor. Sa mise en candidature a cependant été annulée le 3 septembre, à la suite du décès du juge en chef de la Cour suprême, M.William Rehnquist. M. Bush a alors proposé la candidature de

M. Roberts au poste de juge en chef et le Sénat des États-Unis a confirmé sa nomination le 29 septembre 2005 : 78 ont voté pour et 22 ont voté contre. Seuls 22 démocrates se sont opposés à sa nomination. M. Bush a ensuite proposé la candidature de Mme Harriet Miers, conseillère juridique de la présidence, pour succéder à Mme O’Connor. Plusieurs républicains ont opposé sa nomination (elle n’a jamais occupé de poste de juge), tandis

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005

que plusieurs démocrates l’ont appuyé (ses opinions politiques sont perçues comme modérées).

Aux États-Unis, le processus de nomination des juges peut parfois devenir très politisé puisque le président nomme les juges de la Cour suprême sur conseil, et avec le consentement, du Sénat et que ce dernier peut interroger les personnes sélectionnées. Le Sénat est composé de deux sénateurs dechaque État et le gouvernement fédéral y exerce une certaine influence. Les audiences d’homologation devant le comité judiciaire du Sénat permettent d’interroger les personnes sélectionnées sur leurs opinions relativement aux droitsfédéraux versus les droits des États, mais, en réalité, la partialité politique influence davantage ce processus que les considérations fédérales. De plus, ces dernières années, l’attention s’est centrée sur les positions relatives aux droits dela personne plutôt qu’aux droits des États. L’équilibre — ou le manque d’équilibre — dans la distribution géographique à la Cour suprême ne semble pas avoir eu un impact important sur son interprétation des questions fédérales.

Le Canada : le fédéralisme géographique

Au Canada, la nomination des juges à la Cour suprême est beaucoup plus fédérale dans son approche, du moins du point de vue de la distribution géographique. Comme en Australie, les juges sont nommés par le gouverneur général, sur le conseil des ministres. L’article 6 de la Loi sur la Cour suprême exige cependant qu’au moins trois des neuf juges nommés soient des juges ou des avocats du Québec. Toutes les provinces utilisent le Code criminel du Canada pour les causes de droit pénal, mais le Québec utilise le Code civil en place de la Common Law en usage dans les autres provinces pour juger des causes de droit civil, et ce, depuis 1774. C’est donc principalement pour traiter des causes de droit civil du Québec portées en appels, un code qui n’est pas bien connu des juges des autres provinces, que trois juges du Québec doivent siéger à la Cour suprême. Par convention, trois des six autres juges viennent de l’Ontario, deux des provinces de l’Ouest et un des provinces de l’Atlantique. En conséquence, quand un poste se libère, soit la convention, soit la loi, fait en sorte que le juge soit choisi dans la même région géographique ou province que le juge sortant.

Ce critère géographique influence le processus de consultation antérieur à la nomination, puisque le procureur général fédéral consultera les procureurs généraux, les juges en chef et les représentants des avocats de la région en question.

La distribution géographique des juges de la Cour suprême fait-elle en sorte que ceux-ci tendent à appuyer davantage un gouvernement et un Parlement fédéral forts, ou bien les droits provinciaux ? Les juges des provinces plus éloignées du siège du gouvernement fédéral sont peut-être plus enclins à saisir la valeur des droits provinciaux, mais il n’en est pas toujours ainsi.

Il serait avantageux pour les provinces de contrôler la liste des nominations à partir de laquelle les candidats sont choisis. Une proposition à cet effet faisait partie des accords manqués du Lac Meech et de Charlottetown, lesquels exigeaient que le gouvernement fédéral procède aux nominations à partir de listes soumises par les gouvernements provinciaux concernés.

En 2004, le Bloc québécois présenta au Comité permanent de la justice et des droits de la personne, une proposition visant à ce que le gouvernement provincial concerné dresse la liste initiale des candidats. Cette liste serait alors présentée à un comité

La nomination des juges dans les autres systèmes fédéraux

La participation fédérale dans la nomination des juges des cours constitutionnelles est la plus frappante en Allemagne, où le Bundesrat nomme la moitié des juges à la cour constitutionnelle fédérale — le Bundesverfassungsgericht — et le Bundestag nomme l’autre moitié. Le Bundesrat est secondé par une commission consultative, composée de ministres de la Justice des länder, laquelle produit une liste de candidats sélectionnés. Les membres de la commission consultative conviennent également officieusement d’une forme de distribution géographique des nominations. En Autriche, le président de la fédération nomme la plupart des membres de la Cour constitutionnelle (le président, le vice-président, six membres et trois substituts) sur recommandation du gouvernement fédéral, ainsi que trois membres et deux substituts à partir des candidatures proposées par la chambre des élus, le Nationalrat. L’élément fédéral intervient dans la nomination de trois membres et d’un substitut à partir des candidatures proposées par le Bundesrat ainsi que dans l’exigence que trois membres de la Cour et deux membres substituts aient leur domicile à l’extérieur de Vienne.

Dans d’autres pays, comme l’Afrique du Sud, l’élément fédéral se retrouve dans la représentation des provincesou des États à une commission des services judiciaires, laquelle donne son avis sur les nominations ou prépare les listes de candidats sélectionnés à partir desquelles les nominations doivent être faites. Même au Royaume-Uni

— un pays nullement fédéral — le projet de Cour suprême prévoit la représentation de l’Angleterre, duPays de Galles, de l’Écosse et de l’Irlande du Nord au sein de sa Commission de nomination à la magistrature.

consultatif, qui choisirait le candidat final parmi les candidats proposés. Le gouvernement fédéral rejeta cette proposition. Il était d’accord pour qu’un comité consultatif soit chargé de choisir trois candidats à partir d’une liste initiale, mais voulait s’assurer que ce soit le procureur général fédéral qui dresse la liste initiale et choisisse le candidat final parmi les trois candidats sélectionnés. Pour assurer la participation des provinces, le gouvernement fédéral proposa que les procureurs généraux provinciaux soient consultés à propos de la liste initiale et que les provinces soient représentées au sein du comité consultatif. En avril, le Comité permanent a exprimé son mécontentement par rapport au système proposé. Après quelques modifications, dont la possibilité pour de simples citoyens de soumettre leurs suggestions, le système fut annoncé le 8 août 2005 par le ministre de la Justice, Irving Cotler. Il est prévu qu’un comité consultatif évalue la liste des candidats proposés par le ministre de la Justice, lequel aura auparavant consulté les ministres provinciaux de la Justice. Ce comité sera composé d’un député de chaque parti politique au Parlement et d’un juge retraité, auxquels s’ajouteront un représentant des procureurs généraux provinciaux, un représentant du barreau et deux éminents canadiens — qui n’exercent ni la profession d’avocat, ni celle de juge — provenant tous quatre de la région d’origine du juge sortant.

Fédérations vol. 5, no 1 / novembre 2005 www.forumfed.org