Fin avril, la Chambre basse du Parlement de la Bosnie a rejeté une série d’amendements constitutionnels par seulement deux voix, une décision qui rend plus lointaine la possibilité que le pays accède à l’Union européenne.

Ces amendements étaient pourtant considérés comme des préalables essentiels à l’amorce des négociations pour l’accession de la Bosnie à l’UE.

Le rejet de la réforme fut la journée la plus tumultueuse du Parlement de la Bosnie depuis la signature de l’Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine, la Constitution intérimaire de la Bosnie, à Dayton, en 1995. Les amendements proposés devaient recueillir deux tiers des voix des députés présents en Chambre pour être adoptés ; seuls 26 des 42 députés ont voté pour, 16 ont voté contre, empêchant ainsi la majorité requise des deux tiers des votes exprimés pour l’adoption des amendements.

Le jour suivant, le représentant spécial de l’UE, Christian Schwarz-Schilling, a déclaré être « profondément déçu » par le rejet des amendements constitutionnels proposés.

Selon lui, « la Bosnie a maintenant besoin de temps pour réfléchir aux résultats d’hier et pour décider de la marche à suivre. Il n’en demeure pas moins que la Constitution de la Bosnie nécessite d’être révisée. Cette question devra de nouveau être abordée afin de mieux préparer le pays à l’intégration avec l’UE et de donner au gouvernement de meilleurs outils pour servir ses citoyens. »

La Constitution de Dayton a entraîné la mise en place du premier gouvernement en Bosnie après la guerre civile de trois ans, qui a expulsé plus de 50 pour cent de la population de leurs foyers et a été responsable de la mort d’au moins 100 000 personnes. La Constitution de Dayton a fourni un cadre au sein duquel sont effectués la plupart des changements en Bosnie. Certaines modifications ont été apportées aux accords de Dayton depuis 1995, mais pas toutes celles qui sont nécessaires pour accéder à l’UE.

Il était prévu que la réforme soit adoptée avant le 4 mai, date à laquelle la Commission électorale centrale de la Bosnie devait fixer la date des prochaines élections, prévues le 1er octobre. La date des élections a été fixée, mais le rejet de la réforme signifie que celles-ci seront organisées selon les règlements constitutionnels existants.

Les amendements constitutionnels proposaient de :

•confier l’autorité législative à une Chambre basse du Parlement composée de 87 membres,

Vjekoslav Domljan, Ph. D., a été ambassadeur de la Bosnie-Herzégovine au Canada. Il est présentement codirecteur du projet de la London School of Economics intitulé « Appui aux politiques de réduction de la pauvreté en Bosnie-Herzégovine ».

  • modifier le rôle de la Chambre haute afin qu’elle ne s’occupe que des questions cruciales pour l’intérêt national,

  • confier l’élection d’un président et de deux vice-présidents au Parlement de la Bosnie,

  • confier davantage de compétences au Cabinet.

Les principaux opposants aux amendements étaient le Parti pour la Bosnie-Herzégovine, dirigé par Haris Silajdzic, et un parti dissident croate nommé HDZ 1990.

Quand, en avril 2005, le Parlement européen a adopté une résolution qui remettait en question et critiquait implicitement le cadre constitutionnel de la Bosnie, il devenait évident que des changements à la Constitution s’imposaient. Des représentants de l’UE ont organisé en octobre 2005, avec leurs homologues bosniaques, une audience publique sur les accords de Dayton, et ils ont recommandé d’y apporter des changements. Le 16 février 2006, le Parlement européen réitérait sa critique et pressait les trois groupes ethniques de Bosnie de reprendre les négociations sur la réforme de la Constitution. Il les exhortait parallèlement à y inclure les valeurs associées à la démocratie, aux droits de la personne et à l’égalité des citoyens, de même que des renvois pour surmonter les obstacles dus aux divisions ethniques et pour simplifier les structures étatiques.

Le « vote des entités » ou la joute pré-électorale

Comme dans bien des fédérations, les structures et le nombre d’unités constituantes sont conçus de manière à s’adapter aux particularités géographiques et ethniques.

Le Canada est doté de 10 provinces et l’Allemagne de 16 länder, alors que la Bosnie, elle, ne compte que deux unités constituantes, ou « entités » : la Republika Srpska (composée surtout de Serbes) et la Fédération de Bosnie-Herzégovine (composée surtout de Bosniaques et de Croates). Il y a aussi le minuscule district de Brcko qui est sous supervision

ˇ internationale.

Les divergences qui doivent encore être aplanies par une réforme de la Constitution de Bosnie découlent des différents points de vue des trois principaux groupes ethniques du payst majoritairement musulmans), les Croates (qui sont majoritairement catholiques romains) et les Serbes (qui sont

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006

majoritairement chrétiens orthodoxes). Pour compliquer encore plus les choses, la Fédération de Bosnie-Herzégovine est dotée de dix unités constituantes distinctes appelées cantons. Enfin, la Fédération de Bosnie-Herzégovine compte 84 municipalités, alors que la Republika Srpska en compte 53.

Les députés qui ont voté contre l’adoption des amendements constitutionnels ont justifié leur vote en raison du maintien dans le texte d’ébauche de la réforme de la pratique dite « vote des entités » au Parlement. Cette pratique énonce les trois conditions nécessaires à la force d’application du vote :

1) la majorité des suffrages,

2) au moins un tiers de la majorité minimale des voix exprimées doit provenir de membres de la Republika Srbska,

3) au moins un tiers de la majorité minimale des voix exprimées doit provenir de membres de la Fédération de Bosnie-Herzégovine.

Selon les opposants aux amendements constitutionnels, cette pratique signifie le maintien de la division de la Bosnie en deux entités. À leurs yeux, les amendements étaient inacceptables car ils auraient légalisé les « butins de guerre », qui avaient un caractère territorial et

économique. À la fin de

la guerre, le territoire occupé par l’une et l’autre des deux factions belligérantes a en grande partie défini la carte des deux entités, et donc l’« appartenance » des districts locaux à l’une ou à l’autre de ces deux entités. Et lorsque le district « appartenait » à une entité, le gouvernement de cette dernière avait plus de pouvoir que le gouvernement central pour prendre des décisions au niveau des relations économiques, politiques ou sociales du district.

Selon Werner Almhofer, ambassadeur de l’Autriche, pays qui exerce la présidence actuelle de l’Union européenne, certains des députés qui ont voté contre les amendements ne voulaient qu’engranger des points politiques en vue des élections d’octobre prochain, « misant ainsi sur les aspects politique et ethnique et non pas sur la volonté d’appartenance à l’UE. »

Donald Hays, haut diplomate américain et ancien haut représentant en Bosnie, met le rejet de la réforme sur le dos «d’une poignée de personnes nostalgiques du passé, qui ne cherchent qu’à raviver les affres de la guerre et à régler des vieux comptes. »

Approuvant le rejet, Haris Silajdzic, dirigeant du Parti pour la Bosnie-Herzégovine, a déclaré que les amendements devaient être rejetés parce que le « vote des entités » est nuisible à la Bosnie en tant que pays.

Pour Milorad Dodik, premier ministre de la Republika Srpska et dirigeant du Parti social démocrate indépendant, « le vote des entités n’a été utilisé qu’une fois ou deux jusqu’à présent », et il ne comprend vraiment pas pourquoi cela pose un tel problème, notamment pour le Parti pour la Bosnie-Herzégovine.

Les Croates estiment que préserver deux entités marque l’incapacité de créer un espace aux Bosniaques d’ascendance croate. Telle est la façon de voir des députés croates qui avaient formé le parti HDZ 1990 après s’être séparés du HDZ ; ils se sont prononcés contre toute solution constitutionnelle « maintenant l’existence de deux entités », qui signifie que la Constitution n’aurait prévu aucun rôle à jouer pour les Croates de Bosnie.

Le pays le plus multiculturel de l’Europe

La Bosnie se situe à l’intersection des lignes tectoniques de trois civilisations — catholique romaine, catholique orthodoxe, et musulmane — qui, de la Baltique à la mer Adriatique en passant par la mer Noire, convergent sur la Bosnie, ce qui en fait le pays le plus multiculturel de l’Europe.

La Bosnie est cependant toujours hantée par son passé, particulièrement au moment des élections. Il est plus facile de parler de « problèmes choisis », c’est-à-dire des traumatismes subis par chaque groupe ethno-religieux, que de s’attaquer aux «problèmes urgents », ceux-ci nécessitant des changements importants et novateurs en termes de politiques.

La structure institutionnelle actuelle est considérée comme complexe sur le plan administratif, onéreuse sur le plan fiscal, insoutenable sur le plan économique, et inefficace sur le plan politique. Cette structure rend les négociations avec l’UE et d’autres organismes internationaux extrêmement difficiles. Pour combler ces lacunes, les chefs politiques de la Bosnie proposent quatre modèles constitutionnels, soit « une Bosnie composée d’entités », « une Bosnie composée de citoyens », « une Bosnie composée de groupes ethniques » et « une Bosnie composée de régions ».

Le non aux amendements constitutionnels a montré que les Bosniaques restent indécis lorsqu’il est question de leur avenir.

Un signal négatif

Il est indéniable que l’échec de la réforme constitutionnelle envoie un signal négatif à la communauté internationale. C’est un pas en arrière pour la Bosnie, qui est en perte de vitesse dans le processus d’intégration à l’UE. Les responsables politiques bosniaques, surtout ceux du Parti pour la Bosnie-Herzégovine et du HDZ 1990, devraient en assumer la responsabilité.

Milenko Brkic, président du parti croate HNZ, l’un des huit partis politiques ayant signé, le 23 novembre 2005, un engagement à poursuivre les réformes constitutionnelles, s’est prononcé en faveur de la poursuite des changements en insistant sur la responsabilité de toutes les forces politiques qui appellent à un avenir prospère, au sein de l’UE, pour la Bosnie.

« Il existe, dans l’ensemble des nations démocratiques, plusieurs modèles constitutionnels dont la Bosnie pourrait apprendre et possiblement s’inspirer. » Le Conseil de l’Europe, un organe composé de 46 membres auquel la Bosnie s’est jointe en 2002, est doté d’une commission spéciale, la Commission européenne pour la démocratie par le droit, ou, plus simplement, la Commission de Venise. Cette commission a présenté un certain nombre de suggestions à la Bosnie en mars 2005 ; elle a entre autres recommandé un transfert des responsabilités des « entités » vers le gouvernement national, rendant les élections à la présidence nationale et à la Chambre du peuple compatibles avec la Convention européenne des droits de l’homme, et plusieurs autres dispositions. Quelle que soit la nature des futurs changements, l’UE devra s’assurer que les gouvernements des deux entités respectent bien les droits de chacun des trois groupes ethniques, et que le gouvernement central détient l’autorité nécessaire pour faire reconnaître la Bosnie-Herzégovine comme un seul pays.

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006 www.forumfed.org