Dernières nouvelles : Le 10 mars dernier, les premiers ministres de la plupart des seize länder allemands se sont déclarés prêts à réformer le système fédéral de leur pays. S’exprimant devant le Bundesrat (la Chambre haute de l’Allemagne), le maire de Berlin, M. Klaus Wowereit, du Parti social démocrate, a pris position en faveur de la réforme en insistant sur le fait qu’il ne fallait pas « ranimer les vieux débats ». Les premiers ministres de tous les länder qui sont dirigés par les deux partenaires de la coalition, soit les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates, se sont montrés acquis à la réforme. Mais alors que celle-ci devrait recueillir sans encombre la majorité de deux tiers des voix requise au Bundesrat, ses chances sont moindres au Bundestag. La proposition de réforme sera adoptée si tous les membres de la coalition au pouvoir au Bundestag votent en sa faveur, mais on considère qu’elle a bien moins de chance de l’être si le vote est libre. La réforme proposée donnerait plus de compétences aux länder en échange de leur renonciation au droit de bloquer les lois fédérales.

« Mieux vaut ne pas savoir comment les lois et les saucisses sont préparées », prétendait le chancelier Otto von Bismarck. Le fondateur de l’Empire allemand savait de quoi il parlait. En effet, le « chancelier de fer » n’était pas seulement un fin connaisseur de la politique et de l’économie, il possédait également une ferme en Poméranie dans laquelle on dit qu’il produisait des kilomètres de saucisses.

À l’heure actuelle, les Allemands — tout comme leurs arrièresarrières-grands-parents — se détournent de cette sale affaire qu’est la politique et n’aiment vraiment pas les politiciens. Nombre de politiciens évoquent même dans leurs discours une crise du système politique allemand. Les Allemands font preuve d’un « désintérêt face à la politique ». Ils ne comprennent plus leur système et ne lui font plus confiance pour résoudre leurs problèmes quotidiens.

Beaucoup de raisons sont à la source de ce désintérêt : l’économie est à la traîne, le pays croule sous les dettes et le chômage est en croissance. Bref, les politiciens se révèlent incapables de résoudre les problèmes auxquels leurs électeurs doivent faire face. Mais, en Allemagne, il règne un sentiment que le système fédéral est peutêtre en partie responsable de ces problèmes, ce qui n’est pas le cas dans les autres pays occidentaux.

Lois fédérales fréquemment bloquées

Une seule citation résume toute la problématique. Le

Sachverständigenrat zur Begutachtung der Gesamtwirtschaftlichen Entwicklung (Conseil de spécialistes en expertise du développement économique global), constitué de professeurs d’économie, a écrit que « l’organisation du fédéralisme dans la

Hartmut Kühne a étudié le droit à Heidelberg et à Genève. Il a travaillé pour le Sénat de Berlin avant d’être chef du bureau berlinois de l’hebdomadaire Rheinischer Merkur, dont il est aujourd’hui le correspondant politique. Il est auteur de l’ouvrage Auslaufmodell Föderalismus? (« Un modèle pour un essor fédéral ? »), Olzog Verlag, 2004.

pratique représente un grand, si ce n’est le plus grand obstacle à la mise en place de réformes de base ». Le diagnostic est évident. Le gouvernement fédéral bloque les mesures des seize länder et vice-versa, ce qui fait en sorte que tout le processus politique avance à pas de tortue. L’exemple le plus éloquent demeure celui des barricades que les deux Chambres du

Mme Angela Merkel, chancelière de l'Allemagne, et M. Franz Müntefering, vice-chancelier

Parlement fédéral, le Bundestag et le Bundesrat, ont dressées l’une contre l’autre.

Mais d’autres problèmes existent, comme la lenteur du processus de coordination entre le gouvernement fédéral et les länder. L’ancien ministre de l’Éducation, M. Edelgard Bulmahn, s’est plaint du chaos créé par l’entêtement à imposer des conditions pour tout et n’importe quoi : « Les seize ministres des länder, le ministre fédéral de l’Éducation et le Conseil de la science ne devraient pas avoir à discuter de la manière dont les toits des bâtiments universitaires doivent être supportés. »

Ce problème ne date pas d’hier et le fait qu’une solution n’ait pas été recherchée auparavant démontre bien que le processus politique allemand n’est pas facile à réformer. Une Commission chargée de revoir le système politique fédéral — appelée « Kombo » par les initiés — a été mise sur pied à la fin 2003. Elle se composait des seize gouverneurs des länder, de seize députés du Bundestag, ainsi que de ministres fédéraux. Deux poids lourds de la politique menaient les négociations : M. Edmund Stoiber, ministre-président de la Bavière et président de l’Union chrétienne sociale (CSU), et

M. Franz Muntefering, chef du Parti social-démocrate (SPD) au Bundestag. Mais tous ces efforts ont été déployés en vain. Certes, la Commission est presque parvenue à un compromis en décembre 2004, mais des divergences insurmontables dans le domaine des politiques liées à l’éducation ont continué à opposer les centristes et les tenants d’une augmentation des compétences des länder. S’y sont ajoutées des querelles intestines dans les deux camps, à droite comme à gauche.

Gauche et droite réunies

Tout cela a changé en novembre 2005 lorsque l’Allemagne est passée sous le régime dit de la grande coalition, avec la chancelière Angela Merkel, une chrétienne-démocrate. L’Union démocratique chrétienne (CDU) et l’Union chrétienne sociale (CSU) forment ensemble un grand parti conservateur, et sont partenaires du Parti social démocrate au sein du gouvernement. Le vieil antagonisme entre la droite et la gauche a fait son temps. Mais il y a plus : le nouveau gouvernement a impérativement besoin de voir un de ses efforts couronné de succès, car il est difficile pour cette coalition hétérogène de s’entendre sur les terrains minés que sont l’économie et la politique sociale. Ce n’est cependant pas le cas en ce qui a trait au fédéralisme. Cette question divise en effet moins les deux partenaires de la

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006

coalition, ce qui permettra au nouveau gouvernement de faire la preuve de son habileté à négocier.

Les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates se sont mis d’accord en novembre dernier pour progresser résolument sur la voie de la réforme du fédéralisme. La grande coalition s’est de nouveau attaquée à cette question à la fin février. Elle cherche à faire de l’accord de coalition une loi ayant force exécutoire, ce qui devrait être fait avant l’été 2006. La Loi fondamentale (la Constitution allemande) devra également être modifiée d’ici là. Ce nouveau gouvernement devra cependant faire preuve de plus de conviction politique s’il entend réussir dans cette entreprise et la chancelière devra suivre ce projet de près. Jusqu’à présent, Angela Merkel semble toutefois faire preuve de retenue en ce qui a trait à la réforme du fédéralisme.

Des remèdes aux maux dont souffre le fédéralisme allemand ?

Mais de quoi s’agit-il exactement ? De quels maux souffre le système fédéral allemand et quels remèdes le gouvernement entend-il prescrire ? Faudra-t-il opérer ? Examinons tout d’abord les symptômes.

La première est l’antagonisme entre le Bundestag et le Bundesrat. Ce dernier est la Chambre haute fédérale la plus puissante au monde qui est désignée par les unités constituantes infranationales. Le Bundesrat n’est en effet pas composé de députés élus par leur propre unité constituante, comme c’est le cas pour le sénat desÉtats-Unis. Ce sont plutôt les gouvernements des länder qui disposent d’un certain nombre de voix. Ce ne sont donc pas des individus qui siègent dans cette Chambre, mais des gouvernements. Le Conseil de l’Union européenne est égalementconstitué de cette façon. L’État le plus peuplé de l’UE, en l’occurrence l’Allemagne, y détient donc plus de voix que Malte ou le Luxembourg, par exemple. Au Bundesrat, la Bavière dispose de six voix, alors que les plus petits länder, comme Hambourg ou Brême, n’en ont que trois.

Et ce n’est pas sa seule particularité. Le Bundesrat bénéficie d’un pouvoir considérable, ce qui constitue une autre différence constitutionnelle par rapport aux secondes Chambres des autres pays fédéraux. Le Bundesrat peut en effet exercer un droit de veto sur soixante pour cent de toutes les lois fédérales, nombre qui comprend pratiquement toutes les lois fiscales. Bref, les gouverneurs des länder peuvent bloquer les initiatives du gouvernement fédéral lorsqu’il s’agit de questions monétaires ou régionales, ce qui signifie que rien ne se passe tant que le Bundestag et le Bundesrat ne se sont pas mis d’accord.

Les länder contre Berlin

Cette situation entraîne un autre problème, car, en règle générale, des majorités politiquement divergentes, ou alors des coalitions différentes, dominent les deux Chambres du Parlement. La Loi fondamentale est entrée en vigueur il y a 57 ans et pendant 37 de ces années, le parti d’opposition au Bundestag a disposé de la majorité au Bundesrat. Cette situation entrave la capacité décisionnelle du gouvernement fédéral, car bien que ce dernier dispose d’une majorité au Bundestag — faute de quoi il ne serait pas au pouvoir — il est bloqué par le Bundesrat. Le politologue de Göttingen, Franz Walter, attribue cet état de choses à ce qu’il appelle « la politique du veto ». Les pouvoirs détenus par le Bundesrat empêchent le gouvernement d’agir rapidement — et de réagir rapidement. Il faut toujours trouver des compromis et les citoyens ne savent plus qui est responsable de quoi.

Il existe un second symptôme : au fil des ans, les länder ont été progressivement dépouillés de leurs compétences, mais, bien entendu, pas de leurs compétences au sein du Bundesrat. L’exercice de leur pouvoir dans la Chambre haute exige cependant que les gouvernements des länder coopèrent au niveau fédéral.

On peut aussi se demander quelle est l’étendue du pouvoir des länder dans leur propre sphère de gouvernement. La réponse est que les länder n’ont pas énormément de pouvoir. Ils adoptent des règlements régissant les universités et les écoles et gèrent leurs propres services de police, mais leurs compétences s’arrêtent là. Ils ne peuvent prélever aucune taxe de leur propre autorité. Ils ne peuvent fixer les salaires de leurs propres fonctionnaires et ils ne disposent d’aucune autorité en matière de droit civil et pénal. De plus, pour noircir encore le tableau, Berlin intervient même dans les domaines de compétences de base des länder, comme l’éducation. Le gouvernement fédéral encourage, par exemple, la construction d’écoles dans lesquelles les élèves sont également pris en charge durant l’après-midi, des institutions auparavant rares en Allemagne. Berlin accorde également des subventions aux universités les plus performantes. Le gouvernement fédéral ne dispose d’aucune compétence dans ces deux domaines, mais les länder se soumettent à cette tutelle tant qu’ils reçoivent du gouvernement fédéral un chèque pour chacun des projets dans lequel celui-ci vient s’immiscer. Comme disait un vieux proverbe allemand : « L’argent n’a pas d’odeur. » Au bout du compte, les länder les plus démunis se retrouvent financièrement dépendants du gouvernement fédéral. La Sarre, Brême et le land de Berlin ne pourraient pas survivre sans les transferts du gouvernement fédéral. Ils sont donc plus ou moins relégués au rang de provinces administratives.

Davantage de pouvoirs pour les länder ?

Voilà précisément ce qui devrait changer si tout se passe suivant les plans de la grande coalition. Elle entend donner davantage de droits aux länder. Ceux-ci pourront alors payer leurs propres fonctionnaires — une dépense qui représente environ 40 pour cent de leurs budgets. Le gouvernement fédéral entend également plus ou moins se retirer du domaine de l’éducation.

Mais qu’est-ce que cela coûtera aux länder ? Ils auront alors à renoncer à une grande partie de leur droit de veto au sein du Bundesrat. Les experts espèrent que les gouvernements des länder ne puissent ainsi plus bloquer que 35 à 40 pour cent des lois fédérales. Les nouvelles dispositions sont toutefois si vagues qu’il n’est pas du tout certain que tous les pouvoirs que beaucoup espèrent voir le Bundesrat abandonner le seront. Quoi qu’il en soit, la réforme globale du système fédéral allemand est amorcée. Cela pourrait avoir pour effet que les choses se remettent à bouger en Allemagne et, rien que pour cela, la formation de la grande coalition aura été profitable.

Maintenant que les deux plus importants partis se sont réunis au sein de la grande coalition, les lobbyistes formulent leurs revendications. Les fonctionnaires se préparent en outre à se défendre contre la nouvelle réalité selon laquelle, à l’avenir, ce ne sera plus Berlin qui fixera le montant de leurs salaires. Les länder riches pourront cependant éviter ce problème, ce qui porte les enseignants à lancer un avertissement : un écart important existera bientôt entre une école située à Hambourg et une située à Munich. Cela pourrait devenir problématique dans la mesure où de nombreux Allemands réclament les mêmes conditions de vie partout au pays, comme le prévoit d’ailleurs une disposition de la Constitution. Beaucoup préféreraient en effet que des règlements uniformes pour tous les länder soient établis plutôt que ceux-ci se fassent concurrence. Mais le fait que même les petites décisions puissent être prises au niveau le plus proche des électeurs est une particularité des pays fédéraux, un fait que de nombreux Allemands ne semblent pas avoir compris. Pour cette raison, le fédéralisme allemand restera sans doute en chantier encore longtemps.

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006 www.forumfed.org