La signature de l’accord d’Aceh, le 15 août 2005 à Helsinki, a mis un terme à 28 ans de conflit dans ce territoire indonésien. Ce traité de paix a été conclu entre le gouvernement indonésien et un groupe rebelle, le Mouvement Aceh libre (Gerakan Aceh Merdeka, GAM). Chose étonnante, alors qu’il avait pour but de conjuguer les idées de fédéralisme et d’autonomie, l’accord a soigneusement évité d’utiliser ces deux termes. Celui d’« autonomie » se serait révélé inacceptable pour le GAM parce qu’il évoquait le statu quo, alors que celui de « fédéralisme » aurait directement remis encause la nature unitaire de l’État indonésien.

À certains moments de l’histoire, les apparences politiques se révèlent plus importantes que la réalité. Ainsi, ce qui se raconte aujourd’hui en Indonésie ne correspond pas forcément à ce qui existe. L’accord de paix d’Aceh prévoit une relation de nature autonome et fédérale, tout en refusant de la qualifier ainsi.

C’est en 1976 que s’est amorcé le conflit qui allait se terminer parcet accord de paix. Le GAM a pris les armes contre l’État indonésien, revendiquant pour la province d’Aceh la restauration du statut d’indépendance qui avait précédé la colonisation néerlandaise. Le déclenchement des opérations militaires par le GAM et la réplique du gouvernement indonésien et de ses forces armées ont laissé derrière eux plus de 15 000 morts, des milliers d’habitations détruites et une population d’un peu plus de quatre millions d’habitants complètement terrorisée.

Une « autonomie spéciale »

En 2002, après les 32 ans de pouvoir du président Suharto, Aceh s’est vu reconnaître nominalement un régime d’autonomie spéciale, en même temps qu’un autre territoire, la Papouasie (ou Papouasie occidentale, la moitié ouest de l’île de Nouvelle-Guinée, l’autre moitié formant la Papouasie Nouvelle-Guinée actuellement indépendante), en vertu d’un programme de réformes politiques qui reconnaissait l’historicité de leurs statuts spécifiques.

Simultanément, dans le reste de l’Indonésie, des mesures ont été prises pour conférer une certaine autorité politique et économique à un niveau sous-provincial, celui des districts. Le but poursuivi consistait à remédier à un excès de centralisation et à un manque de réactivité, tout en s’assurant que ces districts autonomes demeuraient trop modestes pour prétendre à une quelconque autarcie.

L’autonomie spéciale accordée à Aceh et à la Papouasie se voulait différente parce qu’elle transférait l’autorité à la province plutôt qu’au district. Il s’agissait d’apaiser les sentiments séparatistes. Mais en réalité seule une fraction du revenu de ces provinces

Damien Kingsbury est professeur associé à l’École des études politiques et internationales et directeur du programme des maîtrises en développement international et communautaire à l’Université de Deakin dans la province australienne de Victoria. Sa bibliographie comprend un ouvrage intitulé « The Politics of Indonesia », 3e éd. Oxford, 2005. En 2005, il était aussi conseiller du GAM durant les négociations de paix à Helsinki.

riches en ressources est restée sur place, un degré élevé de contrôle politique centralisé s’est maintenu et l’on a même assisté à une augmentation de l’activité militaire, pourtant déjà importante.

Le GAM a dès lors rejeté la notion d’autonomie spéciale, déclarant qu’il s’agissait d’un leurre. En conséquence, tout accord de paix pouvant être trouvé à Helsinki se devait d’éviter ce terme.

Du point de vue du gouvernement indonésien, le mot « fédéralisme » pose lui aussi des problèmes. L’Indonésie s’est crééeen 1949 comme un État fédéral, mais ce

régime a été abandonné l’année suivante. Ses adversaires se sont plaints qu’il s’agissait d’un système inapplicable, simple couverture permettant de perpétuer les intérêts coloniaux néerlandais.

En règle générale, le fédéralisme est considéré comme un modèle approprié pour des collectivités politiques dans lesquelles un degré relativement élevé d’identité politique préalable coexiste avec un accroissement progressif du communautarisme.

L’Indonésie regroupe huit archipels majeurs et quelque 13 000 îles inhabitées, comprenant plus d’une douzaine de langues majoritaires et environ 350 langues minoritaires. Son principal point commun demeure son histoire coloniale. Les Pays-Bas — qui en qualité de puissance coloniale ont dominé l’Indonésie de 1700 à1949 — y ont instauré des États fédéraux entre 1946 et 1949, comme contrepoids à la République d’Indonésie que Sukarno et Muhammad Hatta avaient proclamée en août 1945 à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. En décembre 1949, l’Indonésie (néerlandaise) fédérale comprenait 16 États partenaires et territoires autonomes. Les nationalistes indonésiens ont considéré cette structure fédérale comme un instrument de l’impérialisme néerlandais, un nouvel exemple du vieux principe impérial « diviser pour régner ». Ainsi, bien qu’elle ait pu devenir un modèle de fédéralisme, de telles prémices ont conduit la Républiqued’Indonésie à se redonner en 1950 la forme d’un État unitaire.

À partir de cette date, l’Indonésie a été restaurée non seulementcomme un État unitaire mais aussi d’une certaine manière comme la recréation de l’Empire javanais de Majapahit du XIIIe siècle. Les écoliers indonésiens apprennent aujourd’hui encore les heures glorieuses de l’empire dans leurs livres d’histoire. Mais un empire n’accorde jamais beaucoup de place à des relations d’égal à égal — pas plus hier qu’aujourd’hui.

Rien de surprenant donc si, à peine la structure fédérale de l’Indonésie supprimée par le gouvernement indonésien de Jakarta, le sud des Célèbes s’est embarqué dans une révolte séparatiste, suivi de peu par Amboine. Les militaires indonésiens ont rapidement pris le dessus, mais ces rébellions ont renforcé dans l’esprit des officiers l’idée selon laquelle le fédéralisme représentaitune menace pour l’unité de l’État. L’Indonésie, croyaient-ils, devait être préservée en tant que nation, par la force si nécessaire.

M. Susilo Bambang Yudhoyono, président de l'Indonésie

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006

L’engagement d’Aceh dans une révolte plus généralement inspirée par l’Islam, et d’autres rébellions régionalistes en 1958 n’ont faitqu’ajouter au sentiment de précarité de l’État indonésien. Il semblait bien qu’on ne pouvait plus faire confiance à la périphérie. Ces rébellions une fois mises au pas, l’Indonésie s’est détournée de la démocratie parlementaire pour embrasser le présidentialisme, centralisant toujours plus l’autorité politique.

Fédéralisme contre Indonésie unitaire

Après la chute du président Suharto en 1998 et à la lumière de ce qui apparaissait de plus en plus comme l’échec du projet national indonésien, Amien Rais, une des figures de proue de la politique anti-Suharto, a brièvement mais sans succès caressé l’idée de redonner à l’Indonésie le statut d’État fédéral. M. Rais, président de la Chambre haute du Parlement indonésien de 1998 à 2004, dirigeait également le Parti national du mandat, et il avait été précédemment chef d’une des plus importantes organisations musulmanes du pays. Il s’est porté candidat aux présidentielles de 2004, mais n’est arrivé qu’en quatrième position avec à peine 15 pour cent des suffrages.

C’est à la même époque que le Timor oriental s’est mis à rêver qu’il lui serait possible de redéfinir ses relations avec l’Indonésie. Le Timor oriental avait été envahi par cette dernière en 1975 et intégré en 1976, deux actions accomplies au mépris du droit international. Répondant à la possible sécession du Timor oriental, l’armée a lancé contre lui une campagne militaire camouflée, assortie d’une intensification de la rhétorique visant à glorifierl’importance de l’unité de l’État. Du point de vue terminologique, le nom de Negara Kesatuan Republik Indonesia (NKRI), l’État unitaire de la République d’Indonésie, en a été le virulent symbole.

Le sigle NKRI est devenu une sorte d’incantation militaronationaliste, surtout après la séparation du Timor oriental enoctobre 1999. À Aceh, l’armée a insisté pour que les fonctionnaires ne doivent pas seulement prêter serment de fidélité au NKRI, mais également qu’ils soient testés sur la signification du sigle. La réponse aux menaces perçues de la pluralité politique, semblait-il,devait servir à réaffirmer l’unité de l’État.

Étant donné la délicate transition de l’Indonésie vers la démocratie et l’influence continue que l’armée exerce sur la politique, aucun politicien indonésien ne déclarerait que l’Indonésie pourraconnaître un autre statut que celui d’État unitaire. Durant les pourparlers de paix d’Aceh, il s’est révélé impossible pour les négociateurs du gouvernement indonésien d’accepter, et encore moins de proposer, toute solution politique susceptible de remettre en cause la validité rhétorique du NKRI. Le terme « fédéralisme » se révélait inacceptable.

Le GAM renonce à l’indépendance au profit de l’autonomie

En parvenant à un accord, le GAM a abandonné ses prétentions à l’indépendance en échange d’un degré élevé d’autonomie véritable. Le gouvernement indonésien a accepté en pratique d’accorder une semi-indépendance à Aceh et ipso facto un statut correspondant, du point de vue fonctionnel, à celui d’un État fédéré.

Les jours de liesse qui ont suivi la signature de l’accord de paix d’Aceh ont suscité de vives discussions dans les médias indonésiens, considérant qu’il pourrait constituer un premier pasvers des relations politiques entre Jakarta et le reste de l’État.

Une question en particulier s’est rapidement posée : la province de Papouasie, qui est en proie à des troubles identiques, pourraitelle conclure un accord semblable ? Mais au-delà, si cela devait se révéler possible, cela n’ouvrirait-il pas la voie à une véritable fédéralisation de l’Indonésie ?

Avant même que cette question ne puisse être tranchée, le président indonésien Susilo Bambang Yudhoyono — un ancien général ayant servi au Timor oriental dans les années 70 — appuyé par quelques politiciens en vue du Parlement indonésien ont fait adopter la division de la Papouasie en trois provinces. Un arrêt subséquent de la Cour constitutionnelle a confirmé deux de ces divisions, alors que le troisième cas reste pendant.

Intention affichée par ce découpage : une meilleure redistribution des ressources au sein de la Papouasie. Il apparaît cependant plutôt destiné à isoler et mieux contrôler le sentiment séparatiste papou. L’un des objectifs clés poursuivi par la division de la Papouasie en trois provinces, voire plus, est d’empêcher toute réalisation d’une version papoue de l’autonomie spéciale.

Étant donné cette subdivision, la capacité de la Papouasie de négocier un accord semblable à celui d’Aceh semble désormais s’éloigner.

Après des débuts prometteurs, les indigènes papous n’ont pas réussi à atteindre un degré élevé de cohésion interne. Les dirigeants unificateurs se sont faits rares. Le leader charismatique Theys Eluay a été assassiné par les forces armées spéciales en 2001, et des candidats plus récents sont devenus des exilés politiques, dont l’un a même subi un grave accident vasculaire cérébral.

Pour le reste de l’Indonésie, restaurer une structure fédérale signifierait que les autres provinces indonésiennes revendiquent un nouvel aménagement politique, basé sur l’octroi de concessions aux exigences de dévolution ou de séparatisme. De telles demandes se font entendre en Indonésie, mais sans grande conviction et rarement avec une certaine force. Et l’armée indonésienne a clairement fait savoir qu’elle répondrait par la force à ce genre de revendications.

Une Indonésie fédérale pourrait-elle voir le jour ?

Étant donné que le gouvernement indonésien joue une partie délicate en tentant de réduire l’indépendance effective des militaires, il serait plus que surprenant qu’il prenne l’initiative du moindre mouvement susceptible de provoquer un affrontement direct avec les forces armées. Dans ce contexte, il convient de ne jamais perdre de vue le fait que l’actuel président, Susilo Bambang Yudhoyono, est un ancien major général de l’armée.

Le fédéralisme pourrait représenter une proposition logique pour l’Indonésie, si l’on considère sa géographie et ses cultures morcelées, mais aussi son histoire pré-coloniale très fragmentée. Mais les forces rassemblées contre le fédéralisme sont impressionnantes et, dans un avenir prévisible, elles demeureront probablement prédominantes.

Si l’on admet que les intentions de l’accord de paix d’Aceh seront traduites dans la réalité, Aceh aura noué une relation fonctionnellement fédérée avec Jakarta. Mais pour y arriver il aura fallu une coûteuse guérilla payée par les habitants de la province et la volonté de négocier une solution moins contraignante que l’indépendance complète. Cet exemple pourrait en inspirer d’autres à réclamer une autonomie locale.

Mais les chances du fédéralisme — contrairement à l’autonomie locale — restent minces. En raison d’un manque d’engagement local, de l’opposition virulente de l’armée indonésienne et de la ferveur nationaliste des politiciens opportunistes de Jakarta, une telle fédération — qu’elle soit rhétorique ou fonctionnelle — n’apparaît plus vraisemblable ailleurs en Indonésie.

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006 www.forumfed.org