Le gouvernement indien et les séparatistes armés sont parfois non seulement prêts à négocier, mais également à s’entendre. Voilà ce qui s’est produit le 31 janvier 2006 à Bangkok lorsque l’Inde et un de ces groupes, le Conseil national socialiste du Nagaland, section Isaac Muivah — connu sous le sigle NSCN-IM — ont prolongé de six mois un cessez-le-feu vieux de huit ans afin que les deux parties tentent de trouver une solution à une insurrection qui dure depuis très longtemps.

L’État du Nagaland est le centre de la révolte des Nagas. Ils’agit de l’un des sept États qui forment le Nord-Est de l’Inde, lesquels sont surnommés les « sept sœurs » : Nagaland, Assam, Manipur, Tripura, Meghalaya, Arunachal Pradesh et Mizoram. Cette région est parmi les plus négligées et les moins développées de l’Inde. Le Nord-Est demeure une région reculée reliée au reste du sous-continent par une étroite bande de terre bordée par le Népal, le Bangladesh, la Chine et le Bhoutan. La frontière orientale du Nagaland forme la frontière entre l’Inde et le Myanmar (l’ancienne Birmanie). Beaucoup d’habitants de cette région ont des liens de sang avec des tribus tibétaines et birmanes de la région et l’hindi n’est la langue maternelle que d’un petit nombre. La région revendique son indépendance de l’Inde depuis 1947, ce qui est à l’origine de la présente révolte.

La proclamation d’un cessez-le-feu couronne quatre jours de négociations entre le gouvernement fédéral et les chefs du NSCN-IM à Bangkok. Depuis l’accession du pays à l’indépendance, les limites du fédéralisme indien ont été constamment mises à l’épreuve par des rébellions et desinsurrections. En fait, même lorsque l’État indien a eu gain de cause, le processus de réconciliation a influé sur l’évolution du fédéralisme indien. La structure fédérale de l’Inde a été renforcée par des démarches telles que le mouvement dravidien au Tamil Nadu dans les années 1950 et le début des années 1960, et le combat séparatiste des sikhs dans les années 1980, chacune y ayant contribué à sa façon, que ce soit directement en forçant un compromis au niveau national — comme pour la politique en matière de langues officielles — ou indirectement en contribuant à mettre un terme à la domination du système politique par un seul parti.

Le fait que le cessez-le-feu avec les Nagas ait été en gros respecté pendant huit ans montre que les parties ont trouver une solution, mais aussi qu’il est difficile d’en trouver une qui contente les aspirations des deux parties. La société civile — surtout les étudiants, les groupes religieux et les conseils

Rupak Chattopadhyay est gestionnaire de programme pour l’Asie du Sud et le Pacifique au Forum des fédérations.

tribaux — a grandement participé au processus de paix et on peut voir là le symbole d’une profonde aspiration à la paix. Le soulèvement le plus persistant au pays est l’insurrection Naga, et c’est aussi l’un des plus complexes.

Les Nagas avant 1975

Les Nagas sont répartis en 17 tribus

principales et le même nombre de tribus

secondaires, chacune possédant un

dialecte et des coutumes spécifiques,

traditionnellement reliées les unes aux

autres par un mode de vie et des pratiques religieuses communes et, plus récemment, par la religion chrétienne. Au fil du temps, des conflits tribaux sontvenus compliquer le processus de paix dans l’État du Nagaland et dans d’autres zones habitées par les Nagas. Ceuxci résident également dans les États d’Arunachal Pradesh, d’Assam et de Manipur.

La rébellion Naga remonte à l’indépendance de l’Inde en 1947, lorsque les sentiments séparatistes défendus par le Conseil national Naga (NNC) de A. Z. Phizo ont appelé à la créationd’un État indépendant pour un demi-million de Nagas. Elle culmina en 1963 avec la création du Nagaland par le Parlementindien, un État à part entière de l’Union indienne. Ce faisant, le gouvernement fédéral a passé outre la coutume qui voulait queles États soient délimités selon des frontières linguistiques (comme le prévoyait le States Reorganization Act de 1956) et ainstauré une nouvelle façon de faire, soit la création d’États dits « tribaux », ce qui a permis la création d’États tels que Mizoram, Meghalaya, Jharkhand et Chhatisgrah.

La création du Nagaland a fourni l’occasion à d’autres groupes de prendre place sur la scène politique officielle. Même lorsque le NNC eut conclu un accord de cessez-le-feu avec le gouvernement indien en 1964, des querelles intestines ont conduit le Conseil du peuple Naga (Council of Naga People, CNP) à se distancer du NNC. L’émergence du CNP, puis la libération du Bangladesh — et la perte de refuges sûrs pour les insurgés au Pakistan oriental qui s’en est suivie — ont contribué à l’affaiblissement important du NNC et du séparatisme Naga. Le CNP et ses alliés ont ensuite conclu un traité de paix avec le gouvernement indien en 1975, l’Accord de Shillong.

1975 : les révoltes du NSCN

Pas plus l’octroi au Nagaland d’un statut d’État à part entière que l’Accord de Shillong qui l’a suivi, et qui a vu le NNC accepter la Constitution indienne, n’ont permis de calmer les poussées de séparatisme dans le Nagaland. Ceux des Nagas qui considéraient l’Accord de Shillong comme une trahison de leur cause se sont décidés à fonder le NSCN, lequel a reçu l’appui de nombreux nationalistes Nagas. Après 1975, le rôle du NNC est devenu marginal.

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006

Il manquait à l’Accord de Shillong un règlement définitif définissant les relations des Nagas avec l’Inde, ainsi qu’une résolution abordant la question d’une entité politique Naga unifiée. Ces deux points sont devenus des arguments rassembleurs pour le NSCN, créé en 1980 par de jeunes activistes du NNC — notamment Isaac Swu, Thuingaleng Muivah et S.S. Khaplang. Comme les mouvements qui l’avaient précédé, le NSCN s’est à son tour fractionné par tribu en 1988, S.S. Khaplang créant alors le NSCN-K.

En 1997, le NSCN-IM a conclu un accord de cessez-le-feu avec le gouvernement indien. En 2000, le NSCN-K le suivit sur cette voie. Des pourparlers avaient été amorcés au milieu des années 1990 entre le NSCN-IM et le gouvernement fédéral, alors dirigé par le premier ministre P.V. Narasimha Rao. Les premiers ministres subséquents ont poursuivi ces pourparlers jusqu’à ce qu’une structure officielle pour les négociations soit mise en place et que celles-ci se déroulent entre une délégation gouvernementale, avec à sa tête un représentant du premier ministre, et le groupe Naga dirigé par Thuingaleng Muivah, Kilo Kilsoner, ou premier ministre, du « gouvernement de la République du Nagaland ».

Nombreuses sont les motivations à aboutir à un cessez-le-feu, et ce, pour toutes les parties. Les deux sections ont été soumises à des pressions considérables de la part de la société civile afin qu’elles participent à un processus politique permettant d’aboutir à une solution définitive. Des décennies de conflits ont infligé aux Nagas des pertes considérables, tant humaines que matérielles. Les deux parties ont également souffert de la guerre d’usure menée par les forces de sécurité de l’Inde et du Myanmar.

Pour l’Inde, l’insurrection Naga représente le nœud gordien des troubles dans le Nord-Est. Arriver à le trancher profiterait non seulement à la région, mais aussi au pays tout entier. Premièrement, les forces rebelles Nagas — et le NSCN-IM en particulier — offrent un soutien logistique et idéologique à de nombreux autres mouvements de la région, y compris l’ULFA, le NFLT et les groupes Bodo. Sans le soutien du NSCN, la plupart d’entre eux ne pourraient plus véritablement fonctionner. De fait, deux autres groupes séparatistes armés du nord-est de l’Inde, le Front uni de libération de l’Assam (United Liberation Front of Asom, ULFA) et le Front démocratique national du Bodoland (National Democratic Front for Bodoland, NDFB) ont récemment conclu des accords de cessez-le-feu avec le gouvernement indien.

Deuxièmement, une solution durable permettrait des investissements dans la région. Son potentiel inexploité en ressources hydroélectriques pourrait notamment alléger considérablement le fardeau énergétique du pays.

Défis à l’horizon

Un accord définitif demeure insaisissable, mais des efforts considérables de réconciliation ont été déployés. En dépit des affirmations qui présentent le NSCN-IM en train de se distancer de ses positions antérieures, de récentes déclarations trahissent son impatience croissante en ce qui concerne la lenteur du processus de négociation. Les déclarations de Thuingaleng Muivah à Bangkok au début 2006 ont permis d’entrapercevoir la position du NSCN-IM :

«Nous avons abandonné notre exigence de souveraineté absolue et avons déclaré que nous souhaitons une relation fédérale particulière avec l’Inde. L’Inde n’a cependant rien entrepris de concret pour accéder à notre demande et n’a pris aucune mesure pour unifier les zones Naga dans le nord-est du pays. »

Le NSCN-IM insiste pour que les zones habitées par les Nagas soient réunies en un Grand Nagaland — qu’ils appellent Nagalim — émettant ainsi une revendication qui précède lacréation du Nagaland. Étant donné qu’il faudrait pour celafractionner trois États, soit l’Assam, le Manipur et l’Arunachal Pradesh — et obtenir leur consentement —, le gouvernement fédéral aura beaucoup de difficultés à accorder des concessionssur ce point sans consulter les États concernés.

La deuxième grande question concernant une « relation fédérale particulière » pourrait bien être résolue plus aisément. Thuingaleng Muivah a formulé cette revendication lors d’une conférence tenue à Bangkok en janvier dernier. Il s’agit là d’un changement de cap important et pragmatique par rapport aux positions exprimées autrefois tant par le NNC que par le NSCN-IM. Il a indiqué qu’ils étaient disposés à explorer la possibilité d’une relation fédérale convenable qu’un accord ne pouvant être modifié unilatéralement par aucune des deux parties rendrait inviolable. Au surplus, le NSCN-IM s’est montré désireux de discuter des façons dont diverses compétences pourraient être réparties de manière à servir à la fois les intérêts de New Delhi et des Nagas. En reconnaissant la détermination du gouvernement indien à explorer de « nouvelles initiatives », M. Oscar Fernandes, le ministre indien qui supervise le processus, a mis en évidence le sérieux de la réponse de l’Inde à l’offre du NSCN. En outre, le fait que l’actuel gouvernement, dirigé par le Parti du Congrès, ait choisi

K. Padmanabhaiahde, ancien ministre de l’Intérieur de l’Union, pour assumer le rôle d’interlocuteur pour la partie indienne révèle à quel point ce processus est important pour l’Inde.

L’un des plus importants obstacles à ce qu’une solution définitive et globale soit adoptée demeure le fait que le tribalisme est profondément enraciné au sein des groupes Nagas. L’insistance avec laquelle le NSCN-IM rappelle qu’il s’exprime au nom de tous les Nagas a été démentie non seulement par M. Khaplang, mais également par diverses

O.N.G. et divers groupes religieux. En effet, le NSCN-IM ne représente pas les intérêts de certaines importantes tribus, comme les Angamis, les Aos et les Konyaks. M. Muivah luimême est un Thangkul du Manipur et sa tribu n’est presque pas présente sur le territoire du Nagaland. De la même manière, Isaac Swu ne représente qu’une section de la tribu Sema. Les Konyaks, la plus importante des tribus, est représentée par le NSCN-K, qui dispose ainsi d’une excellente raison pour exiger d’avoir son mot à dire dans tout règlement définitif. Le plus grand défi pour le gouvernement indien est d’aboutir à un accord à la fois global et inclusif qui ne comporte pas les mêmes lacunes que l’Accord de Shillong. Des mécanismes administratifs novateurs ont été créés dans le passé (conseils des collines, conseils territoriaux, etc.), ce qui prouve qu’il est possible de trouver des solutions en mesure de répondre aux aspirations d’un peuple dissident. Les défis à relever au Nagaland ne sauraient être sous-estimés et ils mettront sans doute à l’épreuve la créativité tant des négociateurs indiens et que nagas, ainsi que la stabilité du fédéralisme indien.

Depuis les années 1990, il est à la mode de soutenir que la dissidence du Cachemire représente le véritable test du fédéralisme indien. Une telle vision ne tient cependant pas compte du rôle joué par les événements se déroulant au Nord-Est dans l’évolution du fédéralisme indien. La capacité del’État à gérer les répercussions des soulèvements en termes de sécurité a augmenté avec chaque insurrection et, ce qui est plus important encore, sa créativité et son pragmatisme dans la détermination des aménagements constitutionnels appropriés ont également augmenté. La démilitarisation du Front national Mizo, l’instauration du Conseil des collines de Darjeeling et du Conseil territorial de Bodo représentent autant de leçons pour la gestion de sociétés ethniquement diverses au sein d’un système fédéral.

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006 www.forumfed.org