Mais comment donc le gouvernement central d’une fédération devrait-il réagir si des autorités locales élues décidaient d’instaurer la charia et tentaient de la faire appliquer ?

C’est la question épineuse à laquelle le Nigeria se trouve confronté depuis six ans. L’affaire se révèle délicate, car le code pénal de la charia, adopté par 12 des 36 États nigérians, prévoit des peines réservées aux musulmans. Cela n’a pas empêché certains États d’interdire l’alcool à tout un chacun, mais les sanctions prévues par la charia ne s’appliquent qu’aux contrevenants musulmans.

En février, le gouvernement du Nigeria a édicté une directive laconique interdisant le groupe Hisbah à Kano, un État du Nord du pays à prépondérance musulmane. Ce groupe, fondé il y a plus d’un an, fonctionne comme une sorte de police de la charia responsable de l’application de la loi islamique dans l’État de Kano. Selon le ministre nigérian de l’Information,

M. Frank Nweke, le groupe a été déclaré illégal, car « la création de l’Hisbah enfreint l’article 214, paragraphe 1, de la Constitution nigériane de 1999 ». Cet article interdit l’instauration de forces de police régionales. M. Nweke prétend que le gouverneur de Kano, M. Ibrahim Shekarau «a tenté d’obtenir du financement de pays étrangers (islamiques) pour la formation de 10 000 djihadistes dans les domaines du renseignement et de la pratique du djihad ».

M. Shekaku a nié cette allégation et engagé une poursuite contre le gouvernement visant à faire lever l’interdiction. Le cas est toujours pendant. Entre-temps, le Hisbah demeure interdit dans l’État de Kano. Il s’agit de l’unique contentieux juridique entre un État du Nord à prédominance musulmane et le gouvernement nigérian au sujet de la question controversée du code pénal islamique. Cette interdiction est la seule mesure prise par le gouvernement fédéral depuis le déclenchement de la polémique en janvier 2000, lorsque l’état septentrional de Zamfara a officiellement instauré la charia.

La charia pose des problèmes complexes au Nigeria, une fédération multiculturelle de 140 millions d’habitants qui est aussi le pays le plus peuplé d’Afrique subsaharienne. L’histoire du Nigeria a été marquée par de violentes confrontations entre chrétiens et musulmans, chaque communauté représentant à peu près la moitié de la population.

C’est le 27 octobre 1999 que le code pénal de la charia a été instauré pour la première fois dans un État nigérian.

M. Ahmed Sani, gouverneur du Zamfara, a alors promulgué la loi islamique au cours d’une fastueuse cérémonie qui a attiré des personnalités de plusieurs pays islamiques, dont le

Betty Abah est une journaliste nigériane et une rédactrice d’articles de fond pour Tell Magazine, l’hebdomadaire le plus ludu pays. Elle travaille présentement aux États-Unis et se consacre aux questions liées à la santé grâce à la bourse de recherche Alfred Friendly Press de six mois qu’elle a récemment reçue.

président de la Libye, M. Mouammar Kadhafi. Le gouverneur a justifié l’imposition de la charia en expliquant qu’elle entraînerait un comportement plus moral au Zamfara : « Il n’y aura plus de vols ni de corruption, et le bien-être spirituel et psychologique de la population en sera amélioré ».

La charia se base sur le Coran et le Hadith (un récit de la vie de Mahomet et des comportements qu’il a approuvés). Il existe presque cinquante États à majorité musulmane dans le monde, dont cinq sont des fédérations : la Malaisie, l’Indonésie, le Pakistan, les Émirats Arabes Unis et les Comores. En outre, deux pays à majorité musulmane sont présentement en transition vers le fédéralisme : le Soudan et l’Irak. Mais la charia dans toute sa rigueur n’est appliquée que dans certains de ces pays. Les chapitres les plus controversés de la loi islamique touchent les peines doctrinales (hadd), qui comprennent les relations sexuelles illégales (hors mariage), la consommation d’alcool, le vol et le brigandage. Les infractions hadd peuvent entraîner des peines aussi lourdes que la flagellation, l’ablation d’une main ou la lapidation.

Dans le but d’éviter une prétendue immoralité dans l’État de Kano, une loi interdisant à des personnes de sexes opposés de voyager dans le même véhicule a été adoptée, mais son application a fait l’objet d’une âpre résistance de la part de la population. Dans cet État, il est également interdit aux conducteurs de motocyclettes taxis, le moyen de transport le plus populaire du Nigeria, de transporter des passagères. De plus, les couples prenant une chambre dans un hôtel doivent présenter une preuve de leur mariage et prêter serment sur le Coran.

La charia et la fédération du Nigeria

La Constitution du Nigeria est sans équivoque sur la question de la religion d’État. Son article 10 stipule que : « le gouvernement de la Fédération, pas plus que celui d’un État, ne saurait adopter aucune religion comme religion d’État ».

L’article 38 (paragraphe 1) ajoute que : « toute personne doit bénéficier de la liberté de pensée, de conscience et de religion, y compris celle de changer de religion et de croyance […] ». Les défenseurs de la charia prétendent cependant que l’instauration de la charia peut être justifiée par l’article 32 (12) de la Constitution, selon laquelle « en sa qualité de sujet de cette Constitution, aucun individu ne saurait être condamné d’infraction criminelle si cette infraction n’a pas été définie et que la peine correspondante n’a pas été prévue par une loi

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006

écrite, et […] un acte de l’Assemblée nationale ou une loi d’un Zamfara a également perdu sa main pour avoir volé deux État […] ». bicyclettes.

Ce sont les termes « loi d’un État » qui ont retenu l’attention • En septembre 2001, Bariya, une jeune mère célibataire, s’est des États musulmans. Ils affirment en effet que cette vue condamnée à 180 coups de fouet par une cour de charia terminologie offre une base légale pour l’instauration de la qui l’a jugée coupable de fornication.

charia. Celle-ci devient légale, affirment-ils, parce qu’il s’agit d’une loi subordonnée, édictée en bonne et due forme par un gouvernement étatique infranational agissant dans le cadre des pouvoirs qui lui sont conférés. Les gouverneurs qui ont instauré la loi islamique ont d’ailleurs affirmé que la charia avait toujours fait partie de la foi musulmane dans le Nord du pays. Cette région est devenue majoritairement musulmane en 1804 sous l’influence d’Othman Dan Fodio, un djihadiste Fulani provenant de l’État islamique de Sokoto. Le Sud du pays, où les Britanniques ont exercé leur influence à partir de 1814, est, quant à lui, devenu essentiellement chrétien. Le Nigeria moderne trouve ses origines en 1914, lorsque le Nord et le Sud ont été réunis par les Britanniques.

La charia, une menace pour l’unité de la fédération

De nombreuses voix affirment que la charia représente une menace pour l’unité et l’intégrité de la fédération nigériane. En l’an 2000, à l’apogée de la controverse, le ministre de la Justice de l’époque, M. Kanu Agabi, a déclaré que : « tout tribunal qui impose des châtiments discriminatoires méprise délibérément la Constitution […] la stabilité, l’unité et l’intégrité de la nation sont menacées par de tels actes ».

Bien que la propagation de la charia au Nigeria soit liée à l’accroissement de la dévotion des adeptes de l’Islam, d’aucuns ont prétendu qu’elle a été aiguillonnée par certains personnages importants, dont des politiciens, des hommes d’affaires, d’anciens officiers et même deux anciens chefs d’État — les anciens chefs d’État en question ayant tous deux été mis sur la touche par le régime du président Olusegun Obasanjo, élu à la présidence pour la première fois en 1999. En plus d’imposer une mise à la retraite massive du personnel militaire lors de son entrée en fonction, M. Obasanjo s’est également engagé dans une croisade anticorruption, marchant ainsi sur les pieds de gens très influents.

La réaction de M. Obasanjo face à la controverse suscitée par la charia était d’un optimisme inusité.

«L’adoption de la charia par le gouvernement du Zamfara n’est pas si catastrophique dans la mesure où les Nigérians, surtout ceux du Nord, connaissent déjà le système juridique. Chacun a sa propre façon de faire les choses, mais je ne crois pas que cette situation durera ». Ce qui était clair aux yeux de beaucoup, c’est que M. Obasanjo avait été fortement appuyé par l’électorat musulman du Nord et qu’il devait faire preuve de beaucoup de tact pour conserver la loyauté de ces électeurs

— et les élections de 2003 se profilaient à l’horizon. De la sorte, du déclenchement de la controverse en 1999 jusqu’aux élections générales de 2003, le président est demeuré très conciliant.

L’application du code pénal de la charia au Nigeria a fait les gros titres des journaux en raison de la sévérité des sanctions imposées à ceux et celles qui enfreignent les lois :

  • En l’an 2000, un paysan s’est vu amputé de la main gauche pour avoir volé une vache dans l’État de Zamfara.

  • En l’an 2000 encore, un vendeur de bois de chauffage du

  • En octobre 2001, une femme enceinte âgée de 30 ans a été condamnée à la lapidation pour un prétendu adultère. La femme a prétendu que le responsable, son cousin, l’avait violée. Celui-ci a cependant été remis en liberté par manque de preuve. Finalement, la femme a fait appel et a été acquittée en raison du fait que l’adultère présumé avait été commis avant que la charia ne soit instaurée dans cet État.

  • En mars 2002, une femme du Katsina, au Nord du Nigeria, a été condamnée à mort pour adultère. La sentence a été différée pour deux ans, jusqu’à ce qu’elle n’allaite plus son enfant. Elle a également été acquittée en appel.

  • En mai 2002, un homme de 50 ans, Sarimu Mohammed, a été condamné à la lapidation pour avoir violé une fillette de neuf ans. Sa peine a été commuée pour cause d’aliénation mentale en 2003, à la suite d’un appel devant une cour de charia supérieure.

  • Dans l’État de Bauchi en 2002, Adama Unusua, 19 ans, a été condamnée à 100 coups de fouet par un tribunal pour avoir entretenu des relations sexuelles avec son fiancé. Elle était enceinte au moment du procès.

La violence a également été au rendez-vous tout au long de la controverse sur la charia au Nigeria. L’État de Kaduna, par exemple, foyer d’agitation politique et religieuse dans le Nord, a été le théâtre d’affrontements en l’an 2000. Les chrétiens, qui disposent d’une large population dans l’État, ont protesté contre la tentative du Parlement régional d’y instaurer le code pénal de la charia en février 2000. Cette protestation s’est heurtée à la vive résistance des fidèles musulmans. Le bain de sang qui en a résulté a duré trois jours, soit du 21 au 23 février.

Peu après, ce fut le tour de l’État de Bauchi, dans lequel des fidèles musulmans et chrétiens en vinrent aux mains après une nouvelle tentative du gouvernement régional d’instaurer la charia. Pressé d’agir, le président Obasanjo convoqua en toute hâte une réunion du Conseil d’État, un forum gouvernemental national composé de la branche fédérale de l’exécutif, des gouverneurs, d’anciens présidents et chefs des États, ainsi que de chefs de la sécurité. Il a été décidé que l’application de la charia devait être suspendue et que tous les États devaient retourner au statu quo, en l’occurrence au code pénal prévu par la Constitution. Mais cette mesure s’est révélée éphémère puisque le reste des douze États utilisant présentement la charia se sont empressés de proclamer la loi islamique sur leur territoire peu après.

Le président Obasanjo convoque une réunion du Conseil d’État

Comme on s’y attendait, le temps semble avoir fait tomber la fièvre de la charia dans la plus grande partie du Nord, si l’on fait exception du dernier soulèvement à Kano. Mais les divergences sous-jacentes remontent aux différents vécus du Nord et du Sud du Nigeria et à cette fatidique année 1914 alors que les Britanniques ont réuni les deux régions. Souvent ce n’est qu’après plusieurs générations que peuvent se régler les conflits.

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006 www.forumfed.org