Avant même l’accession du pays à l’indépendance en 1956, les défenseurs du fédéralisme au Soudan ont eu à livrer de rudes batailles. Cinquante ans et deux guerres civiles dévastatrices plus tard, le fédéralisme se trouve au cœur de l’Accord de paix global conclu le 9 janvier 2005 entre le gouvernement de Khartoum et le Mouvement/Armée populaire de libération du Soudan (MPLS/A).

Depuis le début des années 1950, les revendications autonomistes du Sud oscillent entre un aménagement de type fédéral et une souveraineté pleine et entière, mais l’impossibilité de trouver un compromis a entraîné une première phase de guerre civile à la veille de l’indépendance. Au cours des cinq décennies suivantes, différentes rondes de négociations infructueuses — sans compter le fait que Khartoum ne respecta pas les accords négociés — ont laissé la plupart des acteurs politiques du Sud découragés et sceptiques. Résultat : deux guerres civiles de grande envergure, de 1955 à 1972 et de 1983 à 2004.

Les principaux griefs du Sud chrétien et animiste n’ont pour l’essentiel pas changé : les « privilèges économiques » dont bénéficie l’élite arabo-musulmane du Nord ; les programmes d’assimilation religieuse et culturelle ; l’application de la charia aux non-musulmans et, de façon plus générale, le rôle de l’islam dans la politique ; l’utilisation discutable par Khartoum de ses droits sur les terres et sur les ressources en eau ; sans oublier les tentatives visant à redéfinir la frontière Nord-Sud après la découverte de champs pétrolifères au Sud-Soudan en 1982.

Quand le fédéralisme était encore un gros mot

À cette époque, l’indépendance du Sud demeurait impensable pour les élites du Nord et leurs alliés, et le terme « fédéralisme » lui-même était un gros mot. On considérait la cause du fédéralisme comme indéfendable pour toute une série de raisons, tournant autour de prétendues obligations islamiques, le nationalisme soudano-arabe et d’autres intérêts personnels de nature politique et économique. Octroyer des concessions au Sud était considéré — et est encore d’ailleurs — comme un risque majeur pouvant entraîner des revendications identiques de la part d’autres minorités dans les régions du Nord, comme le Darfour, et par là même, la balkanisation du Soudan.

Depuis sa signature il y a quinze mois, l’accord de paix demeure précaire, mais il tient toujours. Entre-temps, à peine la paix était-elle débarquée dans le Sud, qu’un conflit au Nord prenait les dimensions d’une véritable lutte armée. Non seulement le Darfour est-il devenu un nouveau désastre

Shawn Houlihan est directeur des programmes pour l’Afrique au Forum des fédérations. On peut communiquer avec lui au houlihan@forumfed.org.

humanitaire et une situation désastreuse sur le plan des droits de la personne, mais un drame identique risque également d’éclater dans l’est du pays.

Deux questions sont désormais sur toutes les lèvres :

L’accord de paix peut-il tenir dans un tel contexte politique ?

Une telle solution, à savoir un partage du

pouvoir de type fédéral, peut-elle être

appliquée à d’autres groupes dans le Nord et constituer l’amorce d’un processus de paix viable s’étendant à tout le Soudan ?

Le fédéralisme dans l’Accord de paix global

L’accord de paix reconnaît constitutionnellement quatre ordres de gouvernement :

  1. le gouvernement d’unité nationale (le gouvernement central)

  2. le gouvernement largement autonome du Sud-Soudan

  3. les 26 États (16 au Nord et 10 au Sud)

  4. les administrations locales

Les trois premiers disposent de larges compétences fiscales et financières ; le statut des administrations locales (fiscalement et politiquement) demeure cependant plus ambigu. Legouvernement central, le gouvernement du Sud et les 26 États disposent tous de leurs propres constitutions.

Le plus frappant dans cet accord de paix demeure le fait qu’il abandonne presque tous les litiges opposant le gouvernementcentral et les États du Sud à la médiation du gouvernement du Sud. Cette forme de fédéralisme extrêmement asymétrique ne laisse pratiquement plus aucune relation directe entreKhartoum et les États du Sud. Autre point crucial : selon l’accord, 50 pour cent des revenus du pétrole — provenant tous du Sud et autrefois monopolisés par Khartoum — se déverseront désormais dans les caisses du Sud (touteredistribution ultérieure aux États de la région devient une prérogative du gouvernement du Sud-Soudan). Ce gouvernement régional hautement décentralisé donne satisfaction aux demandes historiques des Soudanais du Sud pour plus d’autonomie. L’important statut accordé aux dixÉtats du Sud instaure également une sorte de « fédération dans la fédération », susceptible de concilier les différences et d’aplanir les tensions interethniques dans le Sud.

Plusieurs mécanismes permettent aux unités constituantes d’exercer une influence directe au sein du gouvernement central, le plus remarquable demeurant le rôle réservé au Sud. Le président du gouvernement du Sud-Soudan est premier vice-président du gouvernement de l’unité nationale ; des quotas règlent la nomination de membres du gouvernement du Sud dans le Cabinet et l’Administration du gouvernement

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006

central, mais aussi dans les importantes

En outre, l’accord de paix ne peut être commissions du gouvernement central,

considéré comme global, notent les telles que la Commission de la fonction

critiques, dans la mesure où d’importants publique, la Commission sur la répartition

partis politiques ont été largement exclus et le contrôle fiscal et financier et la

du processus. Ledit processus excluait Commission nationale du pétrole. notamment le Parti UMMA et le Parti démocratique unioniste, deux partis qui

Les organes exécutif et législatif du Sud ont pourtant dominé toutes les électionssont largement dominés par le libres au Soudan dans le passé. Ces deux Mouvement/Armée populaire departis bénéficient d’ailleurs toujourslibération du Soudan, le MPLS/A. À d’encore une grande allégeance de la part Khartoum, le Parti national du Congrès de l’élite des familles du Nord du (NCP, un parti islamique) détient la Soudan et de leurs alliés à travers tout lemajorité du pouvoir au sein du pays. Leur influence s’est quelque peugouvernement central, avec le MPLS/A érodée et ils ont une grande part de

Les États du Sud sont également dominés par le MPLS/A, tandis que ceux du Nord le sont par le NCP. Cela se reflète dans la composition de la Chambre haute duParlement national, le Conseil des États. Les autres partis ne jouent que des rôles secondaires, tant au sein du gouvernement central que dans celui du Sud et ceux desÉtats. On peut prétendre à juste titre que l’accord de paix est avant tout un partage du pouvoir entre les deux principaux belligérants de la guerre civile, le NCP et le MPLS/A.

L’accord de paix prévoit une période de transition de six ans, au terme de laquelle le Sud sera libre d’organiser un référendum afin de décider s’il veut continuer à faire partie du Soudan ou devenir pleinement indépendant. Stratégiquement, l’accord de paix vise à permettre à cette période intérimaire de « rendre l’unité attrayante » pour les habitants du Sud, de telle sorte qu’ils décideront de continuer à faire partie du Soudan.

Au-delà de l’Accord de paix global

L’accord de paix a plus que son compte de critiques et de sceptiques. Une partie de ce scepticisme se fonde simplement sur des doutes quant à la volonté politique et aux véritables intentions du NCP, composé pour l’essentiel de ceux-là mêmes qui ont pris le pouvoir en 1989 à la faveur d’un coupd’État. Beaucoup croient qu’ils ne souscrivent pas pleinement à la lettre ou aux principes de l’accord. De plus, leur bilan au terme des quinze premiers mois est considéré comme discutable. Le NCP, bien qu’actuellement le parti autonome le plus puissant du Soudan, ne dispose que d’un pouvoir précaire, lequel subi des pressions tant à l’extérieur qu’au sein même du parti. Des membres éminents du NCP craignent que le gouvernement ait fait trop de concessions lors de la négociation de l’accord de paix.

Les critiques se plaignent également que le terme « global » utilisé dans l’appellation « Accord de paix global », n’est pas approprié. Sur le plan géographique, l’accord est limité aux aspirations du Sud. Les négociations n’incluaient en effet aucun représentant des minorités défavorisées dans la périphérie du Nord, comme le Darfour. Les analystes n’ont cessé de rappeler que le « problème » du Soudan ne se borne pas à un conflit entre le Nord et le Sud ou même entre musulmans et chrétiens. Même si le fossé Nord-Sud demeure une réalité, une tension plus générale existe entre le centre et la périphérie. Aplanir les tensions avec les minorités du Nord, comme le peuple du Darfour, apparaît dès lors fondamental pour que la stabilité et la paix soient durables au Soudan.

responsabilités dans l’échec de la construction nationale au cours de ses cinquante premières années. Néanmoins, la plupart des observateurs estiment que l’accord de paix n’est pas viable à long terme si on n’inclut pas ces deux partis, ainsi que d’autres importantes forces politiques, dans le processus d’une manière ou d’une autre.

Le « concept fédéral » au Soudan

La manière dont les grandes puissances et les puissances régionales réagiront à ce qui se passe au Soudan est également importante – et pourrait changer le cours desévénements. À l’heure où la situation demeure fondamentalement instable, la vérité est que l’Accord de paix global représente la perspective de paix la plus prometteuse de l’histoire troublée du pays. L’accord devrait être reconnu comme une réussite majeure et une illustration de la souplesse possible et du potentiel innovateur du « concept fédéral » au Soudan.

Les défis techniques et institutionnels que représente l’instauration du fédéralisme au Soudan feront l’objet de beaucoup d’attention, entre autres de la part des donateurs. Incontestablement, ils joueront un rôle important quant à la capacité des divers ordres de gouvernement à répartir ou non le « dividende de la paix » — fonds maintenant disponibles dans le budget du gouvernement qui seront utilisés pour financer des services sociaux et des réductions d’impôts plutôt que pour acheter des armes — et à renforcer ou non la confiance dans l’accord et le « concept fédéral » au Soudan. Mais il faudrait aussi se rappeler que, comme l’a si bien dit Ronald Watts, l’éminent spécialiste du fédéralisme, « les systèmes fédéraux ne dépendent pas seulement des constitutions, mais aussi des gouvernements et, avant toute chose, des sociétés » [c’est nous qui soulignons].

Sous-tendant l’environnement instable – dû aux calculs et aux manœuvres opportunistes des élites politiques – se trouve une question plus fondamentale. Elle a trait à quelque chose qui est peut-être en train de se dérouler sous nos yeux : un changement dans l’attitude et la culture politique au Soudan du Nord. Existe-t-il ne serait-ce qu’une ébauche de consensus entre les élites politiques du Nord, susceptible de s’élargir et de s’approfondir, quant au rôle que le fédéralisme pourrait jouer dans l’élaboration d’une nouvelle vision de l’avenir pour le Soudan ?

Les interactions entre, d’un côté le marchandage et les calculs politiques à court terme, et de l’autre l’approfondissement des connaissances et l’élargissement du consensus parmi les acteurs clés au Soudan qui adoptent le concept fédéral, constitueront une partie importante des perspectives de paix à long terme du pays.

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006 www.forumfed.org