Trois ans après la mort de Franco, l’Espagne adopta la Constitution de 1978, et depuis 26 ans, la population espagnole, dont les Basques, l’appuient largement. Ne faut-il pas que, au moment où l’Espagne devenait un modèle mondialement respecté pour son fédéralisme « asymétrique », un nouveau défi lui soit lancé? Ce défi, c’est le plan Ibarretxe, un document qui remet en question l’avenir du fédéralisme espagnol.

Ce plan, qui reprend le nom du président (ou Lehendakari) basque Juan José Ibarretxe Markuartu, propose de renforcer l’autorité politique du Pays basque en lui conférant le statut d’ « État librement associé à l’Espagne ». Le plan a été formellement présenté comme une révision du « statut d’autonomie » (Estatuto de Autonomía) du Pays basque. En pratique, sa mise en œuvre entraînerait une réforme constitutionnelle majeure.

Conformément au modèle de gouvernement espagnol, chaque territoire a le droit d’assumer un large éventail de responsabilités, selon un processus de négociation prévu par la Constitution. Ainsi, le concept de « fédéralisme asymétrique » est clairement intégré à la Constitution de 1978.

Pourquoi alors le plan Ibarretxe cause-t-il un tel chaos politique?

Pour certains – des conservateurs pour le plupart – le plan va entraîner « l’anéantissement de l’unité de l’Espagne ». Toutefois le problème ne réside pas tant au niveau du contenu de ce projet que du contexte dans lequel il surgit, et des procédés auxquels a recours le gouvernement basque pour atteindre ses objectifs.

Violeta Ruiz Almendral est professeure de droit fiscal et de droit financier à l’Université Carlos III de Madrid. Elle est l’auteure de nombreux travaux sur le fédéralisme fiscal espagnol. Elle a rédigé, pour la revue Fédérations, les articles « Impôts, transferts et dépenses en Espagne : régions et centre à la recherche d’un juste équilibre » en février 2002 et « Des pouvoirs accrus pour les municipalités en Espagne? » en novembre 2002.

En mémoire de Guernica

Les revendications du Pays basque en vue d’une plus grande autonomie ne sont pas nouvelles. Depuis plus de 200 ans, cette région entretient une relation quelque peu tendue avec le gouvernement espagnol.

Comme d’autres régions d’Espagne – la Catalogne, l’Andalousie et la Galicie – le Pays basque s’attendait à ce que sa « situation » soit résolue et son autonomie octroyée sous le nouveau régime démocrate inauguré en 1978. Les constituants relevèrent le défi en prévoyant pour certaines régions les bases légales nécessaires à l’obtention d’un plus grand degré d’autonomie. Pour le Pays basque, cela représentait la reconnaissance de son statut d’autonomie en 1979, connu sous le nom de Statut de Guernica, ville fameuse du Pays basque qui fut bombardée par la Luftwaffe sous Franco et immortalisée dans une célèbre peinture de Picasso.

Depuis lors, le Parti nationaliste basque (Partido Nacionalista Vasco) domine cette région et il n’a jamais vraiment cessé de revendiquer une plus large autorité politique pour le Pays basque, tout en restant dans les limites du « consensus constitutionnel » prévu à l’origine.

Dix-sept mois se sont écoulés entre les premiers débats constitutionnels qui se sont tenus en août 1977 et l’adoption par référendum en décembre 1978 d’une Constitution

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plébiscitée par 88 pour cent des votants. Ce consensus est maintenant remis en question – ou encore est-il irrémédiablement compromis, comme le croient certains

– et les nationalistes basques et un parti allié ont décidé d’agir seuls en proclamant une autonomie accrue. Est-ce la conséquence de huit ans de politique centriste menée par le précédent premier ministre espagnol, José María Aznar, ou plutôt une manière pour les nationalistes basques de profiter de leur popularité au Pays basque pour rester au gouvernement de cette région? Personne ne peut le dire.

La face cachée

Ce que peu de gens osent dire en Espagne, c’est qu’il existe une face cachée – un côté sombre – au contexte dans lequel le plan Ibarretxe a évolué et qui a empoisonné tout le processus. Il s’agit bien du

terrorisme. L’ETA, un groupe terroriste basque créé dans les années 60 pour combattre la dictature de Franco, intensifia ses activités précisément lorsque la démocratie fut solidement installée. Depuis lors, il a tué plus de 900 personnes, blessé plus de 5 000 autres et maintenu une bonne partie de la population sous la menace d’une mort éventuelle.

À l’heure actuelle, aucun politicien, non-nationaliste, du Pays basque, qu’il soit d’origine basque ou espagnole, ne peut quitter sa maison sans être escorté d’un garde du corps. D’autres personnes encore subissent le même sort, quelle que soit leur origine : les membres des médias, le milieu judiciaire, les professeurs d’université, ainsi qu’une longue liste de Basques qui soit ne sont pas favorables à l’indépendance soit ne partagent pas exactement les mêmes points de vue que ceux de l’ETA. Et pourtant, les partisans politiques et les électeurs de l’ETA ne représentent que 10 pour cent de l’électorat basque.

Les menaces pèsent également sur les personnes sans appartenance politique qui refusent de payer la soi-disant « taxe révolutionnaire » perçue par les groupes terroristes par le biais d’un réseau très solide et efficace qui diffuse des lettres de menaces et échange des informations. Toutes les données officielles confirment cette situation, tout comme l’existence d’une sorte de diaspora basque. Plus de 300 000 Basques ont quitté le pays durant ces dernières années; c’est un nombre élevé si on le compare aux 2,1 millions de personnes qui habitent actuellement la région.

Pour contraster avec la situation politique, le Pays basque est non seulement doté de beaux paysages paisibles mais c’est également l’une des régionsles plus riches de l’Espagne, avec un taux de chômage particulièrement bas, avoisinant les 7 pour cent. Le PIB par habitant est de 24 934

, soit légèrement inférieur à celui de Madrid (estimé à 27 153

), mais supérieur à la moyenne espagnole (20 020

) et à celle de l’UE (21 172

). Cette région a également un taux de croissance annuel de 2,9 pour cent. En d’autres termes, ce n’est pas la situation économique qui déchire la population basque ou qui la force à partir, mais plutôt une très forte division sociale.

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Le Parti nationaliste basque a clairement reconnu et exprimé ses inquiétudes face à cette situation. Les nationalistes basques prétendent que le plan Ibarretxe mettra un point d’orgue au terrorisme et à ses conséquences.

Aussi bonnes que puissent être les intentions des nationalistes basques, toutes les preuves vont toutefois dans le sens contraire.

L’ETA existe toujours et il continue de frapper. Le 9 février dernier, une bombe explosa dans le principal centre des congrès de Madrid, blessant 40 personnes. L’apparente inactivité de l’ETA au cours des derniers mois pourrait très bien être motivée davantage par la volonté de ne pas s’attirer la colère des Espagnols, qui ont été scandalisés par les importantes attaques terroristes commises l’année passée, que par un changement subit de tactique. Telle était la position de la plupart des experts réunis dans le cadre du sommet du Club de Madrid sur le terrorisme qui a eu lieu un an après le massacre.

Le contenu du plan

Le plan Ibarretxe propose d’accroître l’autorité politique de la région basque presque au point de lui conférer le statut de pays à l’intérieur même d’un pays.

Une clause stipule la reconnaissance de la nationalité basque, en mettant l’accent sur l’utilisation de la langue basque, actuellement connue et parlée par moins de 20 pour cent des citoyens basques. Le projet ouvre également la voie à une possible sécession, par le biais d’un référendum. Par ailleurs, il est prévu d’instituer une Cour suprême pour le Pays basque et d’octroyer au gouvernement basque la compétence exclusive dans certains domaines qu’il partage actuellement avec le gouvernement espagnol, tels que l’éducation, l’immigration et le système électoral. Enfin, le plan revendique le droit d’entretenir des relations diplomatiques directes avec l’Union européenne, dont le droit d’y être également représenté. Ces dernières requêtes impliqueraient probablement une modification de la Constitution européenne.

La pierre d’achoppement et l’une des raisons pour lesquelles ces mesures ont été rejetées par le Parlement espagnol sont qu’elles exigeraient une profonde réforme constitutionnelle, qu’il faudrait soumettre au vote de la population de tout le pays, et non seulement du peuple basque.

En outre, le plan est également critiqué sur un point qu’il n’envisage pas de réformer, à savoir le système d’imposition du

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Pays basque. Celui-là n’a pratiquement pas été modifié depuis sa promulgation en 1981. De nombreux experts prétendent que

le système conduit à un sur-financement de la région.

Le rejet puis l’élection basque

Le plan a été approuvé par le Parlement basque à la majorité absolue le 30 décembre 2004. Cette majorité a été marquée par l’empreinte des votes du Herri Batasuna, un parti qui a été déclaré illégal pour avoir été l’aile politique du terrorisme. Les membres du Herri Batasuna ont voté en faveur du plan parce que le Parlement basque avait refusé de les expulser après la proclamation de leur interdiction.

Par la suite, le plan a été fortement

débattu au Parlement espagnol et rejeté en masse par 313 voix contre 29 le 1er février dernier pour motif qu’il s’agissait clairement d’une réforme constitutionnelle.

À la suite de ce refus, une campagne passionnée et houleuse fut entreprise pour déclencher des élections dans le Pays basque le 17 avril 2005. Étant donné que le parti Herri Batasuna n’était pas autorisé à y participer, un nouveau groupement politique fut créé, le Aukera Guztiak (dont le nom signifie « toutes les options »), réunissant en fait à peu près les mêmes acteurs que ceux du parti interdit. Ce parti fut à son tour proscrit par la Cour constitutionnelle, qui se déclara prête à lever l’interdiction si le parti rejetait le terrorisme. Le groupe refusa. Les nationalistes basques gagnèrent néanmoins les élections bien que le parti ne réussit pas à atteindre la majorité absolue. Quoi qu’il en soit, le parti réunit une majorité suffisante avec l’aide du Parti communiste du Pays basque, nationaliste (Partido Comunista de las Tierras Vascas). Il s’ensuit que le plan Ibarretxe est toujours d’actualité.

Les discours politiques sont de plus en plus animés,

M. Ibarretxe accusant le premier ministre espagnol Zapatero d’être « tout aussi » autoritaire que son prédécesseur Aznar, qui a officié entre 1996 et 2004.

Pendant ce temps, les conservateurs se plaignent que Zapatero est trop jeune et trop mou et qu’il n’a pas ce qu’il faut pour conduire les débats et mettre définitivement un terme au plan Ibarretxe. En fait, contrairement à l’attitude très centriste et très peu ouverte au « dialogue convivial » du gouvernement précédent, les socialistes adoptent une stratégie différente; ils ont permis que le plan Ibarretxe soit débattu au Parlement espagnol, en donnant la possibilité au Lehendakari basque de présenter les tenants et aboutissants de son projet.

Qu’en est-il maintenant?

Avec une coalition de nationalistes basques régnant sur le Parlement basque, la jeune Espagne démocratique doit faire face au plus grand défi qui se présente à elle depuis 1978 : comment résoudre la question régionale. M. Ibarretxe a déjà annoncé que son gouvernement n’avait pas l’intention de laisser tomber le plan parce que seuls les Basques ont le droit de décider de leur avenir. Les nationalistes basques sont fermement opposés à l’idée qu’un référendum soit organisé dans le reste du pays.

La question basque remplit à nouveau les colonnes de la presse écrite espagnole ces derniers temps. Il faut se rendre à l’évidence : personne n’est vraiment en mesure de dire ce qu’il va se passer si les nationalistes basques vont de l’avant avec

leur plan. La Constitution espagnole contient une clause habilitant le gouvernement espagnol à retirer provisoirement l’autonomie politique à une communauté lorsque « l’intérêt général » est compromis. Il existe donc un moyen légal d’y remédier. Mais politiquement, cette option sonnerait le glas du consensus sur la décentralisation espagnole.

Autre solution possible : que le gouvernement espagnol envisage la question sous un autre angle. Au lieu d’exclure le plan pour des raisons constitutionnelles, le gouvernement espagnol pourrait promulguer une législation spéciale afin d’établir lui-même ses propres conditions. Il pourrait s’inspirer de la Loi sur la clarté, entrée en vigueur en 2000 au Canada, qui établit les bases sur lesquelles le gouvernement canadien peut négocier avec une province suite à un

référendum sur la sécession. Cette loi exige une « question claire » et une « majorité claire » sans toutefois les définir, laissant cette tâche au Parlement fédéral advenant le cas où la situation se présenterait.

Mais cette approche pourrait ne pas convenir au « conflit basque », dont les origines politiques remontent à plusieurs siècles et qui ne peut oublier toutes ces années de répression. Une solution d’ordre politique semble être la plus judicieuse. Mais il faut constater avec tristesse que le contexte actuel, en raison du terrorisme imminent, ne permet pas d’offrir la tranquillité nécessaire à l’entreprise d’une réforme constitutionnelle majeure.

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