Delhi, les états et les conseils locaux se disputent le pouvoir en Inde

PAR ASH NARAIN ROY

À qui incombe la responsabilité principale d’avoir éludé les règles du fédéralisme durant la crise du tsunami en Inde : le gouvernement fédéral à Delhi ou les états? Il est difficile de répondre, car chacun désigne l’autre du doigt.

Jayalalitha Jayaram, première ministre du Tamil Nadu, a reproché au ministre fédéral des Finances d’avoir cherché à « évincer totalement les états du processus de reconstruction » dans les régions de l’Inde touchées par le tsunami. Entretemps, quelque cent présidents des plus petites administrations locales – appelées panchayats – provenant des 23 districts ravagés par le raz-de-marée ont dû supplier les gouvernements des états pour qu’ils prennent leurs responsabilités et s’impliquent dans les mesures d’assistance qui étaient déjà en cours de réalisation. Ils s’intéressaient particulièrement aux programmes de reconversion professionnelle et aux prêts alloués aux petites entreprises.

Les présidents des panchayats ont présenté leurs doléances lors d’une conférence organisée à Chennai le 29 janvier par l’Institut des sciences sociales, basé à Delhi. Tous les présidents de panchayats des régions les plus gravement touchées par le tsunami en Inde – à savoir le Tamil Nadu, le Kerala, l’Andhra Pradesh et les îles de Nicobar et Andaman – y ont assisté.

S’opposer à Delhi pour faire carrière

Certains chefs de partis régionaux en Inde ont construit toute leur carrière en prononçant de longues diatribes contre Delhi (l’état du Tamil Nadu en recrute un bon nombre). Toutefois, lorsqu’il s’agit de déléguer le pouvoir aux panchayats, leur empressement est beaucoup moins grand. Les chefs provinciaux et les formations politiques, qui en principe se battent pour avoir suffisamment d’autonomie afin de se faire entendre au sein du régime fédéral, peuvent facilement changer de tactique. Leur leitmotiv pourrait être : « Faites ce que nous disons mais pas ce que nous faisons. »

Dire que la tragédie du tsunami a accentué l’antagonisme « en dents de scie » qui existe entre le gouvernement fédéral et les entités infranationales relève d’une amère ironie du sort.

Le 29 janvier, le ministre des Finances Chidambaram fit une déclaration à la presse sur le programme de reconstruction, programme durement critiqué par Jayalalitha dans la mesure où il diminue l’autorité gouvernementale des états. Le même jour, les présidents des panchayats se sont réunis à Chennai et ont reproché aux agences nationales et aux gouvernements des états de tenir à l’écart les représentants des administrations locales. Et cette initiative reçut la bénédiction d’un autre ministre fédéral, Mani Shankar Aiyar, qui participa à l’intégralité des débats.

Jayalalitha se trouvait en terrain conquis. Elle écrivit au premier ministre pour lui demander d’intervenir

Ash Narain Roy travaille à la Faculté de l’Institut des sciences sociales à New Delhi.

immédiatement afin de changer les règles de mise en œuvre du « Rajiv Gandhi Rehabilitation Package for Tsunami-affected Areas ». Selon le ministre fédéral des Finances, les mesures de reconstruction telles que les programmes de reconversion professionnelle et les prêts alloués aux petites entreprises ne devaient être exécutées que par les banques du secteur public. Jayalalitha, outrée, rétorqua : « Ce sont les gouvernements des états qui ont entrepris les recherches, les sauvetages, les évacuations, les crémations, les enterrements et l’organisation des camps de secours dans la première phase, sans attendre l’aide financière du gouvernement fédéral. »

Le principal parti d’opposition au Parti du Congrès, le Bharatiya Janata ou BJP, pressentit les retombées politiques d’un tel événement. Il exigea lui aussi le retrait immédiat du nom de Rajiv Gandhi du programme d’aide aux victimes du tsunami. Il accusa le gouvernement fédéral de travailler « contre l’esprit de la Constitution et contre l’esprit fédéral ». Finalement, le gouvernement du Tamil Nadu eut gain de cause lorsque le ministre fédéral des Finances annonça que l’aide financière serait également mise en œuvre par les gouvernements des états concernés.

Le gouvernement fédéral sur la défensive

L’Inde a prouvé au monde entier qu’elle pouvait être un modèle prometteur de gouvernance décentralisée, et ses expériences de décentralisation démocratique ont été saluées au niveau international.

Mais maintenant, ironie du sort, cette politique électorale fait que l’autonomie octroyée aux institutions des administrations locales commence à provoquer de nombreux remous entre le gouvernement fédéral et les états. Ceux-ci doivent veiller à ce que la réglementation locale soit établie par les conseils de village ou panchayats; c’était pourtant une loi fédérale, promulguée en 1992, qui institutionnalisait ces derniers, leur reconnaissait la qualité de « gouvernement autonome » et les considérait comme le troisième niveau du gouvernement fédéral en Inde. Celui-ci est en droit d’être mécontent de la lenteur de l’avancement de la décentralisation démocratique dans certains états et ces derniers ont toutes les raisons de craindre que le régime fédéral ne s’immisce dans leurs affaires.

Durant la conférence des premiers ministres régionaux sur le développement rural dans les panchayats en juin 2004, le

Forum des fédérations

Fédérations vol. 4, no 4 / 2005

premier ministre Manmohan Singh émit la proposition que le gouvernement fédéral assure le financement global des districts afin de lutter contre la pauvreté rurale. Toutefois plusieurs gouvernements des états, parmi lesquels le Tamil Nadu, le Bihar et le Bengale-Occidental, montèrent aux barricades; ils s’opposèrent fermement à l’idée que les panchayats soient directement financés par Delhi.

Ici à nouveau, le gouvernement du Tamil Nadu fut le premier à remettre à l’ordre le gouvernement fédéral en lui conseillant de ne pas supprimer des prérogatives conférées aux états par la Constitution fédérale. Tandis que le Bengale-Occidental trouvait cette proposition « inacceptable », l’Andhra Pradesh demanda au gouvernement central « une allocation substantielle de ressources financières, à être employée à la discrétion de l’état, afin de répondre à un besoin spécifique dans une région donnée ». Le gouvernement fédéral s’est vu contraint de battre en retraite précipitamment et il a donné aux états la garantie de ne rien entreprendre qui soit de nature à remettre en cause les accords existants.

L’Inde traverse actuellement une phase qui pourrait être qualifiée de « fédéralisme concurrentiel ». Avec l’arrivée au pouvoir de l’Alliance progressiste unie, dirigée par le Congrès, cette approche concurrentielle semble être devenue le nouveau passe-temps des législateurs et des chefs provinciaux. L’Inde apparaît soudain comme le pays des « mille révoltes ».

En juillet 2004, l’Assemblée de l’état du Pendjab décida à l’unanimité de rompre les accords sur le partage de l’eau conclus avec les états voisins de Haryana et du Rajasthan, et s’engagea à garder ses réserves d’eau pour ses seuls résidents. Cette décision plongea le Parti du Congrès à Delhi dans le plus grand embarras, car le premier ministre du Pendjab, Amarinder Singh, s’opposa à ses propres chefs de parti, dont Sonia Gandhi et le premier ministre Manmohan Singh, et il refusa de retirer cette résolution controversée. Celle-ci représente une réelle menace pour la nature fédérale de l’Inde. Le gouvernement de Manmohan Singh n’a guère eu d’autre choix que de porter le cas devant la Cour suprême.

Comme si elle voulait emboîter le pas au Pendjab, l’Assemblée de l’Uttar Pradesh vota une résolution demandant la réintégration de deux anciens districts – Udhan Singh Nagar et Hardwar – actuellement incorporés à l’état d’Uttaranchal. Il y a sept ans, lorsque ce dernier fut détaché de l’Uttar Pradesh, toutes sortes d’arguments basés sur la topographie, joints à des motifs ethniques ou historiques, furent avancés par le gouvernement de l’Uttar Pradesh afin de ne pas laisser ces régions rejoindre le nouvel état. En revendiquant à nouveau ces districts, le gouvernement de cet état a soulevé un problème qui pourrait se révéler lourd de conséquences.

Delhi ne dissout plus les gouvernements des états

À l’image des campagnes contre Delhi menées l’an passé à Manipur, dans le nord-est de l’Inde, le gouvernement de l’état menaça de faire passer une résolution changeant son statut en « zone de conflit », ce qui aurait rendue inopérante la Loi sur les forces armées (pouvoirs d’exception). Les actions entreprises par les gouvernements du Pendjab et de Manipur ont peut-être apaisé la population locale, mais leurs méthodes ont créé un précédent discutable. Il y a quelques années, le gouvernement fédéral aurait dissout le gouvernement de l’état qui osait le défier; à l’heure actuelle, il cherche plutôt à l’amadouer afin de ne pas déclencher de crise constitutionnelle. Cela constitue un changement fondamental.

C’est l’arrivée au pouvoir en 1996 du premier gouvernement n’appartenant pas au Parti du Congrès, le Front uni, dirigé par le BJP, qui a marqué le commencement de ce que le Programme minimal commun de la coalition appelait « un autre modèle de gouvernance basé sur le fédéralisme, la décentralisation, la transparence, l’égalité et la justice sociale […] ». Il s’est fermement engagé à renforcer le fédéralisme, précisant à ce sujet : « Nous promettons de représenter la volonté du peuple indien d’intensifier les forces politiques du fédéralisme, ce qui, dans le contexte indien, signifie un gouvernement national fort, des états forts et des structures locales viables. »

À partir de 1996, le fédéralisme s’est imposé grâce à la force croissante des partis régionaux, et d’autres plus petits partis, et à leur influence sur tous les gouvernements fédéraux qui se sont succédé.

Le perception du fédéralisme par le Parti du Congrès, de même que le rôle des partis régionaux et de la coalition, ont subi une profonde métamorphose. Autrefois, le Parti du Congrès considérait les partis régionaux comme des chauvins et des forces de désintégration. Les demandes d’autonomie revendiquées par les partis Dravida Munnetra Kazhagam (DMK), au Tamil Nadu, et Shiromani Akali, au Pendjab, ont été décriées avec force par le Parti du Congrès comme émanant de mouvements « sécessionnistes ».

C’est le Parti du Congrès qui a fait apparaître les états forts comme la bête noire et la cause d’un gouvernement national faible, et vice versa. Comme l’explique bien le politologue Rajini Kothari, « cette ‘diabolisation’ était basée sur la théorie de la nature des relations de pouvoirs entre les états et le gouvernement; leurs relations n’étaient pas que ‘bidon’, elles étaient carrément frauduleuses. Car le Congrès refusait d’affronter le thème central de toute institution démocratique : la répartition des pouvoirs. »

Gains des forces régionales

Le Congrès ne considère aujourd’hui plus du tout la coalitionet le fédéralisme de la même manière. À l’heure actuelle, le DMK, parti régionaliste, est très bien représenté au sein du Cabinet de Manmohan Singh. Le Parti du Congrès a dû en tirer la leçon, à son corps défendant. Une analyse des voix recueillies par les différents partis lors des élections générales de 2004 montre que les partis régionaux gagnent du terrain aux dépens des partis nationaux.

Les suffrages cumulés des deux partis, le BJP et le Congrès, sont passés respectivement de 23,7 pour cent et 28,3 pour cent aux élections de la Lok Sabha (Chambre basse du Parlement indien), en 1999, à 22,2 pour cent et 26,7 pour cent en 2004. Le cumul des voix de ces deux partis est descendu jusqu’à moins de 49 pour cent, alors qu’ils comptabilisaient encore 52 pour cent des voix en 1999 et 51,4 pour cent des voix en 1998. Les castes les plus défavorisées, les castes intermédiaires, les paysans… et les partis régionaux sont devenus les nouveaux intervenants.

Jusqu’à un certain point, l’Inde a déjà atteint un stade de gouvernance polycentrique avec Delhi, les états et les panchayats, qui bénéficient d’une certaine autonomie et de responsabilités particulières. L’idée reçue selon laquelle des états forts impliquent nécessairement un centre mou a été abandonnée. Au contraire, il paraît souhaitable de corriger le déséquilibre régional et l’érosion du pouvoir des états qui se sont manifestés au fil des ans.

La libéralisation économique a été marquée par le déclin des investissements publics, par l’affaiblissement progressif de la Commission de planification et par l’émergence d’états devenus des éléments essentiels pour la croissance économique. La conséquence en a été une transformation du régime fédéral. Delhi est encore très puissante, incontestablement, mais à l’heure actuelle elle est considérée plus comme un régulateur que comme un intervenant.

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