Le tsunami n’est pas parvenu à mettre un terme aux querelles et à la méfiance qui règnent au Sri Lanka

Au Sri Lanka, les élites ont repris leurs disputes habituelles pendant que les plus vulnérables continuent de souffrir.

PAR ROHAN EDRISINHA

Quand le tsunami frappa le Sri Lanka et ôta la vie de milliers de personnes, saccageant leurs foyers et leurs biens sans distinction de race ou de religion, nombreux sont ceux qui ont cru qu’il ressortirait du positif de cette tragédie.

Les gens espéraient que le gouvernement sri-lankais et le mouvement rebelle des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) oublieraient, du moins temporairement, leurs différends quant à la mise en œuvre de l’accord de cessez-le feu signé en 2002, et qu’ils coopéreraient au travail d’aide et de reconstruction. Et tout le monde espérait que, l’île étant aux prises avec les défis sans précédent que lui posait la catastrophe naturelle, le sens du devoir dans l’urgence et le sens de la responsabilité seraient plus forts que la lutte pour le pouvoir entre les communautés cinghalaise, tamoule et musulmane du Sri Lanka.

Malheureusement, après quelques brefs signes d’espoir, la politique du Sri Lanka est redevenue une affaire de mesquine concurrence personnelle, et durant les six derniers mois, elle a fait obstruction à toute initiative qui aurait permis de réagir efficacement et équitablement aux défis posés par le raz-demarée.

Le tsunami causa les plus grands dommages dans les provinces de l’est et du sud du Sri Lanka. Les communautés de pêcheurs vivant le long des côtes ont particulièrement été touchées. La province de l’Est est probablement la plus multiethnique de l’île, les trois communautés principales y étant équitablement représentées. Elle fait aussi partie de la région revendiquée par le LTTE comme étant le lieu d’origine des Tamouls. La province du Sud est constituée avant tout de Cinghalais, mais c’est également le berceau de deux partis politiques qui ont formé une alliance de convenance afin de se garantir la majorité aux élections parlementaires d’avril 2004.

L’actuel premier ministre – et candidat présidentiel pour 2006 – a son camp de base politique dans un district que le Front

Rohan Edrisinha enseigne à la Faculté de droit de l’Université de Colombo, au Sri Lanka. Il est aussi l’un des fondateurs, directeur et chef du service juridique du Centre pour des politiques alternatives, un institut indépendant sur la politique publique, situé à Colombo. Il a contribué à la section sri lankaise du chapitre « Une solution fédérale pour le Sri Lanka et le Soudan? » du « Guide des pays fédéraux, 2005 », un ouvrage du Forum des fédérations publié par McGill-Queen’s University Press.

populaire de libération (JVP), parti nationaliste cinghalais et plus jeune partenaire de la coalition au pouvoir, revendique également comme étant son principal lieu de ralliement

politique. Ces facteurs démographiques et politiques (dans le cas de la province de l’Est) et ces subtiles rivalités politiques (dans le cas de la province du Sud) contribuent à maintenir le pays sous tensions et l’empêchent de trouver des réponses efficaces aux défis de l’après-tsunami.

Le clientélisme et les clivages idéologiques

Le contexte politique général contribue également à semer la confusion. L’élection présidentielle au Sri Lanka est prévue en 2006. Les enjeux sont importants compte tenu des pouvoirs quasi autoritaires exercés par celui qui occupe le poste. Des sommes importantes issues de l’aide peuvent être utilisées par le gouvernement en place pour

s’adonner au fléau de la politique sri-lankaise : le clientélisme. De l’argent, des prêts, des permis et d’autres faveurs sont généreusement accordés aux amis et aux partisans. L’opposition va s’opposer à tous les projets et programmes qui prévoient de telles largesses tandis que le gouvernement en exercice va inévitablement chercher à maximaliser son influence politique par le biais du clientélisme.

Les différences idéologiques et politiques au sein de la coalition au pouvoir se sont manifestées après le tsunami. Le parti principal de la coalition, l’Alliance du peuple, est centriste; il consent à travailler avec le secteur privé et les institutions financières internationales. Son partenaire de coalition est le JVP, qui a comme modèles économiques la Corée du Nord et Cuba; le JVP nourrit une profonde méfiance à l’égard du secteur privé et éprouve presque une haine pathologique envers la Banque mondiale et le FMI.

S’agissant du conflit ethnique, l’Alliance du peuple est déterminée à négocier la paix et à entamer des pourparlers avec le LTTE, alors que le JVP n’est même pas disposé à reconnaître l’existence d’un conflit ethnique, préférant le qualifier de problème de terrorisme.

Ces différences considérables ne se sont pas manifestées lorsque les deux partis s’opposèrent à la politique du Parti national uni (UNP), « libéral » et favorable au milieu des affaires, qui était au pouvoir entre 2001 et 2004. Il était facile de s’entendre sur les critiques générales, dont beaucoup étaient fondées. La politique économique de l’UNP marginalisait les pauvres, les habitants en milieu rural et les agriculteurs, tout en favorisant les riches et les corrompus. De même, les négociations de l’UNP avec le LTTE étaient excessivement pragmatiques et pas assez axées sur des notions de principe, de droits de la personne et de pluralisme.

Forum des fédérations

Fédérations vol. 4, no 4 / 2005

Mais lorsque la présente coalition s’est retrouvée au gouvernement, les réalités économiques et politiques exigèrent des propositions concrètes et spécifiques. Des différends apparurent entre les deux partis de la coalition, et la présidente Kumaratunga (de l’Alliance du peuple, parti plus grand et plus modéré) lutta pour maintenir une coalition unie et trouver une politique commune.

Le tsunami frappa le 26 décembre 2004, dans un contexte politique de profondes divisions : au sein du gouvernement, entre la coalition au pouvoir et le principal groupe d’opposition démocratique, et entre le gouvernement du Sri Lanka et les partis politiques du Sud, et le LTTE du Nord et de l’Est – deux régions que le LTTE revendique comme étant la patrie des Tamouls.

Les faibles portent le poids du cataclysme

La première réaction de l’administration Kumaratunga correspondait parfaitement à la culture politique centralisatrice du Sri Lanka. Les partis de la coalition, qui s’étaient toujours opposés au système présidentiel autoritaire et qui s’étaient engagés à l’abolir, n’ont eu aucun scrupule à le renforcer davantage, en créant une série d’institutions directement sous le contrôle de la présidente, avec pratiquement aucun procédé permettant une surveillance parlementaire, la transparence et la responsabilité financière. Deux semaines après le tsunami, le gouvernement annonça l’élaboration d’un plan d’action, le « Comprehensive Development and Infrastructure Rebuilding Action Plan », et la création d’une institution pompeusement nommée« Autorité pour la reconstruction de l’État ».

Ces mesures soulevèrent l’inquiétude car les personnes les plus touchées par le tsunami ne seraient en apparence pas consultées et ne participeraient pas à l’élaboration des programmes de reconstruction ou ne seraient pas équitablement dédommagées pour les frais encourus pour se reloger.

Par exemple, la communauté la plus touchée, à l’Est et dans le Sud, était celle des pêcheurs. Les plans de reconstruction leur défendirent de retourner sur les plages et leur imposèrent des limites strictes quant à la construction d’habitations près du rivage. Toutefois, de pareilles restrictions n’ont pas été imposées aux pensions et aux hôtels, qui appartiennent à des gens d’affaires politiquement influents dans le pays. Par ailleurs, étant donné que les pêcheurs vivent depuis des années, à tort ou à raison, au bord de l’eau, les programmes de relogement auraient dû prévoir des structures propres aux nouveaux défis liés à l’activité de la pêche telles que le stockage, le transport, la sécurité des bateaux, l’équipement et le matériel.

Le débat sur le fédéralisme

Les groupes de travail présidentiels créés pour coordonner les interventions de l’après-tsunami et l’Autorité pour lareconstruction de l’État ne s’entendirent pas du tout sur la direction à prendre, à savoir si une réforme constitutionnelle majeure était la solution politique aux conflits ethniques persistant sur l’île.

Les partis de la coalition au pouvoir avaient promis d’abolir le système exécutif présidentiel, considéré comme impopulaire et centralisateur. La présidente et son parti jugèrent que la solution devait s’appuyer sur des principes du fédéralisme, et en 2000, ils permirent l’arrivée de nouvelles propositions constitutionnelles, à caractère quasi fédéral.

Le parti d’opposition, l’UNP, et son chef semblent reconnaître que toute solution véritable au problème ethnique doit proposer une alternative viable aux revendications d’autodétermination tamoule du LTTE. Des libéraux des trois principales communautés et des groupes de la société civile font campagne depuis les vingt dernières années en faveur d’une solution allant dans le sens du fédéralisme, afin de concilier les intérêts opposés des intervenants dans le conflit.

La réaction initiale et les mesures institutionnelles proposées par le gouvernement allaient à l’encontre des initiatives qui favorisent le fédéralisme comme moyen de régler le conflit.

Et si le LTTE voulait profiter de la situation?

Un autre élément perturbateur vient du fait que les Tigres de libération de l’Eelam tamoul, après un conflit militaire prolongé, ravirent le pouvoir au gouvernement sri-lankais dans une partie importante des provinces du nord et de l’est de l’île, et exercèrent de facto leur autorité sur celles-ci. Le LTTE y aménagea ses propres institutions, incluant la police, les tribunaux et divers types de services administratifs. Alors que la campagne en faveur d’une solution fédérale au conflit se poursuivait, il y eut un bon nombre de sceptiques qui crurent que le seul objectif du LTTE, même durant les négociations, était de rendre légitime (« de jure ») le pouvoir qu’il exerçait de facto sur certaines régions du Nord et de l’Est. En d’autrestermes, son but était de créer un État-nation indépendant dans le nord et l’est de l’île.

La théorie des sceptiques semblait se confirmer en octobre 2003 lorsque le bruit courut que le LTTE essayait de se distancer de l’accord conclu à Oslo en décembre 2002 en vue de la paix civile. Le LTTE, qui avait jusqu’alors revendiqué les quatre principes de Thimpu – le statut de nation, une patrie pour les Tamouls, le droit à l’autodétermination de la nation tamoule et l’égalité pleine et entière –, consentit à clarifier l’ambiguïté derrière ces principes en acceptant d’étudier une solution fédérale basée sur l’autodétermination interne au sein d’un Sri Lanka uni.

De nombreuses personnes considérèrent cet accord comme un progrès décisif, mais les négociations achoppèrent dès qu’il fut question de discuter d’une feuille de route pour la mise en œuvre de l’accord et d’une entente sur les droits de la personne. D’autres facteurs ont certainement contribué à l’échec de ces pourparlers en mars 2003. Cependant, la réticence du LTTE d’appliquer l’accord formulé à Oslo et l’absence de toute référence à celui-ci dans le projet de mesures d’octobre 2003 en vue d’un gouvernement autonome intérimaire renforcèrent l’argument des sceptiques qui croyaient que des partisans de la ligne dure du LTTEcherchaient toujours à constituer un État-nation indépendant.

Les querelles sur les visites et les itinéraires des dignitaires étrangers, les endroits à visiter et les personnes à rencontrer, bien que fâcheuses, doivent être comprises dans le contexte de profonde méfiance qui existe entre le LTTE et le gouvernement du Sri Lanka. Ce dernier ne croit pas en l’engagement du LTTE de trouver une solution pour garder le pays uni; il craint que le LTTE n’exploite ces visites dans les régions touchées par le tsunami afin de publiciser sa campagne en faveur d’une reconnaissance et une légitimité internationales. De son côté, le LTTE qualifie l’attitude du gouvernement de centralisée et « majoritaire ».

À voir comment vont les choses actuellement, les défis amenés par le tsunami n’ont fait qu’aggraver une situation déjà si complexe et difficile. Il faut néanmoins que la campagne pour une solution politique juste, fondée sur le fédéralisme et l’autodétermination interne, la démocratie, les droits de la personne et le pluralisme, se poursuive.

Le Sri Lanka n’a pas d’autres options s’il souhaite une paix légitime et durable.

Fédérations vol. 4, no 4 / 2005 www.forumfed.org