La nouvelle loi de Washington relative aux recours collectifs marque-t-elle la fin des grands règlements entre consommateurs et sociétés productrices de tabac ou autres grands pollueurs?

C’est le reproche adressé par ses critiques au « Class Action Fairness Act » de 2005, une loi sur l’équité en matière de recours collectifs, adoptée en février dernier au Congrès américain, à

la demande pressante du utilisèrent avec succès ce genre d’actions groupées président George W. Bush. De pour lutter contre la politique gouvernementale qui leur côté, les partisans de cette les discriminait en raison de leur race.

loi croient qu’elle mettra fin aux poursuites futiles intentées par En 1966, la Cour suprême révisa ces règles. Cette

des avocats qui obtiennent un pourcentage prélevé sur le montant adjugé par le tribunal à leurs clients. Ceux qui s’y opposent pensent qu’elle limitera fortement les recours contre les industries qui polluent et qui vendent des produits pouvant causer des blessures ou la mort des consommateurs.

Cette loi limite le pouvoir de l’appareil judiciaire des états dans le contexte des actions collectives en justice. Ces actions sont intentées au nom d’un grand nombre de plaignants, sans relation entre eux, en vue de la réparation d’un préjudice commun. Dans ce genre de procédures, les plaignants invoquent souvent le fait qu’un produit commercial ou un service financier a occasionné des dommages à leurs usagers.

Le plus important dans le cas d’un recours collectif, c’est que toutes les personnes qui ont subi un préjudice suite à l’usage d’un produit ou d’un service, tel que défini dans la poursuite – et donc pas seulement ceux qui ont intenté le procès – ont droit à une part du dédommagement. Dans certaines procédures qui touchaient une proportion importante de la population, l’industrie s’est vue contrainte de payer d’énormes compensations.

Cette nouvelle loi « sur l’équité » a été largement soutenue par les associations et les sociétés du monde des affaires, et son adoption illustre le remaniement du système américain de fédéralisme judiciaire par l’administration Bush. Il y a eu un changement des frontières prévues par la Constitution entre l’appareil judiciaire fédéral et celui des états, et cette mutation profite aux intérêts du secteur privé.

Richard A. Brisbin, Jr. est professeur agrégé de sciences politiques et titulaire d’une bourse Benedum de l’Université de West Virginia. Il est notamment l’auteur de « A Strike Like No Other Strike: Law and Resistance During the Pittston Coal Strike of 1989-1990 » (2002) et de « Justice Antonin Scalia and the Conservative Revival » (1997).

Les recours collectifs comme politique sociale

C’est en 1938 que la Cour suprême des États-Unis a adopté pour la première fois des règles fédérales de procédure civile, qui ont permis à des plaignants lésés pour les mêmes motifs de s’unir en tant que catégorie de personnes et d’agir collectivement en

justice.

Dans les années 50 et 60, les Afro-Américains

réforme permit au gouvernement de reconnaître, par le biais de procédures fédérales, des droits constitutionnels aux minorités raciales et religieuses, aux personnes souffrant de maladie mentale, ainsi qu’aux prestataires de services gouvernementaux.

Les avocats en ont aussitôt profité pour intenter une pléthore de recours collectifs devant les juges des états en alléguant toute une série de préjudices communs découlant des pratiques financières du milieu des affaires, des produits manufacturés (tels que l’amiante, le tabac, les armes à feu, les produits pharmaceutiques et les automobiles), mais aussi de la détérioration de l’environnement causée par le déversement de produits polluants sur les sols et

dans les eaux. Les recours collectifs sont devenus une pratiquecourante, presque institutionnelle, aux États-Unis, une pratique qui régit les industries et crée une politique sociale.

Porter des procès devant les tribunaux fédéraux

Cette loi sur l’équité modifie drastiquement la législation américaine. Elle remanie le fédéralisme judiciaire américain, les actions collectives privées et le pouvoir des sociétés.

La loi modifie le droit des plaignants de choisir devant quelle instance leur recours collectif sera présenté; c’est ce qu’on appelle la « diversity jurisdiction » dans le système judiciaire. LaConstitution des États-Unis de 1787 instaura le système de la dualité des juridictions afin de couper court à toute controverse politique. Les tribunaux des états reçurent la compétence de juger les crimes commis à l’intérieur de leurs frontières et de régler la plupart des conflits civils. Les tribunaux fédéraux furent chargés de juger les crimes et conflits civils lorsque le gouvernement fédéral y était partie, lorsque des terres fédérales étaient concernées ou que plusieurs états ou un pays étranger étaient impliqués.

Il y a deux siècles, le Congrès conféra aux tribunaux fédéraux – ainsi qu’aux tribunaux des états – la compétence de statuer sur les litiges impliquant des citoyens de différents états, affaires connues sous le nom de « diversity of citizenship cases », en adoptant, en 1789, une loi sur l’appareil judiciaire fédéral. Le but était d’éviter que les tribunaux des états privilégient la partie originaire de l’état où l’affaire était jugée.

Forum des fédérations

Fédérations vol. 4, no 4 / 2005

De plus, la Cour suprême autorisa les défendeurs à transférer devant un tribunal fédéral ce genre d’actions, initialement intentées devant un tribunal d’état, en alléguant simplement que le cas relevait du droit fédéral constitutionnel ou statutaire, ou que le tribunal d’état avait fait preuve de « mauvaise foi » ou de discrimination à leur égard.

La loi sur l’équité accroît sensiblement le rôle des tribunaux fédéraux quant aux causes impliquant des citoyens de différentsétats. À quelques exceptions près, elle impose aux tribunaux fédéraux de déclarer recevable toute action collective dès lors que plus du tiers des membres du groupe sont issus de plus d’un état. Cette situation risque de se produire dans la plupart des affaires relatives à des préjudices causés par des produits manufacturés.

Cette loi permet également aux sociétés poursuivies dans le cadre d’un recours collectif de demander plus facilement que leur cause soit portée devant un tribunal fédéral. Le défendeur n’a pas besoin de démontrer la mauvaise foi du juge; il faut simplement que le recours collectif comprenne un groupe de citoyens représentant une diversité minimale d’états, que le groupe compte au moins 100 membres, et que le montant litigieux total atteigne cinq millions de dollars. Ce changement évite aux sociétés que des procès leurs soient intentés devant des tribunaux des états où le jury est issu de communautés pauvres, minoritaires ou à tendance libérale, et peut être moins enclin à défendre les intérêts des grandes sociétés.

Ces réformes renforcent l’autorité des juges fédéraux en matière d’élaboration de politiques lorsque les parties défavorisées ou les plaignants poursuivent un gouvernement d’état, une administration locale ou une société commerciale.

Comme si cela n’était pas suffisant, la loi modifie les règles relatives aux actions à parties multiples. Elle introduit une nouvelle forme d’« action de masse » dans la pratique du droit américain. Si 100 plaignants ou plus ne peuvent être considérés comme un groupe éligible au recours collectif, mais qu’ils disputent les mêmes questions de droit et de fait, leur cause tombe sous la rubrique d’« action de masse ». Dans ce cas, la loi stipule que chaque demandeur individuel revendiquant 75 000 $ ou plus doit porter sa cause devant un tribunal fédéral, alors que ceux qui revendiquent moins de 75 000 $ doivent s’en remettre aux tribunaux des états. Les défenseurs peuvent utiliser cette loi pour diviser ceux qui les poursuivent dans ce type de cas. Si les plaignants n’ont subi que de légers préjudices (p. ex. payer un trop-perçu pour un produit), il en coûtera souvent trop cher pour entamer des poursuites. Ainsi, tout en accroissant encore une fois l’autorité des tribunaux fédéraux, cette clause pourrait permettre aux sociétés de diminuer leurs frais judiciaires.

La loi modifie également comment les avocats des plaignants sont payés. Les avocats qui défendent des plaignants dans le cadre de recours collectifs reçoivent en principe un « honoraire conditionnel ». Mais la loi a modifié les modalités de ces honoraires conditionnels. Les avocats de la partie plaignante reçoivent un pourcentage – allant en général de 20 à 40 pour cent – du montant alloué à leurs clients en cas de succès; ils ne sont pas rémunérés s’ils perdent leur procès.

Cette loi peut également modifier le mode de réparation du préjudice. Outre l’indemnisation proprement dite pour les dommages occasionnés, les juges ou jurys des tribunaux desétats aux États-Unis ont la possibilité d’accorder au plaignant des « dommages-intérêts punitifs », une sorte de sanction additionnelle infligée à l’inculpé pour le dissuader de recommencer son activité délictueuse à l’avenir, pratique supposée donc éviter toute récidive de la part du défendeur ou de tout autre auteur potentiel.

Les lois des états prévoient rarement de plafond pour les dommages-intérêts punitifs. Ceux-ci sont des octrois discrétionnaires, qui peuvent atteindre plusieurs centaines de millions de dollars. Ce type de dédommagement offre une incitation financière pour intenter un recours collectif lorsque le litige porte sur un produit de consommation dont le montant de la réparation serait relativement bas, par exemple un dispositif de contraception ou un enregistrement sur disque compact. Dans les causes entendues par les tribunaux fédéraux, en revanche, des règlements limitent les compensations punitives, et la Cour suprême a établi des lignes directrices afin de contrôler ce type d’allocations. C’est la raison pour laquelle la juridiction fédérale en matière de recours collectifs permet parfois aux sociétés faisant l’objet d’un procès d’éviter de devoir payer des dommages-intérêts punitifs élevés.

Le clivage politique

Derrière ces réformes légales se profile une lutte politiqueacharnée. Le monde des affaires aux États-Unis, par le biais surtout du groupe d’intérêt qu’est la Chambre de commerce desÉtats-Unis, a toujours considéré que les procédures de recours collectifs et les décisions judiciaires en faveur des consommateurs desservaient les intérêts des sociétés. Selon le monde des affaires, ces arrêts ont pour effet d’accroître les primes d’assurance, les dépenses liées à la gestion des risques, les restrictions sur l’exploitation des ressources naturelles et les frais judiciaires. Les lobbyistes du monde des affaires se plaignent que ces frais supplémentaires diminuent la capacité concurrentielle des firmes américaines dans l’économie mondiale et sacrifient des emplois.

Ils ont cherché à faire avancer leur cause en sponsorisant des candidats politiques, pour la plupart issus du Parti républicain, mais aussi en faisant pression pour limiter les recours collectifs et faire réviser les règles juridiques qui augmentent leurs primes d’assurance. De leur côté, les minorités, les consommateurs et les milieux écologiques, appuyés par leurs avocats, ont tenté de contrecarrer l’influence du monde des affaires au moyen de contributions et d’alliances auprès de législateurs du Parti démocrate, au niveau fédéral et dans les états. L’adoption, en 2005, de la Loi sur l’équité en matière de recours collectifs représente une victoire pour le milieu des affaires.

Ironie du sort, cette loi, soutenue par les républicains, tend au renforcement des devoirs et de l’autorité en faveur du pouvoir judiciaire fédéral. Or, depuis les années 30, le Parti républicain est un fervent défenseur des états et d’un gouvernement décentralisé; il s’est toujours opposé à ce que le gouvernement fédéral joue un plus grand rôle et a tenté d’obtenir que la réglementation fédérale accorde une large marge de manœuvre aux entreprises américaines. Ses porte-parole, dont Tom DeLay, leader de la majorité à la Chambre des représentants, pestent souvent contre l’« activisme » du pouvoir judiciaire fédéral. Et pourtant cette loi permet au monde des affaires de fédéraliser les procédures judiciaires et d’octroyer de nouvelles compétences aux juges fédéraux, magistrature qui, selon leprésident de la Cour suprême des États-Unis, William Rehnquist, un républicain conservateur, traverse déjà une « crise financière ».

L’enseignement qu’il faut tirer de cette loi, c’est que le fédéralisme est loin d’être un principe immuable de la gouvernance constitutionnelle américaine. Tout au contraire, il est souvent considéré comme un symbole permettant de justifier certains objectifs de politique partisane. Mais la centralisation des pouvoirs entre les mains du gouvernement fédéral représente une menace pour le fédéralisme, une situation dont s’inquiètent généralement le milieu des affaires et les républicains. Ces inquiétudes tendent à disparaître dès que les intérêts du milieu des affaires sont en jeu. C’est ce qui s’est passé avec la promulgation de cette loi qui a renforcé le pouvoir judiciaire fédéral au détriment des juges des états.

Fédérations vol. 4, no 4 / 2005 www.forumfed.org