Observations comparatives

JOHN KINCAID

Les douze constitutions examinées ici forment un échantillon représentatif des 25 pays fédéraux dans le monde.1 La plus ancienne, celle des États-Unis

d’Amérique (1788), voisine avec la plus récente, celle de la République d’Afrique du Sud (1996). Quant aux pays étudiés, ils s’étendent de l’Australie, qui compte

seulement six États constituants, à la Russie qui comprend 89 « sujets de la fédération », sans compter la Belgique avec sa fédération duale de trois régions territoriales et trois communautés linguistiques non territoriales, représentant en tout cinq unités constituantes, parce que la Flandre est à la fois une communauté et une région. Cet échantillon comprend des fédérations du monde entier de common-law et de droit continental, des fédérations parlementaires et non parlementaires, de même que des fédérations très homogènes comme l’Allemagne et très hétérogènes – comme l’Inde.

Ces exemples illustrent la diversité du constitutionnalisme fédéral et la flexibilité

de l’idée fédérale, qui a su s’adapter aux spécificités de douze pays. En tant que telle, chaque constitution reflète l’histoire, la culture et les expériences politiques de son pays, de même que les caractéristiques de sa population. Il n’existe donc aucun archétype de constitution fédérale, mais bien plutôt une variété de modèles dans laquelle les rédacteurs de constitutions puiseront leur inspiration. La pertinence de chaque formule dépend des objectifs poursuivis par les constituants et des circonstances auxquelles ils sont confrontés au moment d’organiser un système fédéral, associant des éléments d’autonomie [self-rule] et de participation [shared rule].

FÉDÉRALISME ET CONSTITUTIONNALISME

Le mot « fédéral » vient du latin foedus qui signifie « traité ». Ce terme désigne un partenariat, ou une union, dans laquelle des individus ou des groupes consentent volontairement à se réunir pour poursuivre des buts communs, mais sans abandonner leurs droits ou leurs identités fondamentales. Un traité représente

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un concept théologique et une idée politiquequi se distinguent (1) des gouvernements organiques fondés sur un ancêtre commun et (2) des gouvernements basés sur la conquête – ce qu’Alexander Hamilton appelait en 1787 des gouvernements basés sur la contingence ou la force plutôt que sur « la

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réflexion et le choix ».

Le fédéralisme et les termes qui lui sont associés (notamment fédéral et fédération) font référence à un mode de gouvernement et à une manière de gouverner librement choisis, permettant de parachever l’unité tout en préservant la diversité, grâce { l’union constitutionnelle de communautés

politiques distinctes en une seule communauté politique limitée, et pourtant aussi intégrante que le serait un État nation. L’union peut résulter de l’agrégation de communautés politiques séparées, voire indépendantes, au sein d’une

fédération (par ex. les États-Unis), ou alors de la désagrégation ou de la transformation de jure ou de facto d’un État unitaire en aménagement de type fédéral (par ex. la Belgique et l’Afrique du Sud). Dans les deux cas, le pouvoir est divisé et réparti entre (1) un ordre de gouvernement général (fédéral ou

national) doté de certaines responsabilités s’étendant { la globalité de sa

juridiction (ou de la nation), comme la défense nationale et la politique monétaire, et (2) des ordres de gouvernement territoriaux (que les territoires constituants s’appellent États, provinces, Länder, républiques ou cantons), qui disposent en règle générale de larges responsabilités de nature locale comme l’éducation, l’aménagement du territoire, les autoroutes, les soins de santé et la sécurité publique et qui sont également représentés, en règle générale paritairement, dans le législatif national. La plupart des fédérations disposent de deux ordres de gouvernement : national et régional. Quelques unes (par ex. l’Inde, le Nigeria et l’Afrique du Sud) reconnaissent les collectivités locales

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comme un troisième ordre.Chaque ordre de gouvernement conserve cependant le droit d’agir directement sur les individus dans sa sphère d’autorité (par ex. taxes, amendes ou règlements).

Bien qu’une union fédérale soit en principe librement consentie, il se peut qu’en

pratique des facteurs « hobbesiens » et des contraintes majeures, conjuguées à des motivations positives, encouragent également la création d’une fédération, notamment face au manque d’enthousiasme de la part de quelques-unes, voire

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de toutes ses communautés politiques constituantes.De fait, dans certaines circonstances, les alternatives politiques sont flagrantes : l’anarchie ou la tyrannie, au lieu du fédéralisme. En conséquence, les politiques fédérales tendent

{ demeurer dynamiques au fil du temps, plusieurs forces s’affrontant qui préconisent plus ou moins de décentralisation au sein de plus ou moins d’unité.

Une dynamique essentielle du fédéralisme demeure l’antagonisme entre la règle de la majorité, nécessaire pour l’unité, et les droits des minorités, indispensables

à la diversité. Une des principales justifications du fédéralisme moderne, énoncée en premier lieu par James Madison dans les Federalist Papers de 17871788, est la nécessité de restreindre la règle de la majorité simple, dans un État

nation souvent vaste et hétérogène, de manière { prévenir l’émergence d’une tyrannie de la majorité susceptible d’écraser les droits des minorités ou de supprimer leurs identités. C’est la raison pour laquelle une constitution fédérale

limite habituellement la règle de la majorité nationale simple (autrement dit cinquante pour cent des voix plus une), pour proposer à sa place (1) des mécanismes de consentement mutuel et des règles de majorités qualifiées destinées { encourager la formation d’un consensus, conjugués à (2) une séparation des pouvoirs au sein des ordres de gouvernement et une répartition des compétences entre différents gouvernements autonomes ou semi autonomes, de manière à empêcher la concentration des pouvoirs aux mains d’une seule instance gouvernementale, et enfin à (3) une Haute cour chargée de résoudre les conflits et de sauvegarder la Constitution.

Simultanément, une fédération doit se préoccuper des tyrannies, majoritaire ou minoritaire, qui peuvent émerger dans les communautés politiques qui la constituent, comme l’existence de l’esclavage dans les États du sud des États-Unis pendant les 75 premières années de leur histoire, suivie par près d’un siècle de ségrégation et d’oppression raciales digne de l’apartheid. De la même manière, l’application stricte de la loi islamique [charia] qui prévoit notamment la lapidation des femmes adultères dans certains États du Nord du Nigeria viole

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les conventions des droits humains universellement acceptées.

Le désir de la communauté francophone du Canada de protéger ses droits et de préserver son identité linguistique et culturelle, face à la majorité anglophone, illustre à merveille une caractéristique des fédérations contemporaines, qui regroupent des communautés raciales, culturelles, ethniques, religieuses et/ou linguistiques disposant d’une assise territoriale. Par contraste, les auteurs de la Constitution sud-africaine ont voulu réhabiliter la majorité noire du pays après des décennies de prédominance de la minorité blanche, tout en protégeant chaque citoyen d’une règle majoritaire qui pourrait devenir oppressive. Dans des fédérations plus homogènes comme l’Allemagne, le Mexique ou les États-Unis, le but poursuivi, même s’il n’est pas toujours couronné de succès, consiste {

contrecarrer la domination tyrannique de la nation par un seul et unique parti

politique ou groupe d’intérêt, qu’il représente une majorité ou une minorité de la

population.

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Un système fédéral nécessite en règle générale une constitution écrite, parce

qu’il repose sur un accord volontaire qui, comme tout contrat d’une certaine importance, mérite d’être couché sur le papier. Une constitution est également essentielle parce qu’une fédération se compose de communautés politiques

rassemblant des cultures, des coutumes, des préférences et des institutions politiques fort différentes. De plus, une fédération rassemble assez souvent un territoire et/ou une population relativement importants. Une constitution non écrite, telle que la tradition l’attribue { la Grande-Bretagne, n’est pas souhaitable pour un système fédéral parce que, pour se révéler efficace, une telle constitution exige le partage de coutumes enracinées dans une histoire commune. Par

ailleurs, une constitution écrite s’impose parce qu’en principe une fédération ne

dispose pas de pouvoirs qui lui sont propres ; elle apparaît comme une création de ses unités fédérées. Dans la pratique, bien entendu, il peut y avoir un régime préexistant, mais l’abandon ou la transformation de ce régime nécessitera fort probablement un processus de rédaction constitutionnelle. Enfin, une constitution écrite sert à préciser la division et la répartition des compétences entre les divers ordres de gouvernement de la fédération.

Une constitution est généralement conçue comme une loi, fondamentale ou organique, définissant les orientations fondamentales du pays : les buts, les

pouvoirs et leurs limites, les institutions, l’organisation et le fonctionnement de

son ou de ses gouvernements. Une constitution énumère les fonctions publiques et précise comment il y sera pourvu, et elle répartit les pouvoirs et les responsabilités entre ces organes. Une constitution sert aussi de norme

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fondamentale qui a le caractère d’obligationet elle représente dès lors également un moyen d’intégration. Plus important encore, une constitution

définit les relations essentielles entre le peuple et ses gouvernants, y compris sa représentation. Au XVIIIe siècle, époque à laquelle cette idée a germé, une constitution paraissait nécessaire pour protéger les droits individuels et

l’autonomie personnelle contre l’arbitraire du pouvoir. Voil{ pourquoi les constitutions imposent des limites { l’exercice du pouvoir, notamment en

énumérant des droits inaliénables. Cependant, dès le XXe siècle, une constitution

n’a plus seulement représenté un mécanisme permettant de brider le gouvernement. Elle devait aussi permettre d’attribuer des compétences { ce dernier, surtout pour préserver sa capacité de promouvoir la justice sociale et le bien-être.

BUTS ET OBJECTIFS CONSTITUTIONNELS

On rédige des constitutions fédérales pour toutes sortes de buts et de raisons. Au Brésil, en Inde, au Mexique, au Nigeria et aux États-Unis, il s’agit d’accompagner la fin du colonialisme, dans une tentative de préserver l’unité tout en instaurant

une démocratie fédérale. Certaines constitutions fédérales cherchent à édifier une structure démocratique sur les vestiges d’une histoire dictatoriale, comme en Russie en 1993 et en Afrique du Sud en 1996. D’autres constitutions fédérales

sont rédigées pour restaurer la démocratie, comme en Allemagne en 1949, au Brésil en 1988 et au Nigeria en 1999. D’autres constitutions encore, comme celles d’Australie et du Canada, reflètent plutôt des considérations pragmatiques, alors que d’autres enfin, comme en Belgique et en Suisse, illustrent des processus

évolutifs qui ont pour but de faciliter la coexistence de communautés culturelles relativement hétérogènes.

Un objectif commun à toutes les constitutions fédérales consiste à créer un État nation moderne. En fait, si l’on prend la fondation des États-Unis comme point de départ du fédéralisme moderne, par opposition au confédéralisme pré moderne, alors le fédéralisme moderne vise l’édification et la préservation de l’État nation. En pratique, toutes les constitutions modernes aspirent à une union perpétuelle. Le fédéralisme n’est bien entendu pas le seul moyen de bâtir un État nation ; il n’en est d’ailleurs même pas le moyen principal, mais il peut se révéler un choix

judicieux là où des peuples hétérogènes et/ou un vaste territoire et une nombreuse population militent en défaveur d’une gouvernance démocratique unitariste. C’est cette recherche de l’État nation qui aide à comprendre les tendances à la centralisation observées dans de nombreuses fédérations, mais aussi les tensions qui surviennent dans les fédérations multinationales, quand la construction de l’État nation reste contestée, voire controversée.

L’objectif clé d’une constitution fédérale demeure l’instauration d’un cadre stable

de législation fondamentale, permettant au fédéralisme et à la démocratie de fonctionner pacifiquement et efficacement dans le long terme, même lorsque surviennent des turbulences dues à la dégradation constitutionnelle. Dans ce but,

le modèle institutionnel se révèle important, comme d’ailleurs le processus par

lequel une constitution fédérale est rédigée et adoptée. En règle générale, des discussions et des négociations de bonne foi entre tous les acteurs concernés se révèlent indispensables, dans un contexte marqué par la confiance, la modération et la volonté de résoudre pragmatiquement les problèmes.

Incontestablement, les objectifs à atteindre et les problèmes à résoudre lors de

l’élaboration d’une constitution fédérale se révèlent cruciaux pour concevoir les

institutions et définir les orientations constitutionnelles. Celles-ci se révéleront sensiblement différentes selon que l’objectif prédominant consiste { organiser la défense commune, le développement économique, l’unité nationale, la

coexistence de communautés culturelles, la restauration de la démocratie ou d’autres buts encore. Dans certains cas, ces objectifs sont clairement énoncés, comme dans le Préambule de la Constitution des États-Unis ou de l’Inde. Ce dernier se montre fort précis en exprimant l’intention d’instaurer « une République souveraine, socialiste, laïque et démocratique ». D’autres constitutions, comme celles de l’Australie, de la Belgique et du Mexique, ne formulent pas clairement ou formellement de tels objectifs ; ceux-ci découlent au contraire du modèle constitutionnel lui-même.

Les auteurs d’une constitution fédérale visent dans la plupart des cas des objectifs fort différents. Certains souhaitent privilégier l’unité nationale ; d’autres mettent l’accent sur la coexistence des communautés culturelles ; d’autres

encore favorisent le développement économique. Il peut donc se révéler

nécessaire pour les auteurs d’une constitution de se mettre d’accord (ou pas) sur certains sujets, de manière à pouvoir progresser sur les objets consensuels

permettant d’atteindre un accord immédiat, tout en instaurant des institutions facilitant la résolution à long terme des conflits sur d’autres questions. C’est l{ une autre des raisons pour lesquelles il n’existe pas de constitution fédérale idéale pouvant servir de modèle ; la plupart d’entre elles possèdent un caractère éclectique, reflet des compromis sur les orientations constitutionnelles et des négociations sur les valeurs, effectuées entre des acteurs qui poursuivent des objectifs divergents et se sont laissés inspirer par plusieurs constitutions

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fédérales.

Incontestablement, une caractéristique universelle de la rédaction constitutionnelle tient au fait que les auteurs puisent leur inspiration dans les

constitutions existantes. Aujourd’hui encore, plusieurs fédérations abouties comme le Canada, l’Allemagne ou la Suisse se font les avocats du

constitutionnalisme fédéral. Mais les caractéristiques saillantes des constitutions

fédérales modernes doivent être trouvées dans l’héritage (1) de la tradition coloniale britannique, qui a favorisé l’orientation fédéraliste de l’Afrique du Sud, de l’Australie, du Canada, des États-Unis, de l’Inde, du Nigeria et d’autres pays encore, mais aussi (2) des effets autant positifs que négatifs de la Constitution américaine sur la rédaction constitutionnelle en Allemagne, en Australie, au Brésil, au Canada, au Mexique, au Nigeria, en Suisse et ailleurs.

Une vision classique des raisons pour lesquelles une fédération voit le jour, c’est que « les politiciens qui proposent l’option [du fédéralisme] désirent étendre leur contrôle territorial, habituellement […] pour répondre à une menace extérieure, militaire ou diplomatique, » alors que ceux « qui acceptent l’option, sacrifiant un peu de leur indépendance sur l’autel de l’union, […] le font en raison de certaines menaces ou d’obligations extérieures de nature militaro

diplomatiques. » 9 Ces justifications découlent des prémisses de l’État nation contenues dans le fédéralisme moderne, mais elles peuvent également être considérées comme un truisme, dans la mesure où la paix et la sécurité font nécessairement partie des objectifs de toute constitution fédérale, raison pour laquelle, dans une fédération, toutes les compétences (ou du moins les plus

importantes) en matière d’affaires étrangères et de défense sont confiées au

gouvernement central. Pourtant, ces considérations de défense peinent à

expliquer pourquoi une constitution fédérale représente bien plus qu’un simple

traité de paix et pourquoi les constitutions fédérales sont dominées par des

domaines qui n’ont rien { voir avec les affaires extérieures ou la défense. La plupart de celles qui ont été rédigées au cours de ces dernières décennies n’ont pas été motivées par des raisons d’affaires étrangères ou de défense. Même la Constitution des États-Unis la doyenne cherche en plus de la « paix

intérieure » et d’une « défense commune », à « instaurer la justice […], promouvoir le bien-être général et apporter les bienfaits de la Liberté à nous

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mêmes et à notre postérité. »

Alors que la liberté représentait déjà un objectif essentiel aux yeux des Pères fondateurs américains, l’instauration ou la restauration de la liberté, de la démocratie et d’une forme républicaine de gouvernement est devenue un but

récurrent des constitutions fédérales qui ont suivi la deuxième Guerre mondiale, { commencer par l’Allemagne en 1949, où le fédéralisme a été conçu comme une barrière structurelle contre le totalitarisme. Les constitutions fédérales n’atteignent pas toutes ce but, mais celui-ci ne relève pas simplement de la rhétorique.

Un autre objectif général consiste { stimuler l’économie par la création d’un

marché commun. En conséquence, les constitutions fédérales confient habituellement au gouvernement national des compétences en la matière, tout

en s’efforçant de réduire ou d’éliminer les entraves au commerce et { la mobilité entre les communautés politiques constituant la fédération. L’orientation sociale de la plupart des rédacteurs de constitutions fédérales conduit également à des mécanismes de redistribution des richesses (notamment la péréquation fiscale) entre les communautés politiques constituantes, visant à réduire la pauvreté et à promouvoir le développement économique à travers toute la fédération.

Une moitié au moins des constitutions fédérales examinées dans ce volume Belgique, Canada, Inde, Nigeria, Russie et Suisse dépeignent comme un objectif essentiel les efforts pour faire coexister une mosaïque de races, d’ethnies, de

religions, de cultures et/ou de langues à base territoriale, de manière à préserver tout { la fois les identités culturelles et l’unité nationale. Le Préambule de la Constitution suisse, par exemple, rappelle la détermination des cantons « à vivre ensemble leurs diversités dans le respect de l’autre et l’équité ». En accordant aux diverses communautés culturelles d’un pays l’assurance d’un certain partage du pouvoir politique national, couplée avec (1) certaines mesures d’autonomie

pour les collectivités locales et (2) des procédures pour le maintien de la négociation, de la consultation et de la résolution des conflits, un aménagement constitutionnel de type fédéral peut, au fil du temps, court-circuiter les

sécessions, arrondir les angles d’un communautarisme militant, encourager l’intégration politique et socio-économique des communautés culturelles et enfin renforcer le rôle constitutionnel de la législation.

Cette volonté de coexistence [ou encore accommodement] peut émaner soit des

minorités culturelles qui acceptent le fédéralisme comme prix de l’unité nationale, soit d’une majorité nationale cherchant { construire ou { renforcer l’unité nationale face aux forces centrifuges. Dans les deux cas, la réussite

dépendra largement de la manière dont les encouragements en faveur du rapprochement des communautés seront capables de surpasser tout à la fois les phénomènes négatifs, qui poussent au repli des communautés, et les contre encouragements qui entraînent la division des communautés.

Quoi qu’il en soit, les fédérations reposant pour l’essentiel sur une diversité

culturelle à base territoriale sont habituellement en proie à des doutes récurrents, voire parfois à des crises, opposant les forces centrifuges et centripètes. Certaines fédérations peuvent même imploser à la première opportunité politique ({ l’exemple des anciennes Tchécoslovaquie, Yougoslavie et URSS). Dans des situations où la diversité culturelle prend un caractère fractionnel, les responsables du gouvernement central, qu’ils représentent une majorité ou une minorité nationale, sont en droit de craindre qu’une constitution fédérale n’institutionnalise la marche vers la désagrégation et la sécession, en drainant vers la périphérie les compétences et le soutien électoral en provenance du centre, et peut-être aussi en ouvrant la boîte de Pandore des revendications de type communautariste.

Pour discréditer le fédéralisme, ses adversaires citent donc volontiers les exemples des fédérations multiculturelles qui ont échoué, surtout la Yougoslavie

qui s’est effondrée dans un bain de sang. Mais ces fédérations brisées se révélaient, dès l’origine, des structures arbitraires, construites par la contrainte et maintenues par un parti politique autoritaire, dépourvu de toute responsabilité démocratique vis-à-vis du peuple. De leur côté, les fédérations multiculturelles stables et démocratiques trouvent leurs racines dans le volontarisme et sont soutenues par un processus quasiment permanent de discussions et de négociations. Bien entendu, dans certaines situations, un communautarisme militant peut conduire au rejet de toute proposition de négociation fédérale et revendiquer à sa place une indépendance nationale complète. Néanmoins, là où le fédéralisme se révèle un remède potentiel à un multiculturalisme querelleur, on rencontre des exemples couronnés de succès dont les auteurs de constitutions peuvent tirer de précieux enseignements.

Quelques [rares] constitutions fédérales contiennent des principes directeurs qui fournissent au gouvernement des instructions sur la manière de poursuivre certains objectifs et certains idéaux, comme le principe de démocratie économique et sociale inscrit dans la Constitution de l’Inde. Celle du Nigeria met l’accent sur la souveraineté populaire et sur l’idée que le gouvernement se trouve

au service du bien-être du peuple tout en poursuivant les principes de démocratie et de justice sociale. Elle oblige également le gouvernement fédéral à

promouvoir l’intégration nationale en mettant { disposition les moyens

nécessaires pour encourager la libre circulation, entre les États, des hommes, des biens et des services ; pour garantir l’intégralité de ses droits { tout citoyen,

qu’il réside au Nigeria ; pour promouvoir les mariages mixtes entre les divers groupes religieux, ethniques, linguistiques et territoriaux ; et pour développer un

sentiment d’appartenance { la nation et de loyauté envers elle, capable de

prendre le pas sur les loyautés sectorielles et sectaires.

De tels principes se révèlent habituellement rhétoriques et non justiciables. En

conséquence, même s’ils reflètent des aspirations aussi admirables qu’évidentes,

ils ont tendance à se concrétiser difficilement dans la pratique. En fait, leur

simple présence dans la constitution évoque plutôt une tentative d’officialiser,

sur le papier, des principes et des objectifs qui paraissent essentiels à une bonne gouvernance fédérale, tout en admettant qu’ils demeurent encore très peu institutionnalisés dans la culture politique du pays.

Quelques [rares] constitutions font également une place aux devoirs

fondamentaux des citoyens, comme l’obligation incombant aux citoyens indiens

« de se soumettre à la Constitution et de respecter ses idéaux et ses institutions, de même que le Drapeau national et l’Hymne national » et « de sauvegarder la propriété publique et de renoncer à la violence ». La Constitution du Mexique, qui distingue entre les nationaux et les citoyens, fixe certaines obligations à

chacun d’eux. Par exemple les citoyens doivent, parmi d’autres obligations, s’enregistrer sur la liste fiscale de leur municipalité, accepter de siéger aux

fonctions élues et « remplir les fonctions électives et celles de jurés ».

LES CARACTÉRISTIQUES DES CONSTITUTIONS FÉDÉRALES

La plupart des constitutions fédérales résultent d’un processus qui s’apparente moins à un big bang qu’{ une longue gestation, englobant souvent les expériences constitutionnelles préalables, qu’elles aient été couronnées de succès ou pas. La Constitution américaine, par exemple, a été précédée par les

Articles de Confédération de 1781, des accords d’union non constitutionnels antérieurs (notamment le Congrès continental), dix-huit constitutions d’États et des centaines de documents régionaux et locaux de nature constitutionnelle,

rédigés dans les colonies en quelque 170 années. L’Acte constitutionnel canadien

de 1982 a suivi cinq aménagements constitutionnels antérieurs remontant à la Proclamation royale de 1763, alors que la Constitution suisse de 1848 a reflété

575 ans d’histoire confédérale comportant de nombreux traités d’alliance entre

les divers cantons, remontant à la antiqua confoederatio de 1273. Dans ces pays et d’autres encore – notamment la Belgique et l’Allemagne , les développements antérieurs ont contribué au succès comparatif des démocraties constitutionnelles fédérales contemporaines.

De ce point de vue, l’actuelle septième Constitution du Brésil et la cinquième du

Nigeria apparaissent plus problématiques, toutes deux ayant suivi des échecs constitutionnels, des ruptures de la démocratie et des coups d’État militaires. Certaines constitutions très récentes, comme celles de Russie (1993) et de l’Afrique du Sud (1996) ont connu, par nécessité, des périodes de gestation plus brèves, bien que leurs concepteurs aient bénéficié de l’expérience de nombreux

aménagements fédéraux, plus ou moins réussis, à travers le monde entier. Ces

nouvelles constitutions doivent encore subir l’épreuve du temps.

En comparaison, deux fédérations stables, paisibles et démocratiques le Canada et la Suisse – abritent d’importantes communautés politiques qui n’ont pas

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ratifié la constitution fédérale, en l’occurrence le Québec au Canada et sixdes 26 cantons suisses, qui n’ont accepté aucune des trois constitutions de la Suisse moderne. Celle de 1848 a été rejetée par huit cantons, celle de 1874 par dix cantons et celle de 1999 par douze cantons. Et pourtant les fédérations de Suisse et du Canada sont généralement considérées comme des modèles de réussite !

Certaines constitutions fédérales sont succinctes (par ex. la Constitution américaine) ; d’autres longues et complexes, comme celle de l’Inde (la plus longue de toutes), qui a représenté un défi encore jamais relevé par les constitutionnalistes occidentaux : parachever une constitution pour un État

nation extrêmement hétérogène et de la taille d’un continent. Pour les nations

postcoloniales, au surplus, une constitution représente un important symbole

d’indépendance nationale. De leur côté, certaines constitutions font preuve d’une

longévité remarquable, comme la Constitution américaine avec ses 217 ans, qui demeure la plus ancienne constitution écrite encore en vigueur au monde (avec seulement 27 amendements). D’autres constitutions connaissent des existences éphémères, pratiquement imperceptibles. Bien que Thomas Jefferson ait

prétendu qu’un pays devait adopter une nouvelle constitution tous les 19 ans, pour s’assurer que chaque nouvelle génération ne soit pas gouvernée par les fantômes du passé, presque tous les auteurs de constitutions ont, dans les faits,

estimé que des changements si fréquents ne pouvaient qu’encourager les factions, inciter aux conflits, perpétuer l’instabilité et miner le gouvernement démocratique. En conséquence, les auteurs tentent d’insuffler { leurs constitutions fédérales une stabilité multigénérationnelle, quoique sans rigidité.

La manière dont une constitution est respectée varie également d’un État fédéral à un autre. Aux États-Unis, la Constitution fédérale est tellement révérée qu’elle est souvent considérée comme le troisième Texte sacré de la nation, après la

Bible et la Déclaration d’indépendance (1776). En Australie au contraire, la plupart des citoyens n’accordent aucune déférence, ni même aucune attention particulière à leur Constitution fédérale. De la même manière, le degré selon lequel une constitution fédérale est considérée comme une loi supérieure ou fondamentale varie entre les fédérations. En règle générale, la constitution sera

plus aisément considérée comme une loi supérieure lorsqu’elle remplit une

] de laLoi fondamentaleallemande)״eternity clause ״[

fonction essentielle de légitimation pour l’entité fédérale, lorsque les lois

peuvent être annulées pour violation de la Constitution et lorsque les constitutions ne sont pas soumises à des amendements trop fréquents.

Une hiérarchie des valeurs à plusieurs niveaux

Une caractéristique souvent négligée des constitutions fédérales, c’est leur

stratification, la hiérarchie des valeurs commençant au sein même du texte constitutionnel et se poursuivant { l’extérieur avec les lois, les documents et les réglementations judiciaires de nature quasi-ou paraconstitutionnelle. De nombreuses constitutions fédérales contiennent une hiérarchie de valeurs protégées de tout amendement par des dispositions spécifiques. Cela signifie en tout premier lieu que certains articles (par exemple la « clause d’éternité »

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ne peuvent absolument pas être amendés. Certaines autres dispositions, bien que n’étant pas spécifiquement soustraites aux modifications, sont structurées d’une manière qui rend de facto leur amendement inconcevable d’un point de vue politique, comme la représentation paritaire de toutes les unités constituantes dans une Chambre du parlement national.

Les dispositions soustraites aux amendements sont habituellement celles qui concernent les droits et l’ordre fédéral. La « clause d’éternité » de la Loi fondamentale allemande protège la division du pays en Länder, la participation de ces derniers à la législation fédérale et les principes fondamentaux énoncés aux Articles 1 et 20, comme la séparation des pouvoirs, la protection des droits de l’homme et de la dignité humaine, l’État de droit, la démocratie et la protection sociale. En Inde, la suprématie de la Constitution, la forme républicaine et démocratique du gouvernement, le caractère laïc de la Constitution et la nature séculière de l’État, la séparation des pouvoirs et le caractère fédéral de la Constitution sont considérés comme intangibles. Au Brésil ne sont pas considérés les amendements visant l’abolition du système fédéral, la séparation des pouvoirs, le suffrage universel secret et les droits individuels. En

d’autres termes, les constitutions fédérales n’envisagent pas le fédéralisme

comme temporaire ou transitoire, mais bel et bien comme permanent.

Néanmoins, nombre de constitutions fédérales prévoient au moins deux méthodes pour amender des dispositions constitutionnelles différentes, chacune présentant une difficulté décroissante. Ainsi, modifier certaines dispositions

exige un vote du parlement { la majorité qualifiée, alors qu’en changer d’autres

requiert la majorité simple. De la même manière, certains amendements

nécessitent l’approbation d’une certaine proportion des communautés politiques constituantes, tandis que d’autres pas.

La hiérarchie des valeurs est souvent protégée par des majorités qualifiées (par ex. deux tiers ou trois quarts) pour certains objets, mais aussi par l’exigence de doubles majorités (ou majorités duales) pour d’autres matières. De telles réglementations reflètent l’orientation générale des constitutions fédérales, éloignées des simples règles majoritaires et privilégiant des prises de décisions basées sur de larges majorités ou sur des consensus, le meilleur moyen de

protéger les minorités tout en promouvant l’unité.

Autre facette de cette stratification : la manière dont le droit international humanitaire (les conventions internationales relatives aux droits humains) prend une place prépondérante dans certaines constitutions rédigées après 1945 par exemple en Allemagne et en Afrique du Sud. Dans ce dernier pays, chaque

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tribunal doit « prendre en compte le droit international » en interprétant la Charte des droits, et la priorité doit être donnée dans toute la mesure du possible à une loi nationale conforme au droit international. Ces conventions internationales n’existaient pas en 1787 lorsque la Constitution américaine fut rédigée, mais la Déclaration d’Indépendance en est venue { être considérée, surtout après la présidence d’Abraham Lincoln (1861 – 1865) comme la plus haute directive légale pour la Constitution. D’autres règles importantes peuvent se trouver ailleurs que dans la constitution, comme l’Australia Act de 1986, qui met fin à la souveraineté britannique. En Belgique, des lois spéciales paraconstitutionnelles précisent les détails des compétences transférées aux régions et aux communautés, à la lumière des principes fondamentaux exprimés dans la Charte fondamentale. La Constitution du Brésil prévoit que le Congrès adopte des « lois supplémentaires » pour appliquer certaines dispositions, comme les conditions d’exercice des compétences concurrentes.

Dans certaines fédérations, comme aux États-Unis, les constitutions des États ou des provinces viennent compléter la constitution nationale, en ce sens que cette dernière ne peut pas fonctionner sans l’appui des institutions et des fonctions

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instaurées par les constitutions régionales.Pour terminer, la plupart des fédérations connaissent un corpus de droit constitutionnel, ensemble de décisions jurisprudentielles qui interprètent la constitution nationale et, dans de rares pays, celles des États ou des provinces. En résumé, la constitution

fonctionnelle complète d’une fédération se présente rarement comme un simple

document, lisse et sans coutures.

Les dispositions spécifiquement fédérales

En plus des questions abordées par toutes les constitutions, une constitution fédérale doit (1) définir les unités constituantes (États, provinces ou cantons) et déterminer s’il y a deux ou trois ordres de gouvernement, (2) préciser l’étendue

de l’intégrité territoriale et de l’autonomie ou de la souveraineté des unités constituantes, (3) prévoir l’admission de nouveaux membres dans l’union, (4)

déterminer le rôle des unités constituantes dans la composition et le fonctionnement du gouvernement national, (5) fournir des mécanismes et des institutions permettant la responsabilisation des citoyens par tous les ordres de gouvernement, (6) prévoir la représentation à la fois des citoyens et des communautés politiques constituantes dans les institutions du gouvernement national, (7) répartir les pouvoirs (ou les compétences) entre les divers ordres de gouvernement, (8) définir quels pouvoirs doivent relever exclusivement de chaque ordre, et lesquels doivent être implicitement ou explicitement concurrents, (9) décider de l’attribution des pouvoirs résiduels, (10) instaurer des mécanismes et/ou des institutions permettant de résoudre les conflits entre les ordres de gouvernement, surtout quant à la répartition des compétences,

(11) prévoir des réglementations touchant les relations intergouvernementales (en l’occurrence fédérales, provinciales, locales) et inter juridictionnelles (en l’occurrence interprovinciales et intercommunales), sans oublier leurs

obligations mutuelles, (12) stipuler la suprématie du droit fédéral dans la sphère gouvernementale nationale d’autorité constitutionnelle, (13) prévoir une norme minimale en matière de protection des droits humains par le gouvernement fédéral et tous les gouvernements fédérés, (14) prévoir une haute Cour pour arbitrer ou trancher la division et la répartition des pouvoirs entre les divers

ordres de gouvernement et (15) instaurer des procédures d’amendement qui

protègent la hiérarchie des valeurs choisie par les fondateurs de la constitution,

et qui respectent l’équilibre entre la stabilité constitutionnelle et l’adaptation aux

changements historiques.

Simultanément, la plupart des constitutions fédérales contiennent des dispositions mort-nées, inefficaces ou obsolètes. Au Canada par exemple, le gouvernement fédéral dispose d’un « pouvoir de réserve et de désaveu » lui permettant de rejeter les lois provinciales. Il en a fait usage dans le passé, mais cette compétence est tombée en désuétude. La plupart des constitutions fédérales contiennent également des dispositions « dormantes », qui paraissaient à première vue inoffensives et sans conséquences mais sont devenues

prépondérantes au fil de l’histoire du pays. Pour reprendre un exemple canadien,

le droit de dépenser les ressources publiques du gouvernement fédéral est devenu dans les faits le moteur de ce que de nombreux officiels provinciaux considèrent comme des intrusions dans les domaines traditionnellement réservés aux provinces.

Les sources de la légitimité

La source (ou les sources) de cette autorité souveraine permettant de rédiger une constitution varient d’un pays fédéral { l’autre. La célèbre formule « Nous le

Peuple » [« We the People »] de la Constitution américaine attribue la souveraineté au peuple, bien qu’une ambiguïté encore et toujours discutée demeure quant à savoir si ce « Nous le Peuple » s’adresse { l’ensemble du peuple des États-Unis ou aux différents peuples des 50 États. La Constitution américaine

n’a pas été ratifiée par un référendum national, mais par une convention démocratiquement élue dans chaque État. Les Constitutions du Brésil, de l’Inde et du Mexique sont considérées comme des émanations du peuple de l’État nation dans son ensemble. La Constitution russe ne reconnaît aucune autre source de pouvoir que le peuple multinational de Russie ; dès lors, la seule

souveraineté présumée est celle de la fédération. Cela exclut l’existence de deux ordres de pouvoir souverain, chacun d’eux bénéficiant de son indépendance { l’intérieur d’un système unique de pouvoir étatique ; en conséquence, cela n’autorise même pas une souveraineté « limitée » pour les républiques ou toute autre unité de la fédération. De la même manière, en Inde, l’existence de l’Union n’est pas envisagée comme le fruit d’un accord ou d’un traité entre les États, parce que ceux-ci ne possédaient aucune souveraineté avant cette union.

Adoptant une position intermédiaire, la Constitution belge est considérée comme une émanation de la nation et non pas directement du peuple. La Constitution suisse représente, quant à ses effets, un contrat entre les individus qui

constituent l’ensemble du peuple de la Suisse aussi bien qu’un contrat entre les

peuples des différents cantons. Au Canada, la question demeure controversée de savoir si la Constitution est, ou doit être, un contrat entre deux peuples (en

l’occurrence les Anglais et les Français), entre plusieurs peuples (en l’occurrence

les Autochtones, les Anglais et les Français), entre dix provinces et trois territoires ou encore entre tous les citoyens du Canada.

Seules quelques rares constitutions fédérales, comme celles d’Australie et de Suisse, ont été soumises par voie de référendum { l’approbation ultime du

peuple dans son ensemble et/ou des peuples des unités politiques constituantes. Au cours de ces dernières décennies, la tendance s’est instaurée de convoquer une assemblée constituante ou constitutionnelle spéciale, généralement élue, pour rédiger un projet de Constitution et le soumettre à une large consultation auprès du public, plutôt que de recourir à une constitution élaborée par un corps législatif ordinaire ou octroyée par un monarque. L’adoption définitive peut impliquer le corps législatif national ordinaire et/ou ceux de tout ou partie des communautés politiques constituantes.

LES DIMENSIONS NATIONALES DES CONSTITUTIONS FÉDÉRALES

Toutes les constitutions fédérales contiennent des dispositions qui s’appliquent { l’ensemble de la nation, transcendent les ordres intergouvernementaux,

répartissent les compétences, instaurent les institutions nationales, organisent leur fonctionnement etc.

Les droits

À l’exception de l’Australie15, toutes les constitutions examinées ici énumèrent des droits et des libertés civiles protégés (notamment la liberté d’expression et de religion), des droits procéduraux (surtout en ce qui concerne la justice pénale) et des droits politiques (par exemple le droit de vote et celui de remplir des fonctions publiques). Les droits protégés dans ces trois catégories sont

sensiblement les mêmes d’une constitution { l’autre, bien que des fluctuations

subsistent. La propriété, par exemple, est protégée dans certaines constitutions

(notamment en Allemagne) mais pas dans d’autres (notamment au Canada). On rencontre également des différences quant { l’importance qui leur est accordée, comme les dispositions extrêmement strictes touchant la séparation de l’Église et de l’État dans la Constitution du Mexique. Au surplus, certaines constitutions (en l’occurrence en Allemagne et au Mexique) intègrent les conventions

internationales sur les droits humains, comme la Déclaration des droits de l’homme des Nations Unies ou la Convention européenne des droits de l’homme.

Plusieurs constitutions notamment celles de l’Afrique du Sud, du Brésil, du Nigeria, de Russie et de Suisse contiennent une quatrième catégorie de droits, communément appelés droits sociaux. Ceux-ci incluent, parmi d’autres, le droit { l’éducation, aux soins de santé, au logement, au travail, aux loisirs et d’autres de

la même veine. Des droits économiques et culturels variés sont ainsi énumérés dans la Constitution russe, comme le droit à des négociations pour des conventions collectives de travail et le droit de grève, le droit à la sécurité sociale

pour les personnes âgées et en cas de maladie, d’invalidité ou de perte du soutien de famille, le droit d’élever ses propres enfants, le droit { l’assistance sanitaire et médicale gratuite, le droit { l’éducation, de même que le droit { participer { la vie culturelle, d’utiliser les institutions culturelles et de préserver ses valeurs

culturelles. Pourtant, ces droits sociaux se révèlent souvent difficiles à mettre en

œuvre et { juger. La Constitution suisse ne garantit que peu de droits sociaux (notamment le droit { l’éducation de base), mais elle reconnaît plusieurs buts

sociaux (notamment des garanties en matière de sécurité sociale et de soins de santé) qui, eux, ne confèrent aucun droit d’accès aux services gouvernementaux. De la sorte, ces déclarations de droits sociaux tiennent souvent plus de la rhétorique que de la contrainte, bien que de rares cours suprêmes, comme celle de l’Afrique du Sud, aient tenté de les concrétiser.

Nombreuses sont les constitutions fédérales qui prévoient la suspension de

certains droits au niveau national en cas d’urgence. La Constitution américaine, par exemple, autorise la suspension de l’habeas corpus en temps de rébellion ou d’invasion, mais aucun autre droit n’est touché, du moins constitutionnellement. On trouve une variation sur ce thème avec la disposition de dérogation [notwithstanding clause] de la Charte canadienne des droits et des libertés de 1981. Cette disposition permet aux provinces de se soustraire à certains principes en matière de droits, et autorise l’application d’une loi provinciale pour des périodes renouvelables de cinq ans, permettant ainsi de déroger à l’application de certains droits de la Charte constitutionnelle. Les droits démocratiques, la liberté de circulation et d’établissement et les droits linguistiques ne peuvent cependant pas être soumis à cette disposition de dérogation.

Chose intéressante, en dépit des engagements pris par le fédéralisme sur la question de la diversité, les douze constitutions examinées consacrent peu de protections directes ou explicites des droits collectifs ou communautaires. L’accent y est plutôt mis sur les droits individuels, y compris celui de parler une langue et d’appartenir { une culture. Bien que la Constitution de l’Afrique du Sud, par exemple, reconnaisse le « droit { l’autodétermination pour toute communauté partageant un héritage culturel et linguistique commun », on n’y trouve pas seulement la prépondérance des droits individuels, qui correspond à la préférence marquée de ses auteurs pour la démocratie majoritaire, mais

également une pointe d’hostilité envers les droits collectifs, en raison de l’histoire de l’apartheid dans le pays. En lieu et place donc, les droits communautaires sont généralement protégés de manière indirecte par le biais

des libertés d’association, d’expression, de religion et d’autres libertés analogues.

Structurellement, ils peuvent également être protégés par la représentation, les gouvernements régionaux et locaux, le partage des pouvoirs, les règles touchant

la distribution des services et d’autres mécanismes semblables.

La répartition des pouvoirs ou des compétences

Toute constitution fédérale doit prévoir une répartition des pouvoirs, surtout de ceux qui doivent être exécutés par le gouvernement national. Certains d’entre eux seront délégués exclusivement à un ou plusieurs ordres de gouvernement, tandis que d’autres seront considérés comme concurrents – ce qui signifie qu’ils peuvent être exercés à la fois par le gouvernement national et par ceux des États membres. En règle générale, une constitution fédérale définit également dans quelle juridiction seront portées les compétences résiduelles, à savoir celles qui peuvent légitimement être exercées par un niveau de gouvernement sans pour autant être énumérées dans la constitution.

Dans une fédération, les pouvoirs habituellement attribués au gouvernement national, la plupart du temps de manière exclusive, comprennent le commerce intérieur et international, la monnaie nationale et la politique monétaire, la banque centrale, les douanes et les impôts indirects, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et les impôts sur le revenu, les affaires étrangères, la défense nationale, les

services postaux, les patentes et droits d’auteur, les poids et mesures, les services sociaux, la détermination de la citoyenneté, l’immigration, les principaux

services publics, certaines ressources naturelles, le droit pénal et la navigation aérienne. Bien entendu, parmi les fédérations existantes, une infinie variété de compétences sont accordées de diverses manières aux gouvernements nationaux, rendant par là même toute généralisation impossible.

Certaines constitutions fédérales (notamment celles de l’Inde, du Nigeria et de la Russie) contiennent une liste explicite de compétences concurrentes. Parmi celles qui sont énumérées dans la Constitution russe, par exemple, figurent

l’établissement de lignes directrices pour l’organisation des institutions

gouvernementales et des collectivités locales ; la réglementation de la propriété,

de l’utilisation et de la gestion de la terre, des ressources minérales, de l’eau et

des autres ressources naturelles ; la délimitation du domaine public ; la protection des monuments historiques et culturels ; la prise en charge des

questions générales touchant la socialisation de la jeunesse, l’éducation, la culture, la culture physique et le sport ; l’établissement de lignes directrices en matière de taxation dans la fédération ; et pour finir la préservation de l’environnement originel comme du mode de vie traditionnel des petites communautés ethniques. Le gouvernement fédéral et les gouvernements des sujets de la Fédération peuvent légiférer dans les domaines de l’administration, de la procédure administrative, du travail, de la famille, du logement, du

territoire, de l’eau et des forêts, mais également sur les mines, les ressources minérales et la protection de l’environnement. Au Canada, cette concurrence de pouvoirs touche l’agriculture, les forêts, l’électricité, l’exportation des énergies non renouvelables et l’immigration, de même que les retraites et l’assistance aux personnes âgées. Dans d’autres constitutions fédérales, comme celle des États-Unis, on ne trouve pas de liste des compétences concurrentes, bien qu’un

immense espace de concurrence existe pourtant sur les plans politiques et judiciaires (par exemple, le gouvernement fédéral et 42 États prélèvent des impôts sur le revenu tout à fait indépendamment les uns des autres). Dans

d’autres cas, comme en Belgique, il n’existe pas vraiment de compétences concurrentes : le système fédéral s’y révèle bien plutôt hautement dualiste.

Un excès de dualisme peut cependant freiner la coopération et la coordination intergouvernementales, comme au Brésil et potentiellement en Belgique, où le besoin de coordination se fait immense et où le système doit imposer la coopération, seul moyen permettant aux divers niveaux de gouvernement d’accomplir leurs tâches. Inversement, un excès de pouvoirs concurrents et de coopération peut, comme en Allemagne, empêcher une prise de décision efficace, et même conduire à des blocages.

Dans les domaines relevant de la compétence ou de la juridiction conjointe de la fédération et de ses unités constituantes, le droit fédéral a presque invariablement la primauté, et les États fédérés ne peuvent adopter de lois et de réglementations que si elles se conforment à celui-ci. Au Canada cependant, il existe un domaine concurrent, les retraites pour personnes âgées et les prestations complémentaires, dans lequel le droit provincial conserve la priorité (de manière à permettre au Québec de maintenir son propre système de retraites). En Afrique du Sud, la Constitution tente d’imposer certaines contraintes au gouvernement national en prévoyant que le droit national prend habituellement, mais pas obligatoirement, le pas sur le droit provincial incompatible, en fonction des circonstances.

La vaste expérience des fédérations analysées ici démontre que les compétences

concurrentes ont servi de catalyseurs { l’expansion des compétences fédérales.

Bien que dans ce domaine, en règle générale et en principe, le gouvernement national soit censé adopter uniquement des législations cadres, dans les faits il a tendance à prendre des dispositions très détaillées qui réduisent

progressivement la marge de manœuvre des gouvernements constituants. C’est ce que l’on constate de manière très claire en Afrique du Sud, en Allemagne, en

Inde, au Mexique et en Russie. Plus fort encore, au Mexique, le gouvernement fédéral a tenté pendant longtemps de rallonger la liste des compétences concurrentes, de manière à pouvoir, comme dans le proverbe fourrer son nez, envahir les compétences des États constituants. (En Inde le Parlement de l’Union peut même, dans certaines circonstances, adopter des lois touchant les compétences octroyées aux États). Cette expansion des compétences fédérales par le biais des compétences concurrentes semble se renforcer dans les

fédérations où le gouvernement fédéral perçoit l’essentiel des revenus de la

fédération avant de les redistribuer aux gouvernements constituants.

Dans la plupart des fédérations examinées ici, une tendance connexe à la précédente semble être le renforcement du droit pénal fédéral, même quand celui-ci a relevé exclusivement ou substantiellement de la compétence des gouvernements constituants. En 1798, Thomas Jefferson a rappelé, s’opposant aux Lois fédérales sur les étrangers et sur la sédition fraîchement adoptées [Alien and Sedition Acts], que la Constitution américaine « déléguait au Congrès le pouvoir de punir la trahison, la contrefaçon des valeurs et de la monnaie ayant cours aux États-Unis, les actes de piraterie et de félonie commis en haute mer et

les violations du droit des nations, mais aucun autre crime quel qu’il soit. »16 À

l’heure actuelle on dénombre plus de 3 000 lois pénales fédérales, y compris quelque 50 lois prévoyant la peine de mort. Aux États-Unis, cette explosion du droit pénal fédéral résulte pour une bonne part des députés au Congrès, qui cherchent à se présenter aux yeux de leurs électeurs comme des « durs » envers le crime ; cependant de manière plus générale, les développements technologiques, sociaux et internationaux modernes semblent avoir conduit à cette tendance, à laquelle le terrorisme pourrait bien donner encore un coup

d’accélérateur. Au Mexique en revanche, une certaine effervescence a entouré la

restitution aux États de quelques compétences pénales, de manière à accroître

l’efficacité et l’efficience de la justice criminelle.

Autre subtilité dans la répartition des compétences : contrairement { l’Australie, au Canada et aux États-Unis par exemple, où chaque ordre de gouvernement dispose des pouvoirs exécutifs ou administratifs lui permettant d’exécuter ses propres compétences législatives, de manière { ce qu’aucun gouvernement ne

soit dépendant des autres pour agir selon sa propre volonté, certaines fédérations comme l’Allemagne, l’Inde ou la Suisse connaissent une séparation constitutionnelle entre d’une part les compétences législatives fédérales et d’autre part l’autorité mettant en exécution la législation fédérale. Concrètement, alors que le gouvernement fédéral dispose du pouvoir de légiférer dans de nombreux domaines politiques, habituellement en matière de politique intérieure et concurrente, cette législation doit être exécutée ou administrée par les gouvernements constituants. De la sorte, le pouvoir législatif se trouve largement centralisé tandis que le pouvoir administratif demeure décentralisé.

Une autre spécificité contemporaine dans la répartition des compétences est son caractère ou bien symétrique ou bien asymétrique. Dans le premier cas, qui caractérise toutes les fédérations étudiées à une exception près la Russie, bien que l’Inde représente également une exception partielle – les communautés politiques constituantes se trouvent toutes sur un pied d’égalité, dans le sens où la constitution leur attribue les mêmes pouvoirs et/ou les mêmes compétences résiduelles, mais aussi un statut identique vis-à-vis des autorités centrales. En revanche, avec une répartition asymétrique, les collectivités politiques

constituantes ne sont pas sur le même pied, parce que certaines d’entre elles

bénéficient de plus de compétences constitutionnelles et/ou résiduelles que

d’autres. Il n’est cependant pas rare que certaines asymétries émergent de facto

au fil du temps, dans des fédérations pourtant caractérisées par leur symétrie constitutionnelle.

Les compétences résiduelles appartiennent aux communautés politiques constituantes en Allemagne, en Australie, au Brésil, aux États-Unis, au Mexique,

au Nigeria, en Russie et en Suisse. Elles demeurent l’apanage du gouvernement central en Afrique du Sud, au Canada et en Inde la fondation de ces trois pays

ayant été motivée par des objectifs centralisateurs. En Belgique, elles relèvent en

fait du gouvernement national, même si la Constitution précise qu’elles

ressortissent aux régions et aux communautés. Au Brésil, bien que les compétences résiduelles appartiennent aux États, la Constitution fédérale se

révèle tellement détaillée que ces derniers n’ont plus guère de marge de manœuvre.

L’on croyait autrefois que la localisation des compétences résiduelles revêtait

une importance fondamentale, parce que leurs détenteurs se trouvaient dans une position leur permettant constamment de défendre et de renforcer leurs pouvoirs, au détriment des autres ordres de gouvernement. L’expérience a prouvé que c’est rarement le cas. Au Mexique, le fait que les compétences résiduelles appartiennent aux États n’a pas pu contrebalancer la longue tradition d’un gouvernement présidentiel hautement centralisé, dirigé au surplus par un

parti unique. Au Canada, elles furent attribuées au niveau fédéral, venant ainsi renforcer en partie la volonté de créer une fédération centralisée ; pourtant à

l’heure actuelle le Canada est généralement considéré comme une des

fédérations les moins centralisées. Inversement, les États américains ont insisté pour conserver les compétences résiduelles ; cela n’a pas empêché le système fédéral des États-Unis de devenir à de nombreux aspects très centralisé. Tant au Canada qu’aux États-Unis, la position des compétences résiduelles s’est révélée trompeuse parce que les tribunaux ont interprété de manière extensive les compétences spécifiquement énumérées, et de manière restrictive celles qui ne

l’étaient pas.

Compétences fiscales et monétaires

Étant donné le principe “Qui paie commande”, la répartition des compétences en matière d’impôts, de dépenses et d’emprunts revêt souvent une importance cruciale, voire décisive. Parmi les douze fédérations examinées ici, on remarque

une extraordinaire variété dans l’aménagement des systèmes fiscaux, mais de

manière générale, que ce soit par choix constitutionnel, par développement historique et/ou par préférence gouvernementale, le gouvernement national de la plupart des fédérations s’attribue la plus grande partie des revenus fiscaux, parfois même la part du lion. En Australie par exemple, le Commonwealth engrange près de 82 pour cent des revenus fiscaux. Bien que, dans toutes les fédérations, les compétences fiscales soient réparties entre les niveaux national, régional et local, de telle sorte que chacun d’eux puisse percevoir ne serait-ce qu’une partie de ses propres revenus, ce sont en règle générale les collectivités locales, suivies par les unités constituantes, qui disposent de la compétence la plus modeste pour prélever leurs propres revenus.

Les principales sources de revenus sont les impôts sur les entreprises, les impôts sur le revenu des personnes, les impôts à la consommation (notamment la TVA et la taxe de vente), les droits de douane et les impôts indirects, de même que les impôts fonciers. Les droits de douane et les impôts indirects sont habituellement attribués exclusivement au gouvernement fédéral. Tous les autres impôts importants sont répartis, de manière exclusive ou concurrente, entre les niveaux fédéral, régional et local, les impôts fonciers demeurant habituellement une

prérogative locale. Cependant, même l{ où l’autorité fiscale reste concurrente, le gouvernement fédéral s’arroge fréquemment la plus grande partie des revenus ; dans certains cas (notamment au Brésil), le gouvernement fédéral détermine également les régimes et les taux qui s’appliquent { la fiscalité dans les États et les collectivités locales.

En conséquence, chaque fédération doit entreprendre des transferts fiscaux, le gouvernement national représentant habituellement la source des transferts les plus considérables vers les gouvernements constituants et/ou locaux. À leur tour, les États, les provinces ou les cantons reversent des revenus à leurs collectivités locales. De nombreuses constitutions fédérales stipulent que le gouvernement national doit partager certaines ressources avec les régions et/ou les collectivités locales. En Allemagne par exemple, le produit de certains impôts, comme l’impôt sur le revenu et les sociétés, revient conjointement au Bund, aux Länder et aux municipalités. D’autres transferts financiers dans la fédération relèvent de la discrétion du gouvernement national. Pour l’essentiel, ces

transferts peuvent être inconditionnels ou soumis à des conditions (domaines parfois mentionnés dans la constitution). Inconditionnels, ils permettent au

niveau qui les reçoit d’en disposer de la manière qui lui paraît la mieux

appropriée. Soumis à condition, ils obligent leurs bénéficiaires à dépenser les

fonds d’une manière et pour des buts définis par le gouvernement national. Les

leaders des communautés politiques constituantes préfèrent habituellement les transferts inconditionnels. À leur tour, certains transferts financiers n’obligent pas le gouvernement receveur d’ajouter des fonds de ses poches ; d’autres peuvent le contraindre à compléter en rajoutant une certaine proportion de ses propres deniers. Certains transferts sont répartis sur la base simple de calcul par gouvernement ou par habitant ; d’autres, en fonction de formules parfois fort complexes et souvent controversées. À l’occasion, certains transferts peuvent se révéler compétitifs, en ce sens que l’octroi des subventions dépend de la nature des propositions exprimées par les destinataires et de leur approbation finale pour subvention.

À l’exception des États-Unis, toutes les fédérations examinées ici se sont engagées dans l’une ou l’autre forme de péréquation financière autrement dit une redistribution des revenus (habituellement à partir du gouvernement central, mais en Allemagne également des Länder les mieux lotis) en faveur des

unités constituantes les moins favorisées, de manière { s’assurer qu’elles

puissent toutes fournir des services publics à des niveaux comparables ou équivalents à leurs citoyens, à des niveaux d’imposition fiscale eux aussi comparables. Quant à savoir jusqu’{ quel point le programme de péréquation concrétise cette volonté d’égalisation, cela varie d’une fédération { l’autre.

Certains sont basés sur une formule convenue (par exemple en Allemagne, en Belgique, au Canada et en Suisse), alors que d’autres (par exemple en Australie, en Inde et au Nigeria) le sont sur les recommandations périodiques de commissions permanentes ou temporaires, habituellement indépendantes. La

Constitution du Nigeria a instauré une commission pour l’équité fiscale, la

Revenue Mobilization Allocation and Fiscal Commission, (Commission fiscale de mobilisation et de répartition des revenus), qui doit « revoir régulièrement les formules de répartition des revenus et les principes de fonctionnement [pour les États], de manière à garantir leur adaptation aux fluctuations circonstancielles. »

La péréquation financière est un mécanisme établi clairement pour des raisons d’équité; mais de tels programmes sont souvent qualifiés de politiques « de solidarité » ou « de cohésion », parce qu’ils représentent le ciment fiscal de l’unité nationale. Sous cet angle, la péréquation financière peut également être considérée comme une corruption déguisée, permettant aux unités constituantes fortunées de convaincre les plus pauvres de rester dans la fédération ou, à

l’opposé, comme une extorsion déguisée quand ce sont les unités constituantes

aux tendances indépendantistes qui ainsi arrachent des paiements de redistribution comme prix de la paix ou de l’union. De la sorte, des garde-fous sont essentiels pour garantir que les unités constituantes ne substituent pas les fonds de péréquation à leurs propres sources de revenus, offrant dès lors des services à un prix artificiellement bas ; que les fonds versés aux gouvernements des zones défavorisées aident effectivement les personnes nécessiteuses, et finalement que la péréquation fiscale ne devienne pas une incitation à la paresse

qui retarde le développement économique indispensable ou l’émigration hors

des juridictions déshéritées.

De manière générale, les transferts fiscaux intergouvernementaux posent la question de la responsabilité, parce que la décision relative à la dépense y est

dissociée de celle qui touche la taxation. En d’autres termes, plus les politiciens

amateurs de promesses électorales dispendieuses sur le plan fiscal auront d’abord à se confronter { l’épreuve de taxation auprès des contribuables, plus leur comportement en matière d’impôts a de fortes chances d’en être un de responsabilité engageant leur responsabilité électorale. Dans la plupart des fédérations, cela semble vraiment représenter un facteur essentiel pour expliquer la prédominance du niveau national en matière de revenus. Les officiels élus dans les unités constituantes sont souvent ravis, et même désireux de laisser le gouvernement fédéral prendre les principales décisions fiscales, aussi longtemps que celui-ci se montre généreux dans le partage de ses revenus.

Dans certaines fédérations (notamment l’Australie avec l’impôt sur le revenu), les unités constituantes refusent même d’exercer certaines prérogatives en matière de taxation, préférant abandonner la collecte des impôts au gouvernement fédéral pour en retour un partage des revenus (si possible sous une forme inconditionnelle).

Il existe encore bien d’autres questions en la matière, par exemple : existe-t-il des règles d’immunité fiscale intergouvernementale, empêchant que le

gouvernement national et celui des unités constituantes ne se taxent mutuellement ? Des règles de non-discrimination garantissant que les impôts fédéraux ne fassent pas de distinction entre les communautés politiques constituantes ou des parties de celles-ci ? Des règles de taxation non discriminatoire entre les unités constituantes ? Et enfin des règles régissant la taxation extraterritoriale par les unités constituantes ?

La règlementation des emprunts par les gouvernements varie elle aussi d’une fédération { l’autre. Parfois, comme aux États-Unis, le gouvernement fédéral et les États empruntent de manière indépendante, chacun suivant ses propres règles pour ses propres emprunts. En conséquence, chaque niveau de gouvernement demeure responsable de ses dettes et de tous les problèmes causés si elles se révèlent excessives ou irresponsables. Dans le même ordre d’idées, en Australie, tant les gouvernement fédéral que des États peuvent emprunter indépendamment, mais leurs emprunts doivent être intégralement transparents et être soumis au contreseing du Conseil national des emprunts [national Loan Council]. Dans de nombreuses fédérations, le gouvernement national est autorisé à réglementer, voire à limiter le crédit des unités constituantes, et parfois même celles-ci n’ont pas le droit d’emprunter directement auprès de sources de financement étrangères. Une question fondamentale demeure, à savoir si le gouvernement national est légalement ou politiquement tenu de subroger les dettes des unités infranationales en cessation

de paiement, parce qu’en l’absence de contrôles adéquats les gouvernements infranationaux sont tentés d’emprunter excessivement dès que le gouvernement national manque à ses obligations.

Une autre source de revenus est représentée par les corporations publiques ou paraétatiques et autres entreprises du même genre. Quand de telles entités existent dans une fédération, elles peuvent être instaurées par les unités constituantes et les collectivités locales en plus du gouvernement national. Mais la globalisation et l’ouverture des économies ont remis en cause l’existence de telles entités ou les ont déplacées vers le secteur privé.

La politique monétaire est rarement partagée. Certes, les communautés politiques constituantes peuvent y jouer un certain rôle par le biais de leurs représentants au sein des instances nationales ou de pressions politiques, mais la politique monétaire relève ordinairement des compétences nationales, dont la

majeure partie s’exerce habituellement par l’intermédiaire d’une banque

centrale indépendante.

Centralisation

Les constitutions fédérales répertoriées dans ce volume varient considérablement en termes de centralisation, de décentralisation ou de non

centralisation. Constitutionnellement, l’Allemagne, l’Australie, la Belgique, le

Canada, les États-Unis et la Suisse peuvent être considérés comme non centralisés dans le sens où « les pouvoirs gouvernementaux y sont ventilés entre

différents centres, dont l’existence et l’autorité sont garantis par la Constitution

17

commune, au lieu d’être concentrés en un seul centre » qui pourrait à son gré centraliser ou décentraliser le système fédéral. L’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde,

le Mexique, le Nigeria et la Russie suivent un continuum centralisationdécentralisation ayant permis à la constitution et/ou au fonctionnement du

système fédéral d’être conçus dans une optique de centralisation. Les pays se lançant dans des transformations sociales et économiques de grande envergure – notamment l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, le Nigeria, sans oublier la Russie de Vladimir Poutine choisissent souvent un fédéralisme plutôt centralisé, convaincus qu’un centre fort se révèle indispensable pour accompagner la mutation, conduire l’intégration politique, promouvoir le développement économique et redistribuer les richesses tout en maintenant l’ordre et la paix. Certains d’entre eux –notamment l’Inde et le Mexique se sont récemment engagés sur la voie de la décentralisation, alors qu’en Russie, Poutine semble avoir enclenché un accroissement exponentiel de la centralisation.

Même dans les fédérations par essence non centralisées, on trouve des tendances à la centralisation ou à la décentralisation. L’Allemagne, l’Australie, les États-Unis et la Suisse se sont engagés durant la plus grande partie du XXe siècle sur la voie de la centralisation, certes à des degrés divers et à des vitesses variables, alors que la Belgique et le Canada ont avancé dans la direction inverse après les années 1950. Les facteurs qui encouragent la centralisation

comprennent notamment l’hégémonie fédérale sur la perception des impôts, l’utilisation par le gouvernement national de ses capacités de dépenser, les interprétations extensives des compétences fédérales par les tribunaux et les

politiciens, l’utilisation par le gouvernement central de ses compétences en matière d’affaires étrangères (notamment la conclusion des traités internationaux), sans oublier l’effervescence dans les unités constituantes, voire parmi les citoyens, en faveur d’une uniformisation accrue des politiques au

niveau national (par ex. pour la réglementation des entreprises) et d’une action globale permettant de résoudre les problèmes sociaux. En règle générale, la décentralisation marquera plutôt les fédérations multiculturelles, au sein desquelles une ou plusieurs communautés politiques constituantes ne cessent de revendiquer un renforcement de leur autonomie.

Mais quand il s’agit d’aiguillonner la centralisation ou la décentralisation, le fonctionnement des partis politiques se révèle peut-être encore plus

18

déterminant.Au Mexique par exemple, le régime à parti unique qui a sévi pendant la plus grande partie du XXe siècle a engendré un fédéralisme hautement centralisé. En Inde, aussi longtemps que le parti du Congrès a dominé la scène

politique, soit jusqu’en 1988, le système fédéral est demeuré résolument centralisé, mais il s’est engagé sur la voie de la décentralisation après que le Congrès eut perdu la majorité au niveau national, que des partis régionaux et basés dans les États se furent lancés dans l’arène politique et que des gouvernements de coalition eurent fait leur apparition aux commandes de l’Union. De manière générale, plus le système des partis se révèle nationalisé et centralisé, et plus le système fédéral le sera également.

Les institutions fédérales ou nationales

Les fédérations passées à la loupe dans cette étude connaissent des systèmes parlementaires – l’Allemagne, l’Australie, la Belgique et le Canada ou présidentiels le Brésil, les États-Unis, le Mexique, le Nigeria et la Russie ou hybrides – comme l’Afrique du Sud, l’Inde et la Suisse. En règle générale, le parlement national manifeste un certain bicaméralisme, une de ses chambres (en

l’occurrence un sénat) devant représenter les communautés politiques constituantes de la fédération. Simultanément, qu’elles instaurent un régime parlementaire ou présidentiel, la plupart des constitutions prévoient d’une manière ou d’une autre la séparation des pouvoirs entre les différentes branches du gouvernement national.

Aucun système ne paraît incontestablement supérieur aux autres, et chacun inscrit à son bilan des actifs et des passifs. Un inconvénient du parlementarisme demeure sa propension à favoriser le fédéralisme exécutif, autrement dit la domination de la politique par les exécutifs nationaux et régionaux, qui fourbissent des accords souvent en catimini, avec une participation limitée voire nulle du public, limitant même la participation de la plupart des députés de leurs législatures respectives.

Un régime parlementaire peut également susciter quelques tensions, comme en

Australie, entre l’idée selon laquelle la constitution représente une limite au

pouvoir et la notion classique en vertu de laquelle le parlement demeure

l’autorité suprême et doit donc bénéficier d’une liberté et d’une souplesse

pleines et entières. Il peut également exister des divergences entre la flexibilité constitutionnelle existant dans chaque niveau de gouvernement, et les limites constitutionnelles imposées aux relations entre les niveaux de gouvernement et à la protection de leurs compétences respectives.

Un inconvénient du système présidentiel, c’est qu’il peut donner naissance { une présidence de type impérialiste, comme hier au Mexique, aujourd’hui en Russie

et demain peut-être au Nigeria. Le présidentialisme permet peut-être mieux

encore que le fédéralisme exécutif d’offrir une prise de décisions rapide et

efficace, mais il peut entraîner un système fédéral sur la voie de la centralisation, pour peu que les pressions culturelles adéquates et les contrôles institutionnels sur les actions du président fassent défaut. Les fédérations encore peu développées, dans lesquelles l’État de droit est demeuré faible, ont tendance à adopter un système présidentiel, pur ou hybride, mais qui peut mal tourner. En 2004 le président Poutine a quasiment décrété que les gouverneurs et présidents de régions en Russie seraient dorénavant désignés par le président fédéral avant

d’être intronisés par les parlements régionaux, au lieu d’être élus par leurs unités

constituantes. Il a également décrété que les élections à la Douma dans les districts seraient remplacées par une représentation proportionnelle basée sur des listes de partis nationales. Les décisions de Poutine ont été soutenues par de

nombreux leaders régionaux.19 « La Russie a toujours été un État unitaire » a rappelé Dmitriy Rogozin, leader du parti de la Mère patrie [the Motherland party], avant d’ajouter que Poutine façonnait un fédéralisme plus organique qui permettra notamment « d’éviter que des barons et des oligarques régionaux

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outrecuidants n’exercent un chantage sur le centre fédéral ». D’autres leaders régionaux ont semble-t-il été incités par les menaces du Kremlin à soutenir

Poutine ou { refuser de s’y opposer.

Une constatation frappante commune aux douze exemples présentés ici est la généralisation du manque de capacité ou de volonté des secondes Chambres, censées représenter les communautés politiques constituantes, de défendre les

pouvoirs de ces dernières contre l’expansionnisme du pouvoir fédéral. Même

quand cette Chambre se révèle puissante, comme en Australie et aux États-Unis, les membres du Sénat votent plus souvent en fonction des partis politiques et

des groupes d’intérêts que pour protéger les unités constituantes. Au Brésil, en dépit de la puissance du Sénat, le système fédéral reste dominé par l’Union. Les gouverneurs d’États exercent un certain contrôle sur les législatifs fédéraux, mais rarement dans le but de réaffirmer les pouvoirs des États par rapport à la fédération. Au Canada, le Sénat demeure désespérément faible. En Afrique du Sud, le fédéralisme exécutif engendré par le parlementarisme a éclipsé le Conseil national des provinces, pourtant copié sur le modèle du Bundesrat allemand. En

Allemagne précisément, le Bundesrat s’est révélé incontestablement efficace dans son soutien des Länder vis-à-vis du pouvoir fédéral ; il ne s’agit cependant pas véritablement d’un sénat, parce qu’il ne dispose d’un veto absolu que dans

certains cas de la législation fédérale. Au surplus, la conjonction entre le fédéralisme exécutif et la tendance manifestée par les électeurs, qui envoient au Bundesrat les partis politiques opposés au parti ou à la coalition majoritaire au Bundestag et au gouvernement, tout cela provoque des impasses politiques et des blocages du processus de décision.

On ne trouve pas seulement une représentation des régions au parlement, de manière formelle ou informelle, mais habituellement aussi dans la branche

exécutive nationale, même si elle n’est pas prévue par la constitution. Le cabinet

et ses ministres comporteront des membres provenant de toutes les communautés politiques constituantes de la fédération ou, lorsque cela se révèle impossible, de toutes les régions et des communautés constituantes les plus importantes du pays. Au Nigeria, le président doit impérativement gagner à sa cause des supporters répartis dans toutes les régions, et pas simplement une majorité nationale. En Suisse l’exécutif est constitutionnellement formé { l’image d’un Conseil fédéral de sept membres. Cependant, bien que la Constitution prévoie qu’il reflète la diversité géographique et linguistique du pays, il est

devenu également une coalition des quatre principaux partis politiques. Dans ce

même ordre d’idées, on rencontre dans chaque fédération une certaine rivalité

entre les forces devant être défendues. Aux États-Unis par exemple, les revendications pour une représentation appropriée des minorités raciales et

ethniques, mais aussi des femmes, entrent en concurrence avec l’accent mis

depuis toujours sur la représentation régionale au sein du cabinet présidentiel.

L’organisation judiciaire diffère elle aussi d’une fédération { l’autre, mais une réelle constante demeure : l’instauration d’une cour suprême ou d’une cour constitutionnelle chargée de résoudre les litiges constitutionnels et légaux mettant aux prises les unités constituantes de la fédération. Au surplus, ces cours représentent les juridictions de dernier ressort pour les causes impliquant la constitution fédérale, le droit fédéral et les traités internationaux. Plusieurs de ces hautes cours – c’est le cas en Afrique du Sud, en Allemagne, en Australie, au Brésil, au Canada, aux États-Unis, en Inde et en Russie sont également compétentes pour prononcer l’inconstitutionnalité d’une loi adoptée par le

gouvernement fédéral, par un gouvernement constituant ou par une collectivité locale. D’ordinaire, les tribunaux de la fédération sont compétents, notamment, en matière de droit constitutionnel, légal et conventionnel de niveau fédéral, dans les cas où le gouvernement national est partie, ceux qui impliquent des gouvernements et des personnes étrangères, les gouvernements de différents unités constituantes et enfin ceux qui impliquent des individus provenant de différentes communautés politiques constituantes.

Certaines fédérations, comme le Brésil et les États-Unis, disposent d’un double système de tribunaux (fédéral et États) qui demeurent indépendants, à

l’exception des causes relevant du droit constitutionnel ou législatif fédéral, et qui peuvent être déférées en appel devant des tribunaux fédéraux. L’Australie dispose elle aussi de tribunaux fédéraux et d’États, mais depuis des décennies le gouvernement du Commonwealth fait essentiellement appel aux tribunaux

régionaux pour répondre { ses besoins judiciaires. L’Allemagne elle aussi connaît

des tribunaux de Länder, dont les décisions peuvent être revues par les tribunaux fédéraux. Le Canada dispose de cours provinciales, de cours conjointes fédérale-provinciales et de cours fédérales, toutes intégrées au sein d’un système judicaire hiérarchisé.

La Constitution russe instaure des cours fédérales dont la compétence s’étend

aux unités constituantes, mais chaque république peut instaurer une cour constitutionnelle, et les unités constituantes qui ne sont pas des républiques [et

qui ne disposent donc pas d’une constitution, mais d’une charte, n.d.t.] peuvent

créer une cour « de charte ». Constitutionnelles ou de charte, les cours régionales interprètent leur propre constitution (ou leur charte), et tranchent également les litiges touchant la conformité des lois et des actions des gouvernements régionaux et locaux avec la constitution ou la charte régionale. Une communauté politique constituante peut également conférer des compétences

supplémentaires { sa cour constitutionnelle (ou de charte), { condition qu’elles correspondent aux buts de la cour et n’empiètent pas sur la juridiction des

tribunaux fédéraux. Dans les faits, toutes les décisions des cours régionales, constitutionnelles ou de charte, sont prises en dernière instance et ne sauraient être déférées en appel à une cour fédérale généraliste ou à la cour constitutionnelle fédérale.

À l’inverse, l’Inde et l’Afrique du Sud disposent chacune d’un système judiciaire unique, intégré et hiérarchisé.

En Suisse, les langues officielles doivent être représentées au sein du Tribunal fédéral (c’est ainsi qu’on appelle la cour suprême), composé de 39 juges provenant des 26 cantons. Au Canada, trois des neuf juges de la Cour suprême doivent provenir du Québec, et les autres régions doivent être équitablement représentées. De manière générale, on rencontre cependant moins d’empressement { la représentation des régions dans les hautes cours fédérales que dans les parlements et les exécutifs fédéraux. En revanche, des critères liés à

la formation, aux connaissances juridiques, { l’expérience judiciaire, au parti politique et { l’orientation philosophique sont tout aussi important, si ce n’est plus, que la région d’origine dans la sélection des juges supérieurs.

Les relations intergouvernementales

En plus de répartir les compétences et de garantir l’autonomie des divers ordres

de gouvernement, le besoin se fait également sentir de règles et de mécanismes propres à faciliter la coopération et la coordination de ces divers niveaux, dans le contexte global de la gouvernance et de l’administration conjointes d’une fédération. La Constitution suisse prévoit même que les cantons et la

Confédération coopèrent et s’entraident mutuellement dans l’accomplissement

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de leurs tâches respectives.D’autres dispositions exhortent les cantons { respecter le droit fédéral et { ne pas agir { l’encontre des intérêts de la Confédération ou des autres cantons. La Constitution de l’Afrique du Sud met elle aussi l’accent sur la coopération et le refus des litiges.

Malgré tout, si l’on cherche au-delà du rôle de la justice pour résoudre les contentieux intergouvernementaux, la plupart des constitutions fédérales énoncent peu [de conditions] sur les institutions ou les procédures des relations intergouvernementales. La majorité des fédérations connaissent des institutions et des procédures chargées d’encourager la coopération et la coordination intergouvernementales ; certaines sont constitutionnelles, mais la plupart ne le sont pas. En Belgique, il existe une Commission de concertation composée de représentants de la fédération et des régions, mais la majorité des problèmes sont résolus par les leaders des partis politiques. En Australie, le Conseil des emprunts d’Australie [Australian Loan Council] jouait autrefois une fonction de coordination en matière d’emprunts. En outre, le gouvernement du Commonwealth peut adopter des lois sur des domaines additionnels auxquels se réfèrent les parlements des États ; il peut également utiliser les tribunaux et les prisons des régions pour des buts fédéraux. La Loi fondamentale allemande prévoit des commissions de planification conjointes Bund-Länder pour des tâches dites communes, mais il existe de nombreux autres mécanismes intergouvernementaux, comme la Conférence des Premiers ministres et les

conférences des autres ministres. L’Inde dispose d’un certain nombre d’institutions formelles, comme la Commission de planification, la Commission financière, le Conseil national de développement, le Conseil interétatique et le

Conseil pour l’intégration nationale. Le Mexique dispose de diverses institutions

statutaires comme le Système pour la coordination nationale de la sécurité publique et le Système pour la coordination fiscale nationale. Le Nigeria a établi un Conseil national des États et une Commission à caractère fédéral [Federal Character Commission]. Pour faire face { l’expansion du pouvoir fédéral et défendre plus efficacement leurs intérêts, les cantons suisses ont instauré en 1993 une Conférence des gouvernements cantonaux. À l’inverse, la Constitution du Brésil ne prévoit pas la moindre institution ou le moindre mécanisme à cet effet. Dans ce pays, les relations intergouvernementales tendent à être dominées par l’Union et { être compétitives, de sorte qu’il existe bien peu d’exemples de coopération entre l’Union et les États ou entre les États, bien qu’en revanche la coopération entre les municipalités se révèle considérable.

Aucune constitution fédérale n’encourage officiellement la compétition entre les

divers ordres de gouvernements ou de juridictions, au titre de contribution à l’amélioration de l’efficacité des services publics et de la responsabilité des

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contribuables.Tout au contraire, chaque fois que les relations

intergouvernementales sont mentionnées, l’accent est mis sur la coopération et

la coordination. Les constitutions fédérales doivent également aménager les principes régissant les relations entre les communautés politiques constituantes elles-mêmes, comme la bonne foi et la confiance [full faith and credit] ou la reconnaissance mutuelle entre les unités constituantes là où cela se révèle nécessaire, tout comme elles doivent prévoir la garantie des libertés de circulation et d’établissement et la protection des droits individuels dans l’ensemble de la fédération.

En dernière analyse, les relations intergouvernementales sont modelées plus fortement par le système des partis politiques, par les leaders politiques et les administrateurs eux-mêmes, et par les attitudes qu’ils adoptent dans l’arène politique. Si les officiels nationaux favorisent une politique de commandement et

de contrôle, et s’ils disposent de la capacité de la mettre en œuvre, alors les

relations gouvernementales auront toutes les chances de se révéler plus coercitives et conflictuelles que coopératives. Et si les responsables publics des unités constituantes encouragent { l’excès la recherche d’autonomie et désirent simplement soutirer au gouvernement national des concessions et des ressources, alors les relations intergouvernementales tendront vraisemblablement à devenir conflictuelles et compétitives.

Citoyenneté, élections et partis politiques

Contrairement à la plupart des fédérations, les États-Unis prévoient une double citoyenneté (fédérale et régionale). Même en Suisse, où il est nécessaire pour

obtenir la citoyenneté suisse de commencer par acquérir celle d’une municipalité, il n’y a pas de double citoyenneté fédérale et cantonale. Il en va de même en Russie, bien que certaines républiques revendiquent une double citoyenneté russe et républicaine.

En règle générale, seuls les principes fondamentaux du vote et des élections sont inscrits dans la constitution fédérale, comme la non-discrimination au vote pour cause de race, d’appartenance ethnique, de religion ou de sexe. Certaines constitutions fédérales consacrent quelques dispositions { la qualité d’électeur,

ou au fait que les élections sont basées sur le suffrage universel adulte, mais les détails (comprenant parfois un âge minimum, comme 18 ans) sont réservés à la loi.

La plupart des constitutions examinées ici ne s’intéressent pas aux partis

politiques, bien que certaines abordent la question des opérations électorales. La Constitution du Mexique instaure un Institut électoral fédéral pour surveiller les élections, et chaque État constituant dispose d’un organisme identique. De la même manière, la Constitution de l’Afrique du Sud confie l’enregistrement des électeurs et la conduite du scrutin à la Commission électorale indépendante, une de ces « institutions d’État soutenant la démocratie constitutionnelle » énumérées dans son Chapitre 9. La Constitution du Nigeria instaure une Commission électorale nationale indépendante [Independent National Electoral Commission, INEC] qui organise tous les scrutins, fédéraux et régionaux, et réglemente les partis politiques. Les élections locales sont supervisées par des Commissions électorales indépendantes d’État [state independent electoral commissions, SIECS]. L’enregistrement des électeurs et des personnes éligibles relève de la responsabilité exclusive de l’INEC, et une tentative d’imposer des conditions d’enregistrement rigoureuses a été suspendue par les tribunaux.

En 2004, trente partis politiques avaient été enregistrés par l’INEC. Dans une

démarche visant à décourager les partis politiques de se confiner à une seule région, une seule ethnie ou une seule religion, la Constitution prohibe l’enregistrement d’un parti dont le nom, le symbole ou le logo contient « une connotation ethnique ou religieuse ou donne à penser que les activités de

l’association sont limitées { une partie seulement de l’aire géographique du

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Nigeria ».Les partis ne peuvent pas détenir ou posséder des fonds ou des capitaux en dehors du Nigeria ou qui leur seraient envoyées de l’extérieur du Nigeria. Aucune disposition ne s’applique aux candidats indépendants.

En Afrique du Sud, la Charte des droits garantit le droit de fonder des partis politiques, bien que la liberté d’expression ne protège ni la « propagande guerrière » ni l« apologie de la haine basée sur la race, l’ethnicité, le sexe ou la

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religion, et qui constitue une incitation à causer des troubles. » La Constitution ne réglemente pas expressément les partis politiques, mais elle oblige le gouvernement national « à financer les partis politiques représentés dans les parlements, au niveau national et dans les provinces, sur une base équitable et

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proportionnelle » de manière à « renforcer la démocratie multipartite. »

Affaires étrangères et défense

Conformément aux exigences de construction nationale voulue par le fédéralisme moderne, mais aussi du monde des États nations, tous les pouvoirs

importants dans les questions de défense, d’affaires étrangères et de diplomatie sont en règle générale attribués exclusivement au gouvernement national ; il en va de même pour ceux qui relèvent du droit international. Seule la fédération peut déclarer la guerre, par exemple, bien que les communautés politiques constituantes, confrontées à une invasion, puissent conserver certains droits relevant de la légitime défense. La fédération nomme les ambassadeurs et reçoit leurs lettres de créance, elle négocie et signe les traités etc.

Et pourtant, depuis la fondation de la première fédération moderne (en l’occurrence les États-Unis), la plupart des constitutions fédérales ont réservé à leurs communautés politiques constituantes, explicitement ou implicitement, un rôle limité dans les affaires étrangères et la défense. Aux États-Unis, les États

maintiennent même leurs propres unités de l’armée de terre et de l’air, sous l’autorité du gouverneur. La Constitution les autorise, sous réserve de l’approbation du Congrès, { conclure des accords ou des conventions avec des nations étrangères. Simultanément, la constitution n’interdit pas aux États de s’engager dans différentes sortes d’activités internationales, comme l’envoi d’agents et l’ouverture de bureaux { l’étranger, pour attirer des immigrants, des touristes et des investissements, et pour promouvoir l’exportation des produits de l’État.

Depuis les années 1960, la qualité et la diversité des activités internationales entreprises par les communautés politiques constituantes et les municipalités de

la plupart des fédérations n’ont cessé de s’améliorer (par exemple toutes sortes

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de jumelages), particulièrement dans les fédérations très développées comme l’Allemagne, l’Australie, la Belgique, le Canada, les États-Unis et la Suisse. Ces activités recouvrent une importante composante économique, associant commerce, investissements et tourisme, dans la mesure où les régions veulent se montrer compétitives sur le marché global. Les échanges techniques, éducatifs et culturels se révèlent également fréquents. Un important volet de ce dynamisme international touche souvent aux rapports entre frontières et économie intérieure, notamment quand il est question de relations locales transfrontalières ; celles-ci s’étendent des vaches et des délinquants qui sautent par-dessus les frontières, à des domaines aussi vastes que les transports, la protection de l’environnement, la gestion des cours d’eau communs et la santé publique. De fait, les fédérations appartenant { l’Union européenne ont conféré {

leurs communautés politiques constituantes des compétences substantielles, leur permettant de conclure des accords et même des traités sur les questions transfrontalières relevant de leur juridiction. Dans les fédérations multiculturelles, les activités internationales recèlent également une forte composante identitaire, dans la mesure où certaines communautés politiques constituantes, comme le Québec ou le Tatarstan, souhaitent projeter sur la scène internationale une identité « nationale » de nature quasiment souveraine. Dans les années 1990, plusieurs républiques russes entendaient affirmer un statut international pratiquement aussi souverain que celui de la fédération.

De telles activités sont moins courantes et plus surveillées dans les fédérations moins développées et celles dont les orientations se révèlent plus

centralisatrices, comme l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, le Mexique et le

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Nigeria.Des craintes s’y expriment qu’un engagement trop important des unités infranationales dans les affaires internationales ne puisse déclencher ou amplifier des forces centrifuges.

Dans de nombreuses fédérations, une question controversée demeure celle de

l’impact des traités et des accords commerciaux sur les compétences des

communautés politiques constituantes. En Australie et aux États-Unis par exemple, les traités et les accords conclus par le gouvernement fédéral lient les États. Ils peuvent donc – ce qui n’a pas manqué de se produire – devenir les catalyseurs de l’expansion des compétences fédérales, parfois aux dépens de celles des États. En réponse aux effets potentiellement centralisateurs des traités et autres accords, les communautés politiques constituantes de la plupart des fédérations ont réclamé certaines protections et des droits de participation. Au Canada par exemple, où les traités et les accords n’empiètent pas automatiquement sur les domaines soigneusement cloisonnés des juridictions

provinciales, le gouvernement fédéral a été mis en demeure d’engager d’intenses

consultations avec les leaders des provinces lorsque des négociations internationales portent sur des domaines qui touchent ces dernières ; le gouvernement fédéral a pourtant refusé de partager avec les provinces son pouvoir formel de négocier et de signer les traités. Au Nigeria, toute loi fédérale visant à incorporer dans la législation nationale un traité international abordant des questions qui ne figurent pas sur la liste des compétences législatives

exclusives du gouvernement fédéral, doit obtenir la ratification d’une majorité

des parlements régionaux du pays.

Étant donné l’impact important de l’Union Européenne (EU) sur des questions intérieures, toutes les fédérations ouest-européennes ont sensiblement renforcé le rôle de consultation et de participation de leurs communautés politiques constituantes en ce qui concerne les négociations avec Bruxelles, permettant même dans certains cas (notamment en Belgique) que des représentants de ces dernières puissent prendre place, avec un mandat de négociation parfaitement légitime, aux tables rondes européennes qui se penchent sur les domaines relevant de leurs compétences. La Belgique est sans doute le pays qui est allé le plus loin en ce qui concerne la compétence étrangère des régions et des communautés, leur concédant même le droit de conclure des traités et des accords sur tous les domaines relevant de leurs compétences, y compris le commerce international.

LES COMMUNAUTÉS POLITIQUES CONSTITUANTES

L’expression « communautés politiques constituantes » a été utilisée dans ce chapitre pour rappeler que les éléments constitutifs d’une fédération, bien qu’ils représentent d’ordinaire plus que de simples parties, unités ou niveaux, n’en

demeurent pas moins souvent en deçà de collectivités co-souveraines ou semi souveraines. Au surplus, certaines fédérations reconnaissent constitutionnellement leurs collectivités locales comme un troisième niveau de

gouvernement, même si aucune d’entre elles n’a jamais été considérée non plus

comme co-souveraine ou semi souveraine. Une fois encore, les fédérations étudiées ici présentent de considérables variations en ce qui concerne le statut de leurs communautés politiques constituantes.

Intégrité territoriale

Historiquement, les constitutions fédérales, comme celle des États-Unis, ont toujours garanti l’intégrité territoriale des unités constituantes contre toute altération provoquée unilatéralement par le gouvernement fédéral et/ou une

action collective des autres unités constituantes. Comme l’a rappelé la Cour

suprême américaine en 1869, quatre ans après la Guerre de Sécession, « la Constitution, dans toutes ses dispositions, veille à une Union indestructible composée d’États indestructibles ».28 La règle générale veut que les frontières d’une communauté politique constituante ne puissent pas être modifiées sans son consentement. Cette exigence peut être considérée comme un élément

fondamental des garanties d’autonomie politique dont bénéficient les

communautés politiques constituantes, mais aussi comme une reconnaissance formelle de la souveraineté perpétuelle de communautés politiques qui étaient considérées comme souveraines avant leur union. Néanmoins, dans certaines

fédérations apparues après la deuxième Guerre mondiale, comme l’Inde, cette garantie de l’intégrité territoriale est demeurée précaire ; pire encore au Nigeria où des pratiques, constitutionnelles ou pas, l’ont vidée de sa substance.

Au Nigeria, les gouvernements militaires ont créé de nouveaux États, principalement pour disperser les groupes ethniques et religieux à base territoriale. Doté de trois États régionaux lors de son indépendance en 1960, le Nigeria en comptait 36 en 1996. En Inde, où les États ne sont jamais que les créatures du gouvernement national, le Parlement fédéral peut changer les frontières et créer de nouveaux États par le biais de la législation ordinaire. Et, de fait, les 27 États de l’Inde ont été réorganisés en 1956 en 14 États suivant des

frontières linguistiques ; par la suite, leur nombre est de nouveau monté à 28.Au Mexique, la création d’un nouvel État nécessite l’approbation des deux tiers

des membres présents de la Chambre des députés et du Sénat, et ensuite d’une majorité des parlements régionaux. Cependant, si l’État proposé par la majorité qualifiée du Congrès doit s’insérer dans les frontières d’États existants, ceux-ci doivent donner leur approbation. S’ils refusent, la création du nouvel État requiert alors l’approbation de deux tiers des parlements de tous les États qui ne sont pas touchés.

Les constitutions des unités constituantes

Les fédérations présentent également de larges différences en ce qui concerne le

niveau de souveraineté constitutionnelle ou d’autonomie administrative dont

bénéficient leurs communautés politiques constituantes. En Afrique du Sud, en Allemagne, en Australie, au Brésil, aux États-Unis, au Mexique, en Russie, en Suisse et on pourrait le soutenir au Canada, les communautés politiques constituantes disposent ou peuvent disposer de leurs propres constitutions. Dans la plupart de ces fédérations, les communautés politiques constituantes jouissent d’une appréciable autonomie constitutionnelle et d’une large autonomie législative, pour instituer leurs propres systèmes gouvernementaux, leurs institutions politiques, leurs procédures administratives et leurs politiques publiques, avec pour seules réserves quelques restrictions et interdictions contenues dans la constitution fédérale. Ces limitations ont cependant pour seul objectif, ou pour objectif principal, la protection de la souveraineté ou de l’autonomie du gouvernement fédéral, et non pas la prescription aux communautés politiques constituantes de formes ou de fonctions définies. Ainsi, parmi les quelques limites explicitement imposées aux États par la Constitution américaine, on trouve la liste suivante :

Aucun État n’a le droit d’entrer dans un Traité, une Alliance ou une Confédération; d’octroyer des lettres de Marques et de Représailles ; de frapper monnaie ; d’émettre des lettres de crédit ; d’utiliser quoi que soit d’autre que des pièces d’or et d’argent comme mode de paiement de ses dettes ; d’adopter aucun décret de confiscation de biens et de mort civile, aucune loi rétroactive ni aucune loi violant le Droit des

Obligations, ou d’accorder tout titre de noblesse.30

En conséquence, là où les communautés politiques constituantes disposent d’une aussi large autonomie constitutionnelle, il n’existe habituellement aucune

obligation que leurs constitutions soient approuvées ou certifiées par le gouvernement central.

Au Brésil cependant, l’autonomie constitutionnelle des États demeure relativement faible, bien qu’ils disposent de constitutions, parce que celles-ci doivent se conformer aux impératifs et aux préceptes de la constitution fédérale, qui entre dans des détails aussi précis que le nombre de députés par État et le

plafonnement de leurs indemnités. De la même manière, au Mexique, les constitutions des États ne jouissent pas d’une importance particulière, parce que la plupart des caractéristiques essentielles de l’organisation régionale sont

imposées par la charte fédérale. En Afrique du Sud, les provinces peuvent adopter des constitutions, mais celles-ci doivent demeurer dans les limites étroites fixées par la Constitution nationale, et au surplus toute constitution provinciale doit être certifiée par la Cour constitutionnelle nationale ; dès lors, seule la province du Cap Occidental s’est dotée d’une constitution.

Les collectivités locales

Par opposition à des fédérations comme l’Australie, le Canada, les États-Unis et la

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Suisse,où les collectivités locales ne sont jamais que les créatures des communautés politiques constituantes, sept des douze constitutions fédérales examinées dans cet ouvrage reconnaissent à leurs collectivités locales un statut

constitutionnel, quel qu’il soit, habituellement celui d’un niveau de

gouvernement municipal, bien que toutes les sept ne considèrent pas les collectivités locales comme un troisième ordre de gouvernement. En Allemagne par exemple, les municipalités relèvent de l’administration des Länder (bien que trois d’entre eux, Berlin, Brême et Hambourg, soient eux-mêmes des villes États), mais la Loi fondamentale garantit aux municipalités le droit de réglementer les affaires locales et leur accorde une certaine autonomie financière. La Constitution du Brésil prévoit trois niveaux de gouvernement fédéral, régional et municipal – bien que ce dernier soit pour l’essentiel réglementé par la Constitution. En 1999, un amendement de la Constitution du Mexique a transformé les municipalités en un troisième ordre de gouvernement, de manière à renforcer leur autonomie et à mieux les protéger contre les visées antagonistes des États.

Outre Moscou et Saint-Pétersbourg, qui ont rang d’unités constituantes de la Fédération de Russie, la Constitution russe reconnaît un droit d’autoadministration locale que les citoyens exercent par le truchement de

référendums, d’élections et d’institutions locales. Ces collectivités locales bénéficient d’un statut constitutionnel et de divers pouvoirs autonomes. La

gestion des collectivités locales représente une compétence concurrente de la fédération et des unités constituantes. Cette conception a permis à la fédération d’adopter des lois-cadres relatives { l’organisation des collectivités locales. La plupart des sujets de la fédération ont à leur tour adopté des lois qui réglementent le niveau local dans les moindres détails. La Constitution met cependant des limites à ce que les sujets de la fédération peuvent prescrire ; les

tribunaux ont par exemple rejeté la tentative d’une république d’instaurer des

structures de gouvernement local, motif pris que cette action violait le droit constitutionnel des citoyens d’exercer leur autorité locale. De la sorte, la justice a

son mot { dire dans la garantie de l’autonomie locale d’administration, alors que

la Constitution garantit que les populations locales conservent leur autorité sur

les questions locales, comme la propriété, l’utilisation et le contrôle des biens municipaux, l’approbation et l’exécution du budget local, l’établissement des taxes locales et le maintien de l’ordre. La fédération ou ses sujets peuvent octroyer aux collectivités locales des compétences supplémentaires, qui seront

alors exercées sous la surveillance de l’autorité concédante. Cependant la

Constitution impose à celle-ci de fournir les ressources matérielles et financières

nécessaires { l’accomplissement des tâches ainsi transférées.

La Constitution indienne a été amendée en 1992 pour permettre d’accorder un

statut constitutionnel aux collectivités locales, rurales et urbaines, bien que celles-ci ne représentent pas vraiment un troisième ordre de gouvernement. Pour les zones rurales, la Constitution reconnaît par ordre croissant les villages, les zones intermédiaires et les panchayats de districts. On trouve des nagar panchayats dans les zones urbaines, des conseils municipaux pour les petites zones urbaines et des corporations municipales pour les grandes. Chaque État se

voit obligé d’instaurer de telles collectivités locales. Bien que la Constitution

reconnaisse à ces dernières quelques pouvoirs et une certaine autonomie, elles dépendent largement des subventions de leur état et demeurent un sujet exclusif de celui-ci. Les Constitutions du Nigeria de 1979 et de 1999 reconnaissent les collectivités locales (774 conseils de gouvernement local en 2004) comme un troisième ordre de gouvernement ; néanmoins, « l’établissement, la structure, la composition, les finances et les fonctions » des collectivités locales dépendent du droit régional.

La Constitution sud-africaine dispose que « l’État se compose des sphères nationale, provinciales et locales, qui sont distinctes, interdépendantes et en

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relation mutuelle ».L’utilisation voulue du terme « sphère » veut éviter la notion de hiérarchie contenue dans le mot « niveau ». Au surplus, la Constitution précise que les sphères nationale et provinciales « ne sauraient empêcher, ou

même entraver, la capacité ou le droit d’une municipalité { exercer ses

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compétences et ses fonctions. »

Globalisation et intégration régionale

Au cours de ces dernières décennies, on a souvent affirmé que les gouvernements locaux, plus encore que nationaux, surtout les municipalités et les zones métropolitaines, allaient jouer les premiers rôles dans la globalisation (et qu’{ ce titre ils devaient disposer de plus d’autonomie). Il a également été relevé que, dans le monde entier, le pouvoir tendait à se déplacer « vers le haut » en direction des institutions supranationales et « vers le bas » en direction des institutions locales. Il n’en demeure pas moins que les fédérations des pays développés, celles qui se sont engagées le plus loin et avec le plus de succès sur la voie de la globalisation, témoignent peu de reconnaissance constitutionnelle à leurs collectivités locales, et encore quand elles le font. Mais, simultanément, les communautés politiques constituantes elles mêmes peuvent concéder à leurs collectivités locales une autonomie administrative ou réglementaire substantielle des compétences qui, dans les faits, peuvent rendre ces dernières plus autonomes que les collectivités locales officiellement reconnues par les

constitutions d’autres fédérations.

De fait, la reconnaissance constitutionnelle des collectivités locales caractérise surtout les fédérations des pays moins développés ; et même là, cette proclamation n’est pas une réponse à la globalisation. Au contraire, elle est habituellement liée à la démocratisation, aux efforts de renforcement de l’autonomie des citoyens locaux (y compris des femmes) et aux tentatives de protéger les compétences et les ressources locales contre l’avidité et la corruption des officiels au niveau national et à celui des régions.

De la même manière, on prétend souvent que la globalisation a fortement influencé la structure et le fonctionnement des systèmes fédéraux. Pourtant, comme les études publiées dans ce volume le suggèrent implicitement, et comme

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d’autres études le montrent plus clairement,la globalisation n’a, pour l’essentiel, pas altéré de manière significative la structure et le mode de fonctionnement des systèmes fédéraux, pas plus qu’elle n’a entraîné de modifications constitutionnelles majeures.

C’est bien plutôt l’intégration régionale, et notamment l’émergence de l’Union Européenne, qui ont exercé l’impact le plus considérable tant sur les collectivités

locales que sur les communautés politiques constituantes des fédérations. Étant

donné que le transfert des compétences en faveur de l’UE s’est souvent opéré au

détriment des communautés politiques constituantes, toutes les fédérations

appartenant { l’UE, et même la Suisse qui n’en est pas membre, ont modifié leurs

constitutions de manière à donner à leurs États membres une voix au chapitre,

ou même un droit de veto, lors de tels transferts de compétences { l’UE, de

manière à éviter que les gouvernements centraux de ces fédérations ne puissent purement et simplement dépouiller leurs gouvernements constituants. Dans leur

majorité, ces fédérations n’ont cependant pas étendu ce genre de protection

constitutionnelle à leurs collectivités locales, notamment parce que celles-ci sont censées être protégées par leur gouvernement régional.

Les populations autochtones

Les peuples autochtones (ou aborigènes) représentent une présence significative dans au moins huit des douze fédérations étudiées ici : Afrique du Sud, Australie, Brésil, Canada, États-Unis, Inde, Mexique et Russie. Ces peuples autochtones

ayant le plus souvent fait l’objet de conquêtes, ils n’ont pas été accueillis comme

de véritables partenaires constitutionnels dans les fédérations qui, comme l’Australie, ont été instaurées avant la naissance, dans les années 1960, du large mouvement tendant à reconnaître les droits des peuples aborigènes et à redonner vie à leurs cultures. En Australie, ceux-ci relevaient des États ; désormais il s’agit d’une responsabilité conjointe de la fédération et des États. Au Canada et aux États-Unis, c’est une responsabilité fédérale. La Constitution américaine a confié aux autorités centrales le soin de traiter avec les tribus indiennes, parce que celles-ci étaient considérées comme des nations souveraines avec lesquelles les États-Unis avaient conclu des traités au cours du premier siècle de leur histoire. Et pourtant, au début du XXe siècle, dans toutes ces fédérations, les peuples autochtones se sont retrouvés au bord de l’extinction, en raison des guerres, des épidémies et de leur acculturation.

Le renouveau des droits individuels, communautaires et contractuels des peuples autochtones, depuis le début des années 1960, a entraîné dans toutes ces fédérations des modifications constitutionnelles, légales et/ou judiciaires destinées à leur offrir une meilleure protection et même, dans certains cas, comme au Canada et aux États-Unis, une plus large autonomie assortie de l’autodétermination pour les communautés autochtones disposant de racines territoriales (notamment la création d’un troisième Territoire, le Nunavut, pour les Inuits du Canada). Ces changements ont habituellement été accompagnés

d’efforts visant { la protection des terres indigènes et { la restitution des biens

fonds dont les natifs avaient été spoliés par les conquêtes, les pillages ou les

violations de traités. Ainsi la Constitution du Brésil de 1988 et l’Acte

constitutionnel du Canada de 1982 offrent-ils certaines protections aux peuples autochtones. Le Mexique a amendé sa constitution en 2001 pour accorder plus de protections et d’avantages aux populations autochtones. L’Australie a fait de même en 1967 pour abroger les dispositions aux termes desquelles les Aborigènes se trouvaient expressément exclus des compétences du Commonwealth et de tout recensement de population entrepris à des fins constitutionnelles.

La Constitution russe de 1993 reconnaît de deux manières différentes les droits des peuples autochtones. Certains d’entre eux sont membres de la fédération. Par exemple, dix zones autonomes ont été créées pour les peuples autochtones de Sibérie, du Grand Nord et de l’Extrême-Orient. Au surplus, la Constitution impose, tant au gouvernement fédéral qu’{ ceux des régions, l’obligation de

respecter les droits des peuples autochtones à créer divers types de communautés, mais aussi à préserver et à développer leur environnement originel, leur mode de vie traditionnel et leur culture. Certaines unités constituantes ont réservé un certain nombre de sièges dans leurs parlements pour les représentants des peuples autochtones. La Constitution de l’Afrique du Sud, qui n’accorde pas de statut spécifique { ces derniers, prévoit pourtant que « l’institution, le statut et le rôle des chefs traditionnels, selon le droit coutumier,

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sont reconnus, sous réserve de la Constitution. »

Dans certaines fédérations, les peuples autochtones se sont exprimés en faveur de leur reconnaissance pleine et entière comme un troisième ou un quatrième ordre de gouvernement, mais ils n’ont pas obtenu satisfaction. Aux États-Unis, les présidents Bill Clinton et Georges Bush ont accepté les tribus indiennes comme quatrième partenaire des relations administratives intergouvernementales (en l’occurrence les relations fédérale-régionales-locales-tribales), reconnaissant ipso facto que les relations des États-Unis avec les tribus indiennes sont de niveau gouvernemental, mais la Cour suprême a généralement pris des décisions

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défavorables { l’autonomie et { l’autogouvernement de ces dernières.

Sécession

La sécession, qui pose ou a posé des problèmes dans trois des fédérations examinées dans ce volume à savoir le Canada, le Nigeria et la Russie – n’est que rarement autorisée par une constitution fédérale. Tout au contraire. Le Préambule de la Constitution du Nigeria, qui manifeste la ferme résolution des Nigérians de vivre dans l’unité et l’harmonie « en tant que Nation unique, indivisible et indissoluble » est l’illustration typique d’un sentiment antisécessionniste. À l’heure actuelle, la Constitution de l’Ethiopie représente la seule exception. De son côté, la Cour suprême du Canada a esquissé les contours d’une

procédure de sécession en 1998, suivie par une loi du Parlement destinée à en clarifier les détails.

Bien qu’un des chefs de file de l’école d’économie politique dite du choix public [the public-choice school of political economy] prétende que le levier qu’est la sécession en contre-réaction à la tyrannie et l’oppression, se révèle en dernier

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recours un instrument essentiel dans un système fédéral idéal, la plupart des

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théoriciens et des praticiens s’y disent hostiles, notamment parce que le fédéralisme moderne a toujours été associé { l’idée de construction nationale. Certains théoriciens considèrent qu’un régime fédéral a pour ambition d’être

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durable, voire perpétuel.De fait, les premières esquisses de fédéralisme moderne évoquaient cet élément de perpétuité. Aux États-Unis, les Articles de Confédération (1781) mentionnaient une « Union perpétuelle ». L’Acte fédéral allemand de 1815 disposait que ses membres s’engageaient { une « union fédérale permanente » ; le Traité de Vienne de 1820 devait « tisser de manière indissoluble les liens qui unissent l’ensemble de l’Allemagne dans la paix et l’harmonie » et l’article V de ce Traité proclamait : «La fédération est instaurée comme une union intangible et dès lors aucun de ses membres ne saurait la

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quitter à sa guise ». Le Préambule de la Constitution australienne de 1901 fait référence à un « Commonwealth fédéral indissoluble. »

AMENDEMENTS CONSTITUTIONNELS

Toutes les constitutions fédérales étudiées ici prévoient des changements respectueux de la légalité, par le biais de procédures d’amendement. Ces dernières poursuivent comme but de protéger la constitution contre l’arbitraire de modifications ressemblant { celles qu’évoquait un Jordanien : « Nous avons une constitution, mais il suffit au roi de deux coups de téléphone pour la

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changer ». Elles tentent également de trouver un équilibre entre rigidité et instabilité. En règle générale, ces procédures reflètent aussi l’orientation centralisatrice ou non centralisatrice de la constitution, de même que l’étendue de la souveraineté ou de l’autonomie dont bénéficient les communautés

politiques constituantes, et, par conséquent, dans quelle mesure leur consentement est requis pour toute modification constitutionnelle.

En Australie, seul le Parlement fédéral peut proposer des amendements ;

cependant, comme en Suisse, la procédure d’approbation prévoit qu’ils doivent

être acceptés par une double majorité (ou majorité concurrente), (1) celle de

l’ensemble des électeurs au niveau national et (2) celle des électeurs dans une majorité d’États (de cantons, en Suisse). Mais étant donné la différence entre le système australien de common law et le système suisse de droit civil, la

Constitution australienne n’a connu que très peu d’amendements. Au surplus les

électeurs ont rejeté la plupart de ceux qui leur ont été soumis, notamment parce

que la Constitution est habituellement modifiée par voie d’interprétation

jurisprudentielle, mais aussi par les objets qui sont référés au Parlement fédéral par les parlements des États. En Suisse au contraire, où ce type d’interprétation jurisprudentielle n’a pas cours, la Constitution est si souvent amendée que les

citoyens en éprouvent parfois une certaine lassitude, dans un climat d’« amendomanie » évoquant celui qui règne dans l’État de Californie, aux États-Unis.

Le Canada, qui fait montre d’une véritable aversion pour les changements

constitutionnels depuis le double échec des Accords du lac Meech et de Charlottetown, dispose de quatre modes de révision différents en fonction des différents aspects de la Constitution à réviser, auquel s’ajoute un cinquième permettant aux provinces d’amender leurs propres constitutions. La Belgique connaît une procédure complexe prévoyant que les articles nécessitant un changement doivent tout d’abord être énoncés de manière spécifique. Une fois que le Parlement a approuvé cette opération, ce Parlement est dissous. Le nouveau Parlement qui lui succède peut alors procéder à la modification des articles en cause par un vote à la majorité des deux tiers dans chaque Chambre.

Les régions, les communautés et les citoyens n’y jouent pas de rôle direct.

Toujours en Belgique, les lois spéciales dites paraconstitutionnelles sont approuvées par le Parlement fédéral avec une majorité de deux tiers dans chaque Chambre, plus une majorité de chaque groupe linguistique.

Au Brésil, où certaines parties de la Constitution ne sauraient être remises en cause, les amendements nécessitent l’approbation de trois cinquièmes des membres du Congrès, après deux tours de scrutin par appel nominatif dans chaque Chambre. En Allemagne, où certaines parties de la Loi fondamentale sont elles aussi { l’abri de toute modification, les amendements constitutionnels suivent la procédure législative classique, mais ils nécessitent l’approbation de

deux tiers des membres du Bundestag et deux tiers des votes exprimés au Bundesrat.

Au Nigeria, aucune disposition de la Constitution n’est protégée contre le changement. En règle générale, une proposition d’amendement requiert le vote d’une majorité d’au moins deux tiers dans chaque Chambre de l’Assemblée

nationale. Mais toute tentative de toucher à des sections qui concernent (1) la procédure d’amendement elle-même, (2) la création de nouveaux États, des rectifications de frontières ou la création de nouvelles collectivités locales, ou (3)

les droits fondamentaux, requièrent l’approbation d’une très large majorité de quatre cinquièmes des membres de chaque Chambre de l’Assemblée nationale. Dans tous les cas, la proposition doit être approuvée par les parlements d’au

moins deux tiers des États.

En Inde, certaines dispositions (notamment celles qui concernent les noms et les frontières des États) peuvent être modifiées par un vote du parlement national

pris { la majorité simple. D’autres peuvent l’être { la majorité de tous les membres de chaque Chambre et d’au moins deux tiers des membres présents et prenant part au vote, sans compter l’approbation du président. D’autres

dispositions encore exigent les mêmes majorités parlementaires, mais associées à la ratification par la moitié au moins des parlements régionaux, sans oublier l’approbation du président. Les articles soumis { cette procédure, qui implique le consentement des États, comprennent le mode d’élection du président, l’étendue du pouvoir exécutif de l’Union et des États, le système judiciaire de l’Union, les hautes cours des États et les procédures d’amendement constitutionnel.

La Russie elle aussi connaît trois procédures différentes dont la rigueur et le degré de participation dépendent des dispositions qui doivent être modifiées.

L’Afrique du Sud prévoit également diverses procédures permettant de modifier

diverses parties de la Constitution. La plus exigeante dispose que tout amendement de l’Article 1, qui énumère les valeurs fondamentales de la Constitution, doit obtenir le soutien de 75 pour cent des membres de l’Assemblée nationale et de six des neuf provinces réunies au sein du Conseil national des provinces.

Au Mexique, les modifications nécessitent un vote de deux tiers des membres

présents dans chaque Chambre du Congrès de l’Union, suivi par l’approbation de

la moitié des parlements régionaux plus un. Aux États-Unis, les amendements peuvent être proposés par un vote des deux tiers de chaque Chambre du Congrès, ou par une convention constitutionnelle convoquée par le Congrès à la suite d’une demande formulée par deux tiers des parlements des États. Cette dernière procédure n’a jamais été utilisée, principalement en raison de la crainte que la convention ne se révèle imprévisible et incontrôlable. Les amendements doivent ensuite être ratifiés par trois quarts des parlements des États ou par des conventions élues au suffrage universel dans trois quarts des États (procédure utilisée une fois seulement). Depuis 1919, le Congrès a imposé un délai ordinaire de sept ans pour les ratifications ; mais parce que la Constitution même n’en prévoit aucun, un amendement proposé en 1789, mais qui n’avait pas été ratifié par les treize États fondateurs, a été sorti de l’oubli par un étudiant d’université

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dans les années 1980 et ratifié en 1992.

LES ÉLÉMENTS POTENTIELS DUN SUCCÈS CONSTITUTIONNEL

Aux côtés de la constitution formelle on trouve toujours ce qu’il est convenu

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d’appeler la « constitution vivante »– en d’autres termes la manière dont la constitution fonctionne en pratique. La constitution prend vie, si l’on peut dire, par le jeu des acteurs politiques et leurs comportements, qu’elle a elle-même institués, parce qu’aucune constitution n’est autoexécutoire et qu’aucune ne peut décrire et prescrire la totalité de la réalité politique. Là où la constitution écrite bénéficie tout { la fois d’un appui et d’un enrichissement que sont les attitudes et les comportements des politiciens, la démocratie fédérale aura toutes les chances de se révéler robuste. Mais là où la constitution écrite est méprisée et détournée par les politiciens, elle ne sera probablement guère plus qu’une façade dissimulant une sombre réalité. La gouvernance constitutionnelle exige donc une culture de la démocratie et de l’État de droit, impliquant le respect de cette loi fondamentale et de ses principes, qui sont à la fois prévisibles et incorporés dans une autorité légitime, supérieure ou extérieure aux détenteurs officiels du pouvoir.

Le processus de rédaction de la constitution apparaît donc aussi important que son contenu pour remporter le succès. Cela se révèle exact en partie parce que le contenu aura tendance à ne pas être considéré comme légitime si le processus suivi est également considéré comme illégitime. À l’heure actuelle, cette légitimité requiert en règle générale transparence et participation populaire,

comme cela s’est produit en Afrique du Sud lorsque l’Assemblée constituante demanda l’avis des électeurs sous le slogan « Vous avez marqué un point, maintenant exprimez-vous ». L’Assemblée reçut quelque deux millions de commentaires. De la même manière, lors de la rédaction de la Constitution du Brésil en 1988, 12 millions d’électeurs signèrent des pétitions proposant 122 dispositions, et les citoyens firent parvenir 72 719 suggestions { l’Assemblée nationale constituante qui en avait écrit le texte. Tant l’ampleur que la profondeur de la participation populaire sont souvent essentiels à tous les stades de la rédaction constitutionnelle, depuis les premières propositions et les

ébauches, en passant par les délibérations, jusqu’au texte final et { l’adoption de la constitution. De la sorte le document ne demeure pas le simple reflet d’une majorité, mais il embrasse un consensus plein et entier, ce que l’on a baptisé en

Afrique du Sud un « consensus suffisant » au sein des divers groupes du pays.

La mise au point d’un consensus suffisant paraît être un facteur essentiel parce que, dans certaines circonstances, le développement constitutionnel peut se dérouler de manière satisfaisante, même sans la participation directe et massive

des citoyens. En Belgique par exemple, il a été mené par des élites d’une manière consociationnelle, ce qui signifie que l’obtention d’un consensus entre leaders politiques s’est révélé globalement suffisante pour assurer l’adhésion tacite du

public. Mais évidemment les leaders en cause partageaient une culture démocratique de l’État de droit.

Le recours { des experts, provenant parfois de l’étranger, considérés de ce fait comme imperméables à la politique partisane traditionnelle, est de mieux en

mieux accepté dans la rédaction constitutionnelle, comme d’ailleurs la nomination ou l’élection de commissions représentatives chargées de la réforme constitutionnelle, que l’on estime plus dignes de confiance que les classiques

processus parlementaires partisans. De la même manière, la sécurité et l’assistance fournies par des organisations internationales comme les Nations Unies ou l’Union Européenne, peuvent favoriser le succès de la rédaction ou de la mise en œuvre d’une constitution de type fédéral.

Quand les communautés politiques qui entendent former une fédération accordent une importance particulière à leur autonomie et à leur intégrité, elles doivent impérativement être convaincues que la Constitution saura les protéger contre les violations de leur autonomie et de leur intégrité par le gouvernement fédéral et/ou les autres unités constituantes. Inversement, là où le sentiment national demeure ténu, il est vraisemblablement fondamental que les partisans

de l’union soient persuadés que la constitution protégera l’union contre la

sécession ou les abus de pouvoir de la part des unités constituantes.

D’autres facteurs de succès lors de l’élaboration d’une constitution pourraient bien comprendre : l’identification commune des problèmes susceptibles d’être résolus, ou à tout le moins adoucis, par un partage des pouvoirs de type fédéral ; une opportunité et un terrain neutre sur lequel amener tous les acteurs politiques concernés à discuter et négocier de bonne foi ; un processus de construction de la confiance et de la sûreté ; un engagement ferme de la part des acteurs clés de faire le choix décisif ; un engagement de ces mêmes acteurs à poursuivre le bien-être de la population du pays ; une flexibilité et un esprit de responsabilité dans les négociations, et enfin une attitude pragmatique face à la résolution des problèmes.

Il n’est pas nécessaire d’obtenir un accord unanime sur les raisons précises de la nécessité du fédéralisme ; il peut suffire d’être d’accord pour admettre que le fédéralisme est nécessaire pour toutes sortes de raisons. Plus importants demeurent les efforts déployés par les constituants pour résoudre les problèmes de manière à optimiser les bénéfices pour toutes les parties sans exception, et pour la population aussi, de telle manière que tout le monde soit gagnant, et non l’inverse du match nul. Dans ce contexte, la volonté d’aboutir peut aussi nécessiter que certaines questions soient renvoyées à des accords ou à des

solutions ultérieures, qui seront l’apanage des communautés politiques constituantes ou de la société civile. Car vraiment l’un des avantages d’un système fédéral est que certaines questions politiques sensibles peuvent être ventilées entre les communautés politiques constituantes, où elles seront résolues de manières différentes, plutôt que d’être jetées dans les feux de politiques nationales rendues attisées et d’où il ne pourrait surgir qu’une résolution unique et uniforme.

Il est vrai que la pérennité d’une constitution démocratique fédérale exige un

processus permanent de discussions et de négociations dans le contexte de la constitution elle-même, parce que la procédure n’est pas moins importante que la structure pour le succès d’une démocratie fédérale. De son côté, la fédération doit obtenir et conserver l’adhésion de la population, ce qu’elle fait notamment

en garantissant la sûreté publique et la sécurité, en protégeant les libertés et les

droits fondamentaux, en offrant une justice effective, en s’attaquant aux

problèmes de corruption et de népotisme, en empêchant les abus de pouvoir où que ce soit au sein de la fédération, en permettant une administration gouvernementale réelle et efficace, en facilitant le développement économique dans toute la fédération, et finalement en s’assurant que tous les gouvernements au sein de la fédération disposent des capacités et des ressources leur

permettant d’offrir des services publics répondant aux besoins et aux vœux de la

population.

NOTES

1Afrique du Sud, Allemagne, Argentine, Australie, Autriche, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Brésil, Canada, Comores, Émirats Arabes Unis, Espagne, États-Unis d’Amérique, Éthiopie, Inde, Malaisie, Mexique, Micronésie, Nigeria, Pakistan, Russie, St. Kitts et Nevis, Serbie et Monténegro, Suisse et Venezuela. Cf. également Ann L. Griffiths, éd., Handbook of Federal Countries, 2002 ((Montreal et Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2002 ) et Ronald L. Watts, Comparing Federal Systems, 2e éd. (Montreal et Kingston: McGill-

Queen’s University Press, 1999).

2 Daniel J. Elazar et John Kincaid, éds, The Covenant Connection: From Federal Theology to Modern Federalism (Lanham, MD: Lexington Books, 2000).

3 Alexander Hamilton, James Madison et John Jay, The Federalist, éd. Jacob E. Cooke, (Middletown, CT: Wesleyan University Press, 1961), Federalist No. 1,

p. 3.

4 L’expression “ordres de gouvernement” remplace ici celle de “niveaux de gouvernement” parce que le terme “niveaux” implique une hiérarchie des

gouvernements. La hiérarchie est une caractéristique de certains systèmes fédéraux, mais pas de tous.

4bis Pour l’utilisation du terme « communautés politiques constituantes », cf. le début du passage qui leur est consacré (n.d.t.).

5 J. Isawa Elaigwu et Habu Galadima, “The Shadow of Sharia Over Nigerian Federalism,” Publius: The Journal of Federalism 33 (Summer 2003): 12344.

6 Cf. également Cheryl Saunders, “Constitutional Arrangements of Federal Systems,” Publius: The Journal of Federalism 25 (Winter 1995): 6179.

7 Hans Kelsen, General Theory of Law and State, 20th Century Legal Philosophy Series,(1945; reprint, New York: Russell and Russell, 1961), Vol. 1.

8 John Kincaid, “Values and Value Tradeoffs in Federalism,” Publius: The Journal of Federalism 25 (Spring 1995): 2944.

9 William H. Riker, Federalism: Origin, Operation, Significance, (Boston: Little, Brown, 1964), p. 12.

10 Constitution of the United States of America (1788), Preamble.

11 Appenzell Rhodes-Intérieures, Obwald, Nidwald, Schwyz, Valais et Uri.

12 Article 79III.

13 Constitution de la République d’Afrique du Sud (1996), Section 39(1).

14 Donald S. Lutz, “The United States Constitution as an Incomplete Text,” Annals of the Academy of Political and Social Science 496 (Mars 1988): 2332.

15 La Constitution d’Australie contient quelques droits procéduraux, comme celui d’être jugé par un jury.

16 “Kentucky Resolutions, 1798,” A Source Book of American Political Theory, éd. Benjamin Fletcher Wright, (New York: Macmillan, 1929), p. 322.

17 Daniel J. Elazar, Exploring Federalism (Tuscaloosa: University of Alabama Press, 1987), p. 34.

18 Cf. également David B. Truman, “Federalism and the Party System,” Federalism: Mature and Emergent, éd. Arthur MacMahon (New York: Doubleday, 1955), pp. 11536; Riker, Federalism; et Morton Grodzins, The American System: A New View of Government in the United States, éd. Daniel J. Elazar (Chicago: Rand McNally, 1966), pp. 25489 et ailleurs.

19 Steven Lee Myers, “From Those Putin Would Weaken, Praise,” New York Times, 15 September 2004, pp. A1 et A9, et Matthew Kaminski, “KGB Democracy,” Wall Street Journal, 17 septembre 2004, p. A15.

20 Cité in ITAR-TASS, “Mixed Reaction from Russian Party Leaders to Putin’s Political Proposals,” 13 septembre 2004, at

http://www.eng.yabloko.ru/Publ/ 2004/AGENCIES/040913_itar_tass.html; accès du 27 septembre 2004.

21 Constitution suisse de 1999, Article 44 alinéa 1.

22 Cf. par exemple Daphne A. Kenyon et John Kincaid, éds, Competition among States and Local Governments: Efficiency and Equity in American Federalism (Washington, DC: Urban Institute Press, 1991).

23 Constitution de la République du Nigeria (1999), Section 222(e).

24 Constitution de la République d’Afrique du Sud (1996), Section 16(2).

25 Ibid., Section 236.

26 Cf. par exemple Francisco Aldecoa et Michael Keating, éds, Paradiplomacy in Action: The Foreign Relations of Subnational Governments (London: Frank Cass, 1999); Hans J. Michelmann and Panayotis Soldatos, éds, Federalism and International Relations: The Role of Subnational Units (Clarendon: Oxford University Press, 1990); et Ivo D. Duchacek, éd, “Federated States and International Relations,” Publius: The Journal of Federalism 14 (Fall 1984): tout le numéro.

27 Cf. par exemple Rob Jenkins, “India’s States and the Making of Foreign Economic Policy: The Limits of the Constituent Diplomacy Paradigm,” Publius: The Journal of Federalism 33 (Fall 2003): 6381, and Rudolf Hrbek, ed., Außenbeziehungen von Regionen in Europa und der Welt (Baden-Baden: Nomos Verlagsgesellschaft, 2003).

28 Texas v. White, 7 Wallace 700, 710 (1869).

29 Cf. également Akhtar Majeed, “The Changing Politics of States’ Reorganization,” Publius: The Journal of Federalism 33 (Fall 2003): 8398.

30 Constitution des États-Unis (1788), Article I, Section 10.

31 Cependant l’article 50 de la Constitution suisse prévoit que l’autonomie communale est garantie dans les limites établies par le droit cantonal.

32 Constitution de la République d’Afrique du Sud (1996), Section 40(1).

33 Ibid., Section 151(4).

34 Cf. par exemple Harvey Lazar, Hamish Telford et Ronald L. Watts, éds, The Impact of Global and Regional Integration on Federal Systems (Montreal et Kingston: McGill-Queen’s University Press, 2003).

35 Ibid., Section 211(1).

36 Cf. par exemple David E. Wilkins et Keith Richotte, “The Rehnquist Court and Indigenous Rights: The Expedited Diminution of Native Powers of Governance,” Publius: The Journal of Federalism 33 (Summer 2003): 83110.

37 James M. Buchanan, “Federalism as an Ideal Political Order and an Objective for Constitutional Reform,” Publius: The Journal of Federalism 25 (Winter 1995): 1927.

38 Pour des exemples récents, cf. Cass R. Sunstein, Designing Democracy: What Constitutions Do (Oxford: Oxford University Press, 2001).

39 Carl Schmitt, “The Constitutional Theory of Federation (1928),” Telos 91 (Spring 1992): 30.

40 Ibid.

41 Cité in Amos Elon, “An Unsentimental Education,” New York Review of Books 50 (29 May 2003): 6.

42 Constitution des États-Unis (1788), XXVIIe Amendement.

43 Howard Lee McBain, The Living Constitution: A Consideration of the Realities

and Legends of Our Fundamental Law (New York: Workers’ Education

Bureau, 1927).