Suisse : la crise de confiance

NICOLAS SCHMITT

La première Constitution de la Suisse moderne date de 1848. C’est la deuxième constitution fédérale des temps modernes après celle des Etats-Unis en 1787. Elle a mis fin à une période d’incertitudes au cours de laquelle la Suisse a expérimenté divers systèmes gouvernementaux. La Constitution suisse a parfaitement répondu aux besoins et aux attentes de la population, mais certaines des raisons mêmes de son succès, notamment son processus de décision très démocratique et la promotion de la diversité du pays, sont aujourd’hui remises en cause.

Jusqu’en 1798, le pays était une confédération très lâche de cantons souverains. Mais à cette date, l’invasion de Napoléon l’a transformée en république « une et indivisible » à l’image de la France. Ce système n’a pas été accepté, et au bout de cinq ans de troubles l’empereur a dû redonner à la Suisse une structure décentralisée. Après le Congrès de Vienne, les cantons ont recouvré leur pleine souveraineté, mais cette multitude de micro-États s’est révélée ingérable à l’heure de la révolution industrielle, au point de conduire à une brève guerre civile entre les cantons catholiques conservateurs, qui voulaient constituer une alliance séparée (Sonderbund) pour préserver le statu quo, et les cantons protestants libéraux, qui rêvaient de fédéralisme.

C’est donc en puisant dans sa longue expérience que le pays a adopté une constitution de type fédéral, seul système capable de faire cohabiter quelque vingt-cinq cantons (aujourd’hui 26) aux caractéristiques extrêmement différentes. En effet, sur un territoire 223 fois plus petit que les États-Unis, on rencontre quatre langues nationales, trois grandes régions naturelles et deux religions principales, sans compter toutes les différences sociales. L’adoption d’un système fédéral a représenté la poursuite d’une tradition de décentralisation qui remontait à 1291, date de l’union entre les trois premiers cantons. Preuve en est que l’ancien nom du pays a été conservé, « Confédération Suisse », quand bien même la Suisse est une fédération. La constitution a su remplir une délicate fonction intégrative. En insistant sur le maintien de la diversité, elle a forgé une « Willensnation » – un pays né de la seule volonté de ses habitants – sur un territoire peu propice à la création d’un sentiment national.

Comme son homologue américaine, la Constitution suisse a mis fin à une situation de confédération insatisfaisante. Comme elle aussi, elle a instauré un parlement bicaméral dont une Chambre (le Conseil des États) représente les états membres à raison de deux députés par canton. Comme elle enfin, elle a traversé les siècles. Certes, elle a connu deux révisions totales, en 1874 et en 1999, sans compter plus de 120 modifications partielles adoptées à la double majorité du peuple et des cantons, mais dans l’ensemble les institutions qu’elle a créées et les procédures qu’elle a établies sont restées les mêmes.

Pourtant, elle présente des différences par rapport à son modèle américain, parce qu’elle a dû résoudre les problèmes posés par la diversité politique, économique, sociale et culturelle entre les cantons. Pour ce faire, la Constitution suisse a prévu un système d’exécutif collégial appelé Conseil fédéral, composé de sept membres provenant de divers cantons, qui sont élus par le parlement pour un mandat de quatre ans. Cette formule unique permet de représenter les différentes composantes du pays. Le Président de la Confédération est simplement le président du Conseil, un primus inter pares élu par le parlement et qui change chaque année.

La Constitution suisse a réussi à stabiliser le pays dès 1848, sans pour autant se fermer aux innovations ; elle a opéré une subtile attribution du pouvoir, en le répartissant entre tous les acteurs d’un pays qui était habitué à vivre depuis longtemps avec des cantons, des communes et des citoyens qui s’exprimaient par le biais de la démocratie directe. Celle-ci donne aux citoyens un droit de regard sur les décisions gouvernementales, par le biais de scrutins et de référenda populaires et parfois même de votes directs sur la législation (Landsgemeinde). Bien que les pouvoirs de la Confédération se soient étendus au fil du temps, ils sont restés limités par l’instauration du fédéralisme et de la démocratie directe, ce qui a permis de faire de la Suisse un des pays les plus démocratiques du monde.

Cette réussite s’est cependant accomplie au prix d’une recherche permanente du consensus entre toutes les parties intéressées, car le compromis y est considéré comme une force et non comme une faiblesse. Mais le processus de décision est devenu lent et difficile. De la sorte, si cette Constitution a permis à la Suisse de franchir sans encombre tout le XXe siècle, avec ses guerres et ses bouleversements sociaux, l’entrée dans le XXIe siècle fait vaciller des certitudes que l’on croyait immuables. Sans doute s’est-elle trop concentrée sur la gestion des équilibres institutionnels internes et l’adaptation souple aux circonstances, en négligeant les dimensions économiques et internationales liées à la globalisation, à la libre circulation et à la migration des requérants d’asile.

Le 1er mai 2004, l’arrivée de dix nouveaux pays dans l’Union européenne a fait de la Suisse plus que jamais une île, voire une tache, au cœur du continent. En mai 2004 également, les autorités suisses ont paraphé avec l’Union européenne une deuxième série d’accords bilatéraux dont la négociation, extrêmement difficile, a montré à quel point la voie des négociations bilatérales devient délicate, mais aussi à quel point la Suisse est tributaire de l’Union européenne.

Mais ce dossier n’est pas le seul qui est venu troubler un pays célèbre pour sa stabilité. Les élections fédérales d’octobre 2003 ont marqué à la fois un virage à droite et une polarisation de la vie politique. Elles ont entraîné la première modification depuis 1959 de la composition du Conseil fédéral, dont la solidité était telle qu’on l’appelait « formule magique ». Le Gouvernement en est fragilisé, et cette faiblesse remet en cause la position du Conseil fédéral vis-à-vis du Parlement et relance la question de son élection par le peuple.

Par ailleurs, le choix des cantons alémaniques de privilégier l’enseignement de l’anglais au détriment du français dans la scolarité obligatoire peut avoir un effet néfaste sur la cohésion nationale.

Trouver des solutions à ces défis majeurs va occuper les constitutionnalistes, les politiciens et les citoyens ces prochaines années. Denis de Rougemont, un des chantres du fédéralisme au XXe siècle, a vanté les mérites du modèle suisse qui a permis de créer un « peuple heureux » et de forger son unité nationale en cultivant sa diversité. Mais un processus de décision devenu trop complexe fournira-t-il la solution, ou au contraire sera-t-il lui-même à la source de nouveaux problèmes ?