Réflexions comparatives

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Chacune des constitutions décrites dans ce volume est unique, car elle reflète l’histoire, la culture et le caractère d’une population bien spécifique, celle du pays qui l’a vu naître. Néanmoins, comme les douze chapitres précédents l’ont mis en évidence, ces constitutions présentent également de fascinantes ressemblances. Celles-ci ne sont pas le fruit du hasard mais résultent souvent d’une volonté délibérée. Parce que la rédaction d’une constitution représente le degré ultime du choix politique, les constitutionnalistes ont coutume de poser un regard totalement dépourvu de préjugés sur la tâche à laquelle ils se sont attelés. Dès lors, les pays envisageant un changement de régime constitutionnel s’inspirent traditionnellement des expériences menées dans d’autres pays. Ils tirent les enseignements de leurs succès comme de leurs échecs et n’hésitent pas à les copier, même quand il s’agit d’insérer le fruit de leurs recherches dans un cadre strictement national. On ne saurait sous-estimer l’importance que revêt ce processus d’apprentissage, d’emprunt et d’adaptation si l’on veut aborder les questions constitutionnelles en pleine connaissance de cause. En présentant sous forme d’instantanés les institutions de douze fédérations, et la manière dont elles ont évolué, ces articles offrent aux responsables publics et aux citoyens un guide des structures et de la pratique constitutionnelles dans les démocraties fédératives.

D’une certaine manière, les points communs rencontrés dans les constitutions ne font que refléter le rôle spécifique qu’elles jouent dans la vie d’un pays. Une constitution incarne les choix politiques fondamentaux de la nation en matière de système gouvernemental, au point que dans certains pays – le Brésil, l’Afrique du Sud et les États-Unis par exemple – son existence même est une source de fierté et un symbole d’unité nationale. La Constitution définit également les autorités et la manière de les désigner. Elle répartit le pouvoir entre ces di

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verses instances et recense les buts politiques que celles-ci doivent poursuivre dans l’accomplissement de leurs fonctions. Dans la plupart des pays, elle limite également l’exercice du pouvoir, le plus souvent en reconnaissant des droits qui doivent être protégés contre toute violation de la part du gouvernement.

Quand un pays adopte un système fédéral, cela multiplie encore les buts de sa constitution. En plus des fonctions énumérées ci-dessus, la constitution d’un système fédératif doit notamment définir les états membres de la fédération. Elle peut instituer deux niveaux de gouvernement, comme en Allemagne et aux États-Unis; les collectivités locales sont alors créées et contrôlées par les états membres. Elle peut également instaurer un système fédéral à trois niveaux, comme au Nigeria, en Russie et en Afrique du Sud, en accordant aux collectivités locales une reconnaissance constitutionnelle et en leur garantissant certaines compétences. Elle peut enfin prévoir une solution plus complexe, comme la double fédération belge composée à la fois de communautés linguistiques et d’unités territoriales.

Une constitution de type fédéral fixe également le rôle que les unités constituantes vont jouer dans la structure et le fonctionnement du gouvernement. Dans la plupart des fédérations, elles participent au processus d’amendement constitutionnel; ainsi, en Australie et en Suisse, les modifications doivent être approuvées par référendum à la double majorité des électeurs au plan national et d’une majorité des états membres. De nombreux systèmes fédéraux offrent un rôle supplémentaire aux unités constituantes en instaurant un parlement bicaméral dont la Chambre haute (dite fédérale) les représente. Souvent d’ailleurs, ce sont les entités constitutives elles-mêmes qui l’élisent. Ce n’est donc pas un hasard si les partisans d’un renforcement du fédéralisme au Canada ou au Mexique souhaitent renforcer le rôle de cette seconde Chambre. La Suisse est allée plus loin encore dans la participation des états membres aux instances gouvernementales, car elle s’est dotée d’un exécutif collégial composé de représentants de différents cantons.

La constitution fédérale délimite également la marge de manœuvre laissée aux entités constitutives dans la gestion de leurs propres affaires. Les systèmes fédéraux diffèrent considérablement quant à l’étendue du pouvoir discrétionnaire dont ces dernières bénéficient en ce qui concerne l’aménagement de leur architecture institutionnelle, les buts qu’elles doivent poursuivre dans l’exercice du pouvoir et les droits qu’elles ont l’obligation de protéger. Ainsi, en Inde et au Nigeria, les états membres ne disposent pas de constitutions librement consenties. Les normes relatives à la structure et au fonctionnement des gouvernements régionaux font partie intégrante de la constitution fédérale. On

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peut donc dire que celle-ci «contient» les constitutions infranationales, qui peuvent même ressortir de la législation fédérale. Par opposition, notamment en Australie et aux États-Unis, les entités constitutives se donnent leurs propres constitutions et peuvent ensuite les amender. Les états du Mexique et du Brésil disposent eux aussi d’une certaine latitude pour créer et modifier leurs constitutions, quoique de nombreux détails touchant au gouvernement régional soient réglés par la Constitution fédérale. La Russie et l’Afrique du Sud ont joué les pionniers en prévoyant d’autres aménagements encore. En Russie, certaines entités constitutives (les républiques) ont le droit de se doter de véritables constitutions, tandis que d’autres (les régions par exemple) ne peuvent édicter que des chartes. En Afrique du Sud, les provinces peuvent adopter des constitutions provinciales, mais elles n’y sont pas tenues. De fait, seul le Cap Occidental a fait usage de cette option.

La constitution fédérale répartit également les compétences entre le gouvernement fédéral et les entités décentralisées. Le degré de centralisation des systèmes fédéraux décrits dans ce volume est extrêmement variable. Les pays qui se sont engagés dans une entreprise de transformation sociale et économique – comme l’Inde et l’Afrique du Sud – ont opté pour un fédéralisme hautement centralisé. Les réformes centralisatrices récemment lancées par le président russe Vladimir Poutine soulignent l’attractivité de ce modèle pour des pays qui souhaitent opérer des changements radicaux. Par opposition, les pays qui entendent plutôt respecter la diversité d’une population hétérogène – comme la Belgique ou la Suisse – ont généralement choisi un fédéralisme plus décentralisé. A l’évidence, il n’existe pas de degré idéal de centralisation ou de décentralisation; ce qui est déterminant, ce sont les circonstances qui prévalent au sein d’une société donnée. Cela dit, il est révélateur que les études consacrées au Canada, à l’Allemagne et au Nigeria mettent toutes l’accent sur les problèmes liés à un excès de centralisation et préconisent une dévolution des pouvoirs plus généreuse.

En répartissant les compétences, une constitution détermine les prérogatives exclusives de chaque ordre de gouvernement et celles qui sont concurrentes ou partagées. La constitution fédérale prévoit aussi la manière de résoudre les conflits qui opposent divers niveaux de gouvernement en matière de répartition des compétences. Des contentieux peuvent survenir aussi bien en ce qui concerne la concurrence des pouvoirs que leur cloisonnement. Une fois que les compétences ont été réparties entre le gouvernement fédéral et les entités fédérées, la constitution instaure habituellement un mécanisme d’arbitrage, en règle générale une Cour constitutionnelle ou une Cour suprême. Les décisions de cette instance judiciaire peuvent alors peser de manière dramatique sur l’équilibre fédéral, encourageant soit une plus grande

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centralisation (comme ce fut le cas au Brésil et, il y a peu de temps encore, aux Etats-Unis), soit une plus grande décentralisation (comme au Canada). Cependant, une constitution qui privilégie des sphères séparées pour le gouvernement fédéral et celui des états membres peut décourager les mécanismes de coordination intergouvernementale, tellement utiles pour résoudre les problèmes, comme l’a rappelé la présentation de la Constitution brésilienne. De leur côté, les compétences concurrentes peuvent conduire à la mainmise du niveau fédéral sur le système politique. La plupart des systèmes fédéraux admettent la primauté du droit fédéral sur celui des états membres, inscrivant ainsi tous les arrangements coopératifs dans un cadre hiérarchique. Bien qu’en règle générale les compétences concurrentes ait été conçues de telle sorte que le gouvernement fédéral n’élabore que la législation cadre, garantissant par là même une confortable marge de manœuvre aux états membres, la pratique montre – comme le soulignent les expériences de la Russie et de l’Afrique du Sud – qu’une législation fédérale excessivement détaillée peut laisser très peu de latitude à la disposition du gouvernement régional. La tendance à une domination du niveau fédéral peut se révéler particulièrement forte dans des systèmes où celui-ci monopolise également la perception et la répartition des ressources fiscales, comme en Allemagne et en Inde.

Les auteurs d’une constitution peuvent bien fixer la répartition des compétences entre le gouvernement fédéral et les états membres, il n’en demeure pas moins que celle-ci va évoluer au fil du temps en fonction des événements qui se déroulent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières nationales. De nombreux facteurs, parfois dramatiques, ont généré – et ils continueront de le faire – des changements dans les constitutions fédérales et les systèmes qu’elles régissent, inspirant soit de nouvelles constitutions soit des bouleversements des aménagements existants. Les développements les plus remarquables ont été économiques, car les constitutions fédérales ont dû aménager et gérer le passage d’une économie locale aux économies nationales et, plus récemment, à la globalisation. Certains changements politiques ont également eu un impact significatif. L’intégration européenne a considérablement affecté les fédérations du continent. De son côté, la démocratisation a fourni l’impulsion nécessaire pour la création ou le renouveau de fédérations en Afrique, dans l’ancien bloc soviétique et en Amérique latine. Finalement, la résurgence des rattachements ethniques, linguistiques et religieux a représenté un défi supplémentaire pour pratiquement tous les systèmes fédéraux, puisqu’ils ont pour but d’associer unité et diversité.

Certaines démocraties fédératives dans la force de l’âge – par exemple l’Inde et l’Australie – ont créé des constitutions durables qui n’ont

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jamais eu besoin de réformes fondamentales. Les États-Unis auraient également pu entrer dans cette catégorie, si leur histoire n’avait pas été ponctuée par la Guerre de Sécession et le flot de modifications constitutionnelles qu’elle a engendré. Une autre ancienne fédération, la Suisse, a adopté une nouvelle Constitution en 1999, sans pour autant jeter aux orties ses racines constitutionnelles.

D’autres démocraties fédératives bien établies ont été confrontées à de nouveaux défis. Dans le cadre de sa réunification, l’Allemagne a dû pallier le retard économique des «nouveaux länder», ce qui a suscité des demandes insistantes de réformes de la structure fédérale, et en particulier de son système de péréquation financière. Au Canada, l’émergence de sentiments séparatistes au Québec a entraîné, dans les années 1980 et 1990, le lancement de politiques «méga constitutionnelles», ainsi appelées parce que les Canadiens y ont débattu d’innombrables propositions visant à restructurer radicalement leur Constitution. Bien qu’en fin de compte aucun de ces projets n’ait été accepté, l’adoption de la Charte des droits et libertés en 1982 a déjà inauguré un changement constitutionnel fondamental dans ce pays.

D’autres démocraties fédératives sont engagées dans le difficile processus qui consiste à restaurer un ordre constitutionnel durable après une période de dictature. Dans certains cas – par exemple la Russie en 1993 et l’Afrique du Sud en 1996 – les nouvelles constitutions incarnent la volonté du pays de faire désormais partie des démocraties constitutionnelles viables. Dans d’autres cas – par exemple le Brésil depuis 1988 et le Nigeria depuis 1999 – le défi consiste plutôt à recréer une démocratie constitutionnelle après que des aménagements antérieurs se furent montrés inadéquats ou aient été pervertis, ouvrant la voie de la dictature militaire. Le succès de ces démocraties fédératives se mesurera à leur capacité de résoudre les problèmes économiques et les conflits ethniques hérités de la période dictatoriale.

Finalement, certaines démocraties fédératives, comme la Belgique et le Mexique, se sont engagées dans des changements constitutionnels majeurs destinés à renforcer l’autorité de leurs états membres. En Belgique cependant, il convient de s’assurer que les transferts de compétences aux entités constitutives ne provoquent pas de clivages ethniques ou linguistiques susceptibles d’entraîner l’implosion du pays. Au Mexique, il s’agit de revitaliser le fédéralisme après une longue période marquée par la domination d’un gouvernement fédéral contrôlé par un parti unique.

Quel que soit le fruit de tous ces efforts, il ne fait pas de doute qu’ils pourront servir de guide – ou de leçon édifiante – à tous les citoyens avides de découvrir la manière dont leurs homologues d’autres pays ont affronté des difficultés et des problèmes identiques.

Chronologie des événements constitutionnels

1999 *Nigeria