Quelques réflexions comparatives quant aux nouveaux défis posés au fédéralisme fiscal

ANW AR SHAH

Le fédéralisme fiscal signifie la prise de décisions de nature financière, dans les systèmes fédéraux où les décisions relatives au secteur public sont adoptées à divers niveaux de gouvernement. Les pays fédéraux témoignent de choix extrêmement variés quant aux caractéristiques de leur fédéralisme fiscal, plus précisément dans les modalités de répartition des compétences fiscales entre les différentes sphères, mais aussi dans les divers aménagements financiers qui y sont associés. D’autres aménagements fiscaux, résultant eux aussi de ces choix, sont habituellement soumis à un contrôle et un réexamen périodiques, de manière à les adapter aux changements des circonstances à l’intérieur même des nations, mais aussi entre elles. Au Canada, une telle révision périodique (sunset clause) est imposée par la loi, alors que dans d’autres fédérations les changements peuvent simplement résulter de l’interprétation par les tribunaux des diverses dispositions constitutionnelles et légales (comme en Australie ou aux États-Unis), ou par les différents ordres de gouvernement eux-mêmes, (comme dans la majorité des fédérations). Au cours de ces dernières années, ces options ont été soumises à une pression supplémentaire non négligeable, dues aux bouleversements entraînés par la révolution informatique et l’émergence d’une nouvelle économie mondiale « globalisée ». Les paragraphes qui suivent entendent mettre en lumière quelques-uns de ces importants défis et des amorces de solutions apportées dans un échantillon de pays fédéraux.

Les principaux défis lancés au fédéralisme constitutionnel

1. La répartition des compétences fiscales

La révolution de l’information et la globalisation présentent des défis très spécifiques aux obligations constitutionnelles des nations. En plaçant

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le fonctionnement du gouvernement sous les feux de l’actualité, la révolution de l’information permet aux citoyens d’exiger plus de responsabilité de la part de leurs instances dirigeantes. Quant à la globalisation, elle démontre que les États-nations sont désormais trop petits pour résoudre les grands problèmes mais aussi trop grands pour traiter les petites questions. Ces deux phénomènes – globalisation et révolution de l’information

traduisent un glissement progressif à la fois vers les régimes suprana-tionaux et vers la gouvernance locale. Le processus d’adaptation à ce monde nouveau génère une tension croissance entre les différents ordres de gouvernement au sein des systèmes fédéraux, qui se doivent de redéfinir leurs rôles respectifs de manière à conserver leur pertinence. Les déséquilibres financiers verticaux, ou la distorsion entre les recettes d’un côté et les besoins de dépense aux échelons inférieurs de gouvernement de l’autre côté, représentent notamment une source permanente de ces tensions, faciles à identifier dans les fédérations ici à l’étude, dans lesquelles se dessinent en outre deux nouvelles tendances.

Les déséquilibres financiers verticaux et l’absence d’autonomie fiscale au niveau infranational demeurent une préoccupation dans certains États fédéraux, ceux où la centralisation des compétences fiscales est plus grande que nécessaire pour la couverture des dépenses de la fédération, y compris de son propre pouvoir de dépense ; il en résulte une emprise excessive sur les autorités infranationales, qui doivent alors recourir aux transferts financiers pour atteindre des objectifs nationaux. Ce phénomène inquiète l’ordre central de gouvernement en Afrique du Sud, en Allemagne, en Australie, en Espagne, en Inde, en Malaisie, au Nigeria et en Russie. Au Nigeria, la centralisation gouvernementale en matière d’allocation des ressources fait naître de sérieuses inquiétudes. En Allemagne, ces préoccupations sont à l’origine d’une très large réflexion sur la répartition des compétences entre le bund, les länder et les collectivités locales, et sur une redéfinition de leurs attributions ; mais un consensus doit encore y être trouvé sur cette nouvelle vision du fédéralisme fiscal allemand.

Dans ce rééquilibrage des compétences au sein des nations, les deux ten-dances émergentes sont les suivantes : (a) une érosion continuelle du rôle des régions/provinces – la deuxième sphère (intermédiaire) ; et (b) une redéfinition et un renforcement du rôle des collectivités locales dans la gouvernance à niveaux multiples.

(a) Diminution de l’utilité de l’ordre intermédiaire de gouvernement : vers un fédéralisme en forme de sablier

En Allemagne, au Brésil, au Canada, en Inde, en Malaisie et en Russie, les gouvernements centraux se sont attribués les premiers rôles dans les domaines relevant des compétences concurrentes entre la fédération et les régions. Au Brésil, les droits et les revenus affectés restreignent la souplesse budgétaire à l’échelon des États. En Afrique du Sud, la responsabilité du financement de la sécurité sociale a été reprise en main par le gouvernement fédéral. Aux États-Unis, le rôle de ce dernier ne cesse d’augmenter dans les domaines politiques relevant des compétences concurrentes, alors que simultanément il se décharge sur les États et sur les instances locales de ses responsabilités d’exécution de programmes. Techniquement, cela passe souvent par le biais de mandats sans financement, ou alors dotés d’un financement insuffisant. Tant au Canada qu’aux États-Unis, les gouvernements centraux financent une partie du remboursement de leurs dettes en diminuant les transferts financiers vers les provinces ou les États.

Un autre contentieux entre la fédération et les États se dessine à l’hori-zon : dans les pays pratiquant un fédéralisme bipolaire, comme l’Australie, le Canada et les États-Unis, là ou les collectivités locales sont les simples exécutants des États, les gouvernements centraux tentent d’établir des relations directes avec ces collectivités locales et ainsi, de court-circuiter les États. La situation devient préoccupante au Brésil, au Canada et aux États-Unis, où les États voient leur importance diminuer constamment dans la vie quotidienne des habitants, même si leur rôle reste significatif au plan constitutionnel. Voilà qui rend la coordination verticale encore plus difficile, et qui a une répercussion sur la capacité des États à gérer les inégalités fiscales à l’intérieur de leurs frontières. En Inde, le gouvernement fédéral conserve la haute main sur les affaires des États, par le biais de la nomination de hauts fonctionnaires fédéraux à des postes clés dans le processus de décision régional. Partout, le rôle des ordres intermédiaires de gouvernement est sapé, à l’exception de la Suisse, où les cantons disposent d’un rôle important de par la Constitution, mais également d’un soutien affermi de la part de leurs habitants.

(b) Une nouvelle vision de la gouvernance locale, avec quelques réticences de la part des États

Sur un autre plan, la globalisation et la révolution de l’information renforcent la localisation, tout en élargissant le rôle des collectivités locales au sein du réseau de gouvernance qui se dessine à l’échelon local. Cela implique que, dans les domaines relevant des compétences concurrentes, les collectivités locales fonctionnent désormais comme des prestataires de services publics locaux et des facilitateurs des réseaux de gouvernement – en plus des fournisseurs du gouvernement, des « garde barrières » et des surveillants des États et du gouvernement central. Néanmoins, les collectivités locales doivent affronter une certaine résistance de la part de leurs États, dans des domaines de politique sociale. Au Brésil, en Inde et au Nigeria, les autorités locales bénéficient d’un statut constitutionnel et, en conséquence, d’une plus grande capacité pour défendre leur rôle. En Suisse, la démocratie directe assure un rôle important aux collectivités

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locales et, dans ce pays comme au Brésil, ces dernières jouent un rôle autonome et accru dans la gouvernance locale. Dans d’autres pays fédéraux, la capacité des collectivités locales à se débrouiller toutes seules dépend de la montée en puissance de leurs citoyens, générée par la révolution de l’information. La Russie demeure l’exemple d’un pays où une telle défense n’a pas pu être organisée. Au Canada, certaines provinces ont centralisé leurs finances scolaires. En Afrique du Sud, les soins de santé primaires ont été réassignés aux provinces.

2. Combler le fossé financier entre les nations

Le fossé fiscal entre les nations représente un important élément du fossé économique entre elles. Pourquoi ? Cela tient au fait que des services publics de niveaux raisonnablement comparables, offerts à des niveaux de taxation eux aussi raisonnablement comparables, encourage la mobilité des personnes, des capitaux et des biens, et permettent d’assurer une union économique.

À l’exception notable des États-Unis, les fédérations les plus anciennes tentent de combler les disparités fiscales entre leurs régions par des programmes de péréquation financière. Aux États-Unis, de tels programmes n’existent tout simplement pas, mais le financement de l’éducation dans les États repose sur des principes de péréquation. Au Canada, un tel régime est inscrit dans la Constitution et, selon des universitaires et des experts du pays, il est comme le ciment qui maintient la cohésion de l’ensemble de la fédération. La plupart des programmes de péréquation sont financés par le niveau fédéral, à l’exception de l’Allemagne et de la Suisse. En Allemagne, les États prospères versent des contributions progressives à un fonds de péréquation, et les États défavorisés sont subventionnés directement depuis ce fond. En Suisse, le nouveau programme de péréquation fiscale, applicable dès 2008, prévoit un fonds mixte de contributions, versées par à la fois la Confédération et par les cantons les plus prospères.

Il existe d’un pays fédéral à l’autre une large palette d’aménagements institutionnels destinés à instaurer, développer et administrer de tels programmes. L’Afrique du Sud, le Brésil, l’Espagne, l’Inde et le Nigeria prennent en considération une multitude de paramètres englobant la capacité fiscale et les indices de besoins économiques, pour déterminer un partage équitable des recettes fiscales entre les États. La Malaisie recourt à des dotations par habitant. La Russie, elle, utilise un système hybride visant la péréquation des capacités fiscales. Au Canada et en Allemagne, les programmes égalisent les capacités fiscales jusqu’à un niveau déterminé. Le programme australien se révèle plus complet, et il égalise à la fois les capacités fiscales et les besoins fiscaux des États australiens, par le truchement obligatoire d’un fonds global de revenus provenant de l’impôt sur les biens et les services.

Dans la plupart des pays fédéraux, les performances des programmes de péréquation en vigueur, en termes d’équité et d’efficacité, représentent une source permanente de discussions. En Australie, la situation complexe introduite par la compensation des besoins en dépense, calculée selon la formule actuellement en vigueur, provoque de profonds mécontentements. Au Canada, le fait que les provinces soient les propriétaires de leurs ressources naturelles représente une des causes majeures des disparités financières, et le traitement des recettes provenant des ressources naturelles dans le programme de péréquation demeure contesté. En Allemagne et en Espagne, l’utilisation de formules de péréquation trop progressives entraîne des revers de fortune pour certaines régions aisées. Dans le passé, quelques riches länder allemands ont même porté leur cause devant la Cour constitutionnelle, afin de limiter leurs contributions au fonds de péréquation. En Afrique du Sud, au Brésil, en Inde, en Malaisie, au Nigeria et en Russie, d’innombrables controverses et des débats sans fin tournent autour de l’équité et de l’efficacité des programmes aujourd’hui appliqués.

3. Prudence et discipline budgétaires selon le fédéralisme « débrouillez-vous tout seuls »

L’indiscipline budgétaire au niveau infranational devient un sujet de préoccupation dans les pays fédéraux, si l’on tient compte de l’autonomie infranationale considérable, jointe au possible recours à une intervention du gouvernement fédéral en cas de dérive budgétaire. Dans les fédérations les plus anciennes, la coordination des politiques budgétaires, dans le but d’encourager la discipline budgétaire, s’opère à la fois par le fédéralisme exécutif et législatif, mais aussi par des règles fiscales, tant officielles qu’officieuses. Ces dernières années, les réglementations fiscales de type législatif ont soulevé un grand engouement. Elles prennent la forme de contrôles de l’équilibre budgétaire, de restrictions à l’endettement, de contrôles des impôts ou des dépenses et de référendums sur les nouvelles initiatives en matière de taxation ou de dépenses. La plupart des fédérations anciennes prévoient également, lorsqu’elles instaurent leurs banques centrales, des dispositions stipulant « aucune possibilité de recours au renflouement budgétaire ». S’il est fait clairement mention d’une garantie explicite, ou même implicite, de renflouement et de prêts à taux préférentiels émanant du secteur bancaire, les gouvernements infranationaux ont la possibilité de frapper monnaie, alimentant par là même l’inflation. Des règles fiscales de type législatif ne sont ni nécessaires ni suffisantes pour garantir l’efficacité d’un ajustement budgétaire, néanmoins des expériences récentes de programmes d’ajustement budgétaire démontreraient qu’elles sont en partie utiles dans la mesure où elles ont contribué à ce que les responsables politiques s’engagent à obtenir de manière durable de meilleurs résultats budgétaires, particulièrement dans des pays dotés soit

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d’institutions politiques de nature fractionniste soit de régimes de coalitions. De telles règles peuvent par exemple soutenir utilement l’obligation politique de réformes, dans les pays dotés d’une représentation proportionnelle (Brésil) ou d’un gouvernement de coalition multipartite (Inde), ou encore dans ceux caractérisés par la séparation des fonctions législatives et exécutives (Brésil, États-Unis). Dans ces pays, les réglementations budgétaires peuvent aider à restreindre des politiques d’« éléphants blancs » (ces travaux publics impressionnants entrepris à des fins électorales) et par là même améliorer la discipline budgétaire, comme l’ont démontré les expériences en Afrique du Sud, en Inde et en Russie. L’Australie et le Canada sont parvenus aux mêmes résultats sans disposer de la moindre réglementation financière, alors que la discipline budgétaire demeure problématique en Allemagne, qui dispose pourtant de lois en la matière. L’expérience suisse se révèle à cet égard la plus instructive, ce pays ayant réalisé une discipline budgétaire durable. Deux importants instruments encouragent les cantons à maintenir une certaine discipline : premièrement, les référendums financiers donnent aux citoyens l’occasion de mettre leur veto à certains programmes gouvernementaux ; deuxièmement, la disposition juridique adoptée dans certains cantons, autorisant de réserver une partie des excédents budgétaires des périodes prospères, fonctionne comme un frein à l’endettement pendant les années de déprime économique.

4. La compétition intergouvernementale

Dans la plupart des systèmes fédéraux, rien n’est si commun que la compétition entre les États et les instances locales. Elle se traduit par du lobbyisme pour l’emploi – touchant les projets du secteur public ou privé, y compris les bases militaires ; l’encouragement des investissements directs, nationaux et extérieurs ; la provision d’incitations et de subventions pour attirer le capital et les emplois ; la création d’infrastructures publiques locales facilitant l’implantation des entreprises, ainsi que d’une offre différenciée de services publics locaux ; un guichet unique pour les permis et les enregistrements ; et de multiples autres mesures reflétant une politique ouverte aux nouveaux capitaux et aux travailleurs qualifiés. Les États et les collectivités locales se font également concurrence en érigeant des barrières douanières et tarifaires destinées à protéger leurs propres industries et leur commerce. Elles essaient au surplus de rivaliser en transférant les charges fiscales sur les non résidents et en obtenant de plus généreux quotas des transferts fédéraux chaque fois que c’est possible.

Préserver tout à la fois la compétition entre les divers niveaux de gouvernement et la prise de décision décentralisée est décisif pour une gouvernance locale responsable dans les pays fédéraux. Les expériences de la Suisse et des États-Unis prouvent l’impact bénéfique d’une telle compétition. Les politiques protectionnistes peuvent ruiner les bénéfices d’une décentralisation de la prise de décision, comme le démontre le récent « nivellement par le bas » choisi par certaines Communautés autonomes en Espagne. Pour surmonter cela, une approche par la voie de partenariats qui favorisent le développement d’une union économique, en facilitant la mobilité des facteurs, en assurant des normes communes minimales de services publics, en démantelant les barrières commerciales, en favorisant l’élargissement de l’accès à l’information et aux technologies, représente la meilleure solution politique pour l’intégration régionale et la cohésion économique au sein des fédérations. La question n’est pas de savoir qui fait concurrence et qui coopère ; mais bien plutôt de la certitude que toutes les parties pratiquent, en les associant, concurrence et coopération mais sans tricherie.

Une dernière remarque en guise de conclusion

Les pays fédéraux examinés dans cette publication ont fait preuve d’une remarquable capacité d’adaptation aux nouveaux défis du fédéralisme fiscal. Mais alors que les défis à relever semblent revêtir des formes très similaires, les solutions explorées et adoptées se révèlent toujours uniques et adaptées aux conditions locales. Cela constitue une preuve remarquable du triomphe de l’esprit fédéraliste dans cette quête sans fin de l’équilibre et de l’excel-lence, dans un système de gouvernance appropriée, fiable et responsable. La longue marche vers de nouveaux sommets de gouvernance inclusive continue.