QUELQUES RÉFLEXIONS COMPARATIVES QUANT AUX

COLLECTIVITÉS LOCALES ET AUX RÉGIONS

MÉTROPOLITAINES DANS LES SYSTÈMES FÉDÉRAUX

NICO STEYTLER

Les systèmes fédéraux connaissent tous trois niveaux de gouvernement – la fédération, les États et les collectivités locales. En revanche, la place et le rôle accordés à ces dernières connaissent de considérables variations. Ici, les collectivités locales représentent des niveaux de gouvernement reconnus par la Constitution; là, elles relèvent simplement de la compétence des États. Mais en tout état de cause elles s’affirment de plus en plus nettement dans la gouvernance fédérale, constat qui s’applique tout particulièrement aux régions métropolitaines.

Les institutions des collectivités locales

Le terme « collectivités locales » fait habituellement référence aux institutions ne connaissant plus d’autre niveau les séparant des citoyens. Mais au-delà de cette considération, leur nombre, leur taille, leur but et leur composition varient singulièrement. Par ailleurs, une nouvelle distinction vient se superposer en Inde : elle distingue les collectivités rurales des collectivités urbaines.

La plupart des douze pays examinés dans ce livret comptent un grand nombre de collectivités locales, parfois même des milliers, la majorité d’entre elles rassemblant une population très limitée. L’Espagne et l’Afrique du Sud en représentent les deux extrêmes : si ces deux pays comptent quelque 44 millions d’habitants, on dénombre 8 108 communes dans le premier pour seulement 284 dans le second. l’Afrique du Sud mise à part, seuls le Nigeria et l’Australie regroupent moins d’un millier de collectivités locales. Étant donné le grand nombre de municipalités trop petites pour se révéler viables d’un point de vue financier, les fusions sont au programme de la plupart des pays, mais avec des succès limités. De fait, en termes politiques, il peut être merveilleux de rester petit; en Autriche par exemple, l’utilité des petites municipalités est désormais politiquement reconnue et il est possible que la Constitution fasse de même. Quel que soit le pays examiné, le grand nombre des collectivités locales ne saurait faire oublier les immenses différences qui les séparent – vastes zones métropolitaines abritant des millions d’habitants d’un côté, et petites communautés rurales comptant à peine quelques milliers d’âmes de l’autre. Souvent, la taille des municipalités n’est pas sans conséquence : les grandes communautés métropolitaines, d’ordinaire capables de subvenir à leurs besoins financiers, frappent à la porte du gouvernement fédéral pour tenter de se faire entendre directement, comme au Canada, tandis que de leur côté les minuscules communes suisses sont incitées à collaborer pour survivre.

La collectivité locale la plus conventionnelle est représentée par la municipalité « à usages multiples » remplissant toute une série de fonctions et offrant un large éventail de services. Elle est alors appuyée par des institutions plus spécifiques, comme les districts scolaires et les autorités de gestion des eaux ou des transports. Les États-Unis représentent un exemple de cette situation.

Une caractéristique commune à la majorité des pays examinés dans ce livret, ce sont les collectivités locales à plusieurs niveaux – un certain nombre de municipalités primaires étant chapeautées par un district ou un comté qui dispose d’une compétence générale de coordination et fournit la majeure partie des prestations. La gestion de tels pouvoirs concurrents peut cependant se révéler problématique, comme le montre l’exemple sud-africain.

Une autre forme de gouvernance locale devenue très courante, particulièrement aux États-Unis bien que ce pays n’en détienne pas l’exclusivité, ce sont les communautés fermées (gated communities) – des zones résidentielles entourées de murs et de grilles dans lesquelles nombre des services offerts viennent redoubler l’offre des municipalités ou des comtés, comme l’entretien des routes, la sécurité, l’enlèvement des ordures ménagères et l’aménagement des parcs. Ces communautés « privées » menacent la stabilité et l’efficacité des collectivités locales.

Dans la plupart des pays où elles relèvent directement de la compétence des États, le régime juridique des collectivités locales présente également de grandes variations en fonction de ces derniers. Dans les fédérations établies de longue date, les collectivités locales ont été créées par des lois régionales, textes qui délimitent dès lors également leur autonomie. Néanmoins, les caractéristiques essentielles des collectivités locales – leur statut et leur rôle – figurent désormais de plus en plus souvent au menu des constitutions fédérales.

Reconnaissance constitutionnelle

À l’exception de l’Autriche, puis du Mexique, les constitutions fédérales les plus anciennes (États-Unis, Suisse, Canada, Australie) n’ont pas fait référence aux collectivités locales et, pour peu qu’elles l’aient fait, elles se sont contentées de les mentionner au titre des compétences des États. C’est seulement après la Deuxième Guerre mondiale que les collectivités locales ont fait leur entrée dans les constitutions fédérales, souvent comme des marques tangibles d’un retour à la démocratie. La Constitution allemande de 1949 fait figure de pionnière en la matière. Quant à la Constitution espagnole de 1978, bien qu’elle se soit concentrée sur la création des communautés autonomes, elle n’a pas manqué de mentionner l’autonomie locale. Le retour du Brésil dans le giron des démocraties a été marqué lui aussi par l’octroi d’une protection étendue à l’autonomie locale dans la Constitution de 1988. Alors que l’inscription du gouvernement local dans la Constitution indienne de 1992 avait été dictée par des considérations liées au développement, l’extension de la protection que lui accorde la Constitution sud-africaine de 1996 a de son côté poursuivi des objectifs relevant autant de la démocratie que du développement. Des sentiments identiques ont conduit à la désignation des collectivités locales comme un ordre de gouvernement à part entière dans la Constitution nigériane de 1999. Par opposition, la reconnaissance de l’autonomie communale dans la Constitution suisse de cette même année n’a fait que traduire la pratique qui s’était instaurée entre-temps.

Cette absence de reconnaissance dans les constitutions fédérales a souvent été compensée par l’inscription des collectivités locales dans les constitutions régionales à divers degrés, depuis la vaste protection de l'autonomie locale aux États-Unis jusqu’à une reconnaissance purement symbolique en Australie.

Une garantie constitutionnelle étendue, comme celle de la Constitution indienne, n’a cependant pas supprimé la prédominance des États vis-à-vis de leurs collectivités locales. C’est uniquement au Brésil et en Afrique du Sud que les fonctions de contrôle et de régulation des gouvernements régionaux ont été effectivement réduites.

Rôle et responsabilités

Dans la plupart des pays, les municipalités se voient attribuer des compétences et des fonctions uniformes en dépit de leurs différentes dimensions. Néanmoins, on rencontre de plus en plus souvent des dispositions spécifiques réservant une autonomie accrue aux grandes agglomérations. L’octroi des responsabilités se base théoriquement sur le principe de subsidiarité. Mais dans la pratique, les services municipaux se chargent traditionnellement de l’approvisionnement en eau et de l’évacuation des eaux usées, des routes, des espaces publics, de la sécurité et, dans certains pays, des écoles.

Outre les fonctions relevant spécifiquement de leur autonomie, les autorités locales ont dû endosser des tâches supplémentaires déléguées par les États et le gouvernement fédéral. En Allemagne, les municipalités revêtent un caractère hybride marqué – elles fonctionnent comme des unités autonomes, mais représentent également le degré inférieur de l’administration régionale. Dans la plupart des pays que cet ouvrage passe en revue, on retrouve la même récrimination, à savoir que des responsabilités nouvelles ne cessent d’être dévolues aux collectivités locales sans être accompagnées des financements correspondants. En Espagne, cette situation a dégénéré en conflit ouvert dès le moment où les communautés autonomes se sont mises à transférer des services dispendieux à leurs collectivités locales tout en n’apportant qu’une modeste contribution à leurs dépenses de fonctionnement. Ce problème s’est montré suffisamment aigu pour provoquer une modification constitutionnelle en Allemagne, n’autorisant désormais les länder à transférer des charges administratives à leurs collectivités locales que s’ils remboursent les frais occasionnés par l'accomplissement de ces tâches.

Les finances locales

Le financement des collectivités locales s’étend de l’autarcie à la dépendance intégrale envers les transferts financiers, qu’ils proviennent de l’État ou de la fédération. En Afrique du Sud, en Australie et au Canada par exemple, les collectivités locales perçoivent plus de 80 pour cent de leurs ressources sous forme de revenus autonomes, tandis que les communautés rurales de l’Inde dépendent entièrement des fonds provenant de l’Union ou des États, la plupart d’entre eux étant au surplus liés à des directives et des programmes gouvernementaux. Les transferts proviennent souvent directement du gouvernement fédéral, ce qui permet à celui-ci de prendre l’initiative en matière de développement urbain, comme au Brésil. Un des nombreux reproches entendus au Nigeria rappelle que dès le moment où la majorité des recettes dérivent de transferts fédéraux, l’absence de revenus autonomes réduit à néant l’idée même d’autonomie contenue dans un système de gouvernement à trois paliers. Même dans les pays généralement autosuffisants, on note une répartition inégale des ressources entre les municipalités : la plupart des communautés rurales dépendent des subventions alors que les centres urbains peuvent compter sur leurs propres revenus.

Leurs principales sources de financement sont constituées par les impôts fonciers, les impôts commerciaux (en Allemagne) et les taxes d'utilisation des services. Un regret unanime tient au fait que les municipalités sont trop étroitement attachées aux impôts fonciers, ce qui les empêche de faire face à leurs besoins croissants en matière d’infrastructures et de services. Aux États-Unis, cette dépendance vis-à-vis des impôts fonciers a diminué, remplacée par les impôts sur les ventes au détail et sur le revenu. Dans ce pays, les taxes d'utilisation ont également pris la première place parmi les revenus autonomes, ceux qui augmentent le plus rapidement et qui sont en voie de devenir les plus importants.

Contrôle

L’étendue des pouvoirs de contrôle accordés aux niveaux de gouvernement supérieurs reflète le degré d’autonomie dévolu aux collectivités locales. La plupart des pays présentés dans cet ouvrage confient à leurs États membres des compétences de contrôle et d’intervention. En matière d'intervention, une large variété de mesures peuvent être adoptées, allant du contrôle judiciaire à la dissolution pure et simple d’assemblées démocratiquement élues. En Afrique du Sud, l’intensification du contrôle financier dénote un déclin de l’autonomie locale. Par opposition, le système espagnol des collectivités locales ne prévoit qu’un contrôle très limité de la part des autorités centrales et régionales, traduisant sa confiance envers l’efficacité des relations intergouvernementales.

Les relations intergouvernementales

Alors qu’en théorie et en pratique les collectivités locales devraient être liées en premier lieu au niveau de gouvernement qui leur est le plus proche – en l’occurrence les États – on note de plus en plus fréquemment des relations directes avec le gouvernement central, non seulement par des subventions fédérales venant court-circuiter les États, mais également grâce à leur participation aux structures fédérales de gouvernement. Ainsi, bien que les collectivités locales ne disposent d’aucune assise constitutionnelle au sein de la fédération australienne, leur association est pourtant membre de plein droit du Conseil des gouvernements australiens, un forum national consacré aux relations intergouvernementales. Au Canada en revanche, en dépit de la pression que les associations de collectivités locales exercent pour se voir attribuer « une place à la table du gouvernement central, » celui-ci montre peu d’empressement à interférer dans les compétences des provinces. En Allemagne, les collectivités locales aspirent également à jouer un rôle officiel dans l’adoption de lois fédérales et à faire entendre leur voix quand il s’agit de l'évaluation des conséquences de ces lois. L’Afrique du Sud, quant à elle, représente un pays dans lequel des relations intergouvernementales formalisées ont permis aux collectivités locales de jouer un rôle-clé dans la gouvernance nationale, y compris le droit de parole au Conseil national des provinces, la seconde chambre du Parlement.

Les relations intergouvernementales s’étendent également sur le plan horizontal. Tout en résistant aux pressions exigeant leur fusion, les communautés se mettent à collaborer sur une base volontaire en concluant des ententes, comme on le voit très clairement aux États-Unis et en Suisse.

Culture politique

Étant donné la nature et le mode d’organisation des collectivités locales, qui s’étendent de véritables mégalopoles aux plus modestes communautés rurales, la culture politique varie considérablement entre les pays, mais souvent aussi au sein de ceux-ci. Les politiques municipales sont généralement non partisanes, ce qui signifie également que, comme on le voit au Canada, la communication avec les autres ordres de gouvernement ne peut pas s’effectuer par le truchement des partis politiques. Là où la politique a quand même droit de cité, elle se présente d’une manière moins engagée qu’aux niveaux fédéral et régional, comme c’est le cas en Allemagne. À l’autre extrême, on trouve en Autriche et en Afrique du Sud des municipalités intégralement organisées en fonction de la politique partisane. L’Inde représente un cas unique avec la manière dont elle utilise des quotas pour augmenter la représentation des femmes et des groupes désavantagés : les femmes doivent compter pour un tiers des maires et des conseillers. La participation populaire aux élections locales présente également de considérables variations, l’Inde connaissant par exemple un taux de participation plus élevé que pour les élections régionales et fédérales, alors qu’en règle générale c’est l’inverse qui se produit.

Les régions métropolitaines

Les regroupements massifs de populations au sein de régions appelées métropolitaines représentent un élément commun à la plupart des pays présentés dans cet ouvrage. Lorsque ces zones se trouvent dans des pays en développement, comme l’Afrique du Sud, le Brésil, le Mexique ou le Nigeria, l’inégalité intra-urbaine se révèle particulièrement criante – point de convergence de la prospérité économique et de la misère. Même au Canada, les villes s'inquiètent de la concentration de la pauvreté et de l’exclusion sociale des immigrants et des autochtones vivant en milieu urbain. La gouvernance des régions métropolitaines revêt dès lors une importance considérable : en examinant les pays proposés, on ne découvre pas moins de cinq manières différentes d’y pourvoir.

En Australie par exemple, là où les grandes villes sont découpées en de nombreuses petites municipalités, les régions métropolitaines sont gérées principalement par les États. Un deuxième modèle voit un certain nombre de collectivités locales être englobées au sein d’une zone métropolitaine associée à une structure de coordination, sans que pour autant l’existence de ses membres soit remise en cause. Les modifications de la Constitution indienne adoptées en 1993 prévoient par exemple une telle forme de gestion. Un troisième est la version informelle du modèle précédent; il se rencontre là où un certain nombre de municipalités conjuguent leurs efforts sur des questions spécifiques. Ce modèle a été mis en application au Brésil, mais sans grand succès. Le modèle coopératif de la Suisse semble plus prometteur, la Constitution prévoyant des « agglomérations » réunissant les villes-centres et les municipalités situées à leur périphérie. Quant au quatrième modèle, il s’agit des structures de gouvernance locale à but unique. Très courants aux États-Unis, des districts spéciaux forment des institutions ad hoc chargées de s’occuper de certains aspects bien précis de la vie métropolitaine, comme les transports en commun, le contrôle de la pollution, l’approvisionnement en eau et l’élimination des eaux usées, sans oublier la protection contre les incendies. Le cinquième modèle, le moins courant, consiste en la consolidation des zones métropolitaines en de véritables structures politiques unifiées à usages multiples. Il n’y a cependant encore jamais eu d’intégration complète d’une région entière dans une structure municipale.

Étant donné la croissance des régions métropolitaines, l’efficacité de leur gestion est devenue l’un des enjeux cruciaux auxquels sont confrontées les collectivités locales. En Allemagne, ce débat tourne désormais autour de la manière dont les régions métropolitaines doivent être gouvernées : conjointement par les villes concernées ou en formant un nouveau niveau d’administration, distinct des autres et disposant de ses propres organes directement élus ? Au Mexique en revanche, on assiste à un accroissement de l’intérêt pour l’instauration de nouveaux organes de coordination des métropoles et pour le renforcement de celles qui existent déjà.

Conclusion

La reconnaissance de plus en plus fréquente des collectivités locales en qualité de partenaires à part entière du gouvernement reflète une réorientation plus générale dans la conceptualisation du fédéralisme. Elle traduit un mouvement qui s’éloigne du fédéralisme bipolaire, autrement dit d’une division des fonctions entre deux ordres de gouvernement (la fédération et les États) et se rapproche d’une gouvernance multipolaire, au sein de laquelle le pouvoir se répartit entre trois niveaux. Immanquablement, les corrélations entre ces trois ordres de gouvernement vont produire un système de gouvernance plus complexe, ce qui implique que la théorie et la pratique du fédéralisme seront amenées à répondre à de nouvelles interrogations.