LES RELATIONS INTERGOUVERNEMENTALES EN ARGENTINE : LE MANQUE D’INSTITUTIONNALISATION *

Alberto Fohrig**

e fédéralisme argentin vient d’être témoin de l’émergence d’une structure plus complexe pour l’établissement de la politique gouvernementale au niveau national. On constate parallèlement un manque de mécanismes institutionnels susceptibles de favoriser les interactions entre les intéressés. Ce phénomène a pour conséquence que la politique gouvernementale manque de profondeur, de permanence et de cohérence. Cet article étudie les facteurs responsables de cette situation et quelques solutions possibles.

PARTIE 1 : FACTEURS POLITIQUES

a) Relations entre les unités constituantes de la fédération

Avec le renforcement de la démocratie, les gouverneurs provinciaux jouent un rôle de plus en plus actif dans les coulisses du pouvoir. Un morcellement territorial du pouvoir politique est en train de se produire. On trouvera ci-dessous quelques-uns des facteurs responsables de cette situation.

Ces dernières années, les votes régionaux ont eu tendance à ne pas respecter la discipline de parti. Citons comme exemples les votes au Congrès sur l’extension de la subvention au tabac, qui a rassemblé les députés des différents partis représentant les provinces productrices, et sur la subvention aux carburants de Patagonie, qui a rassemblé les législateurs des provinces en cause, indépendamment de leur allégeance politique.

Sous le régime traditionnel de séparation des pouvoirs, les organes exécutif et législatif négocient l’adoption des lois nécessaires au fonctionnement du gouvernement fédéral. Ces dernières années, le modèle a toutefois changé. Les gouverneurs provinciaux négocient d’abord avec l’organe exécutif les questions qui touchent leur province, puis ils indiquent à leurs députés et à leurs sénateurs comment voter sur ces questions.

* Texte original en espagnol. ** J’aimerais remercier Sebastián Saiegh, Mark Jones, Julia Pomares et Marcelo Escolar de leurs commentaires.

Les listes de candidats à la législature nationale sont dressées au niveau provincial. Comme le gouverneur est habituellement chef de parti au niveau local, il joue un rôle extrêmement important dans le choix des députés qui obtiendront un autre mandat et des factions qui prévaudront lors de l’établissement des listes. Le taux de réélection des gouverneurs est élevé, alors que celui des députés est extraordinairement bas : des 130 candidats qui ont remporté un siège à la Chambre des députés en 1997, seuls 17 avaient exercé cette fonction lors du mandat précédent.

Ce type de relations entre l’organe exécutif, l’organe législatif et les provinces varie selon le parti qui détient le pouvoir exécutif au niveau national et selon la puissance relative du parti au pouvoir par rapport aux divers gouvernements provinciaux.

Depuis la restauration de la démocratie en 1983, pendant les deux mandats de l’Unión Cívil Radical (UCR) [Union civile radicale] au niveau exécutif fédéral, le principal parti d’opposition dominait la plupart des provinces. L’UCR a toujours été en position minoritaire au Sénat. À la Chambre des députés, elle a oscillé entre le statut de majorité absolue et celui de minorité principale. En règle générale, l’absence de cohérence politique entre les deux chambres a pour conséquence que l’organe exécutif éprouve plus de difficultés à réaliser son programme politique.

Le Partido Justicialista [Parti justicialiste] a aussi occupé la présidence pendant deux mandats. Dans les deux cas, il jouissait d’une majorité absolue au Sénat et d’une majorité relative ou absolue à la Chambre des députés, en plus d’occuper la majorité des postes de gouverneur. Par conséquent, le pouvoir s’était concentré au niveau exécutif. Le chef de l’exécutif, le président du pays, se trouvait donc être chef du parti au gouvernement.

On peut voir dans cette division particulière du pouvoir institutionnel le reflet de deux facteurs : la répartition de la population argentine et le système électoral actuel. Les systèmes fédéraux accordent généralement un nombre égal de représentants à des circonscriptions électorales définies sur une base géographique, quelles que soient leur population et leur importance politique et économique. La représentation à la Chambre haute se fait souvent sur une base d’égalité entre les unités constituantes. Quant à la Chambre basse, bien que sa composition reflète en principe la représentation selon la population, elle peut être modifiée soit par le système électoral, soit par des dispositions constitutionnelles particulières visant à répondre aux préoccupations provinciales. Toutefois, pour éviter les inégalités de représentation, le système fédéral doit posséder une certaine homogénéité en matière de répartition de la population. Or la répartition géographique de la population argentine est très inégale. Un tiers de la population vit dans un rayon de 40 kilomètres du centre de Buenos Aires. Sur 23 provinces et un district fédéral, cinq provinces représentent 75 % de la population totale.

À la suite de la réforme constitutionnelle de 1994, la loi électorale argentine stipulait que le Sénat était formé de 72 membres (trois par province : deux pour la majorité au niveau provincial et un pour la minorité). Cette pratique a eu pour effet d’attribuer aux provinces les moins peuplées un pouvoir considérable à la Chambre haute. Six provinces, dont la population représente 3,6 % de la population totale disposent de 25 % des sièges au Sénat. La Chambre des députés compte un total de 257 membres élus au suffrage proportionnel selon la formule d’Hondt, avec un minimum de 3 % ; par contre, les provinces doivent avoir au moins cinq députés, peu importe leur population. Ainsi, la province de Buenos Aires, avec 38 % de la population totale, ne détient que 28 % des sièges à la Chambre des députés, alors que les six provinces les moins peuplées (3,6 % du total) en détiennent 11 %. Ces chiffres illustrent bien le déséquilibre à l’avantage des petites provinces.

Finalement, le président argentin est élu au suffrage universel. Par conséquent, tout candidat qui l’emporte dans les centres urbains de cinq provinces lors de la campagne électorale est presque certain de remporter la présidence.

Du fait de cette combinaison de systèmes électoraux, l’organe exécutif est élu par le centre et l’organe législatif, par la périphérie. Au centre, les électeurs, principalement des citadins, sont inconstants, alors qu’en périphérie, l’électorat est beaucoup plus loyal, surtout au niveau local. Cette répartition géographique de la population vient, comme les systèmes électoraux, renforcer le pouvoir grandissant des gouverneurs provinciaux.

Jusqu’ici, il a été question de la répartition du pouvoir institutionnel en Argentine au cours des 18 dernières années de gouvernement démocratique. Mais, pour bien comprendre la dynamique des relations intergouvernementales, il faut tenir compte d’un troisième facteur : les comportements différents des divers partis, qui découlent de leur structure interne et de leur style de direction historique.

Les partis importants de la scène politique argentine tendent à agir différemment selon le pouvoir relatif qu’ils détiennent dans les organes exécutif et législatif, tant au niveau fédéral que provincial.

Quand le Parti justicialiste forme le gouvernement fédéral, il soutient généralement le président. Dans l’opposition, il tend à se diviser jusqu’à l’émergence d’un nouveau chef interne. De 1983 à nos jours, le comportement du parti dans l’opposition a considérablement varié. Durant la présidence de Fernando de la Rúa, il n’a pas trop gêné les travaux du Congrès – contrairement à ce qu’il avait fait du temps d’Alfonsin – même s’il poursuivait sa tâche de protestation sociale par son engagement dans le syndicalisme.

L’UCR a d’abord soutenu le président de l’organe exécutif, mais cette stratégie a été remise en question lors du dernier mandat, à la suite de différends entre l’organe exécutif et le parti au pouvoir. Ces différends étaient dus entre autres au fait que le président et le parti ne voyaient pas du même œil le fonctionnement d’une coalition. Quand l’UCR est dans l’opposition, le président du parti prend une plus grande importance, tout comme, dans une moindre mesure, les gouverneurs issus du parti. Ces derniers ont tendance à légitimer leur pouvoir réel en occupant des postes dans la structure nationale du parti.

Les partis provinciaux, quant à eux, sont remarquablement pragmatiques quand il s’agit de former une coalition. Ils se rangent normalement derrière le parti au pouvoir, qui est le mieux placé pour servir les intérêts des provinces qu’ils gouvernent.

En conclusion, pour comprendre le système politique argentin en général, et la mise en place d’une politique gouvernementale efficace, en particulier, il est essentiel de comprendre la répartition de la population et celle du pouvoir institutionnel. Il faut en outre comprendre les caractéristiques politiques des divers partis formant le gouvernement et l’opposition.

Ces facteurs montrent comment l’interaction entre le gouvernement fédéral et les provinces peut donner naissance à un gouvernement divisé. Toutefois, cette situation n’a pas provoqué en soi l’immobilisme. Quoi qu’en disent les critiques du système présidentiel, jusqu’à maintenant, nous n’avons pas vu le gouvernement immobilisé à cause de cette fragmentation du pouvoir au sein du système présidentiel argentin.

Ce que nous avons observé, au contraire, c’est un régime politique stable en période de grande instabilité institutionnelle. Les ministres fédéraux ne conservent leur portefeuille que huit mois, en moyenne. Bref, il existe des différends au sein du système, mais ils ne touchent pas au système proprement dit.

Face à ce morcellement graduel, il est imprudent d’introduire une politique sans le consensus d’intervenants comme les gouverneurs provinciaux, qui jouent un rôle de plus en plus important au sein du système politique. Nombreux sont les politiciens, surtout au sein du gouvernement fédéral, qui n’ont pas saisi cette nouvelle réalité. Certains essaient d’appliquer un programme politique en s’appuyant sur l’ancienne structure centralisée, sans se rendre compte que les intervenants et les mécanismes ont changé.Il s’ensuit que de nombreuses politiques gouvernementales appliquées de manière décentralisée exigent un mécanisme décisionnel qui les dénature. En l’absence d’une analyse fondée sur un cadre multidimensionnel, ces politiques sont souvent vouées à l’échec. Les moyens choisis pour mettre en œuvre le programme politique ne sont pas les bons, et le consensus politique stable nécessaire à sa viabilité n’existe pas.

b) Relations intergouvernementales au sein de l’organe exécutif fédéral

Les succès et les échecs d’un gouvernement s’expliquent souvent par la structure de l’organe exécutif. En dernière analyse, il faut déterminer dans quelle mesure le fait de modifier la structure et l’organisation de ce dernier incite les membres d’un gouvernement à coopérer ou à s’opposer.

De toutes les prérogatives dont jouit le président, la plus importante est probablement celle de choisir les membres du Cabinet. Dans la structure du Cabinet, il existe de multiples tensions dont il faut tenir compte dès le début du mandat. Dans le cas de l’Argentine d’aujourd’hui, les principales sources de tensions comprennent :

  • la répartition asymétrique du pouvoir entre la présidence et les autres institutions, et l’harmonisation de ce pouvoir asymétrique dans un gouvernement de coalition ;

  • l’équilibre entre autonomie et autorité dans la composition du Cabinet, surtout dans le cas d’un gouvernement de coalition ;

  • l’existence de chevauchements et de zones grises entre les différents domaines qui relèvent de l’organe exécutif ;

  • l’émergence de nouvelles formes de gouvernance pour réaliser une politique (p. ex. conseils fédéraux-provinciaux, groupes multi-intervenants ou interinstitutions qui ont besoin d’une méthode pour être fonctionnels ;

  • le règlement de conflits latents entre les ministères économiques et les ministères qui redistribuent la richesse, notamment la question d’autorité sur les budgets ;

  • la coordination interministérielle par l’intermédiaire de personnes neutres, extérieures aux luttes pour le pouvoir ;

  • la réglementation conformément à des critères de représentativité avant toute négociation politique à court terme touchant aux sphères de compétences, surtout lorsqu’il s’agit de l’impôt.

La structure de l’organe exécutif est particulièrement problématique dans le cas d’un gouvernement de coalition au sein d’un système présidentiel. Dans les systèmes présidentiels en général, et celui de l’Argentine en particulier, les présidents sont d’éminents personnages. Par conséquent, la vision qu’a le chef d’un gouvernement de coalition est d’une importance vitale, comme d’ailleurs le mode d’organisation de l’organe exécutif. Bref, le succès d’une coalition dépend le plus souvent de l’idée que s’en font les principaux participants.

Il existe deux visions contradictoires de ce qui constitue une coalition dans un système présidentiel. La première veut que le président soit le détenteur véritable de la légitimité populaire, ce qui fait de la coalition l’instrument de sa stratégie personnelle. Selon l’autre vision, très différente, le président est élu pour représenter une coalition de partis et sa légitimité repose sur sa capacité de préserver l’équilibre de cette coalition.

Dans le cas de l’Argentine actuelle, le premier facteur dont il faut tenir compte est que l’organe exécutif est constitué de plusieurs partis formant un gouvernement de coalition. Il arrive donc que le président provienne d’un parti, un ministre d’un autre et les secrétaires ou secrétaires adjoints d’un troisième parti ou d’une faction interne du même parti en concurrence avec d’autres factions. Par conséquent, les conflits au niveau exécutif prennent souvent l’allure de conflits entre « les hommes du président » et « les hommes du ministre ».

Quand le président ne permet pas à ses ministres de choisir leur propre personnel, il y gagne à court terme, car son autorité s’en trouve renforcée. À moyen terme, par contre, il est perdant, puisqu’il ne bénéficie pas d’équipes homogènes pour mettre en oeuvre sa politique. Dans bien des cas, la situation conduit à l’immobilisme dans un secteur ou un autre du gouvernement. Si cette situation se répète dans tous les ministères, les différents partenaires suivent des voies différentes, certains secteurs forment des confédérations et peuvent même étendre leur zone d’influence et créer leurs propres royaumes.

L’existence de chevauchements entre divers secteurs de l’organe exécutif et de zones grises entre leurs sphères de compétences peut aussi occasionner des conflits, et compliquer la recherche de solutions aux problèmes de politique gouvernementale. Plutôt que de faciliter l’action interdisciplinaire, ce type de situation paralyse souvent le gouvernement.

Les rapports économiques avec les provinces illustrent bien ce problème. Le cadre constitutionnel et juridique oblige souvent des fonctionnaires fédéraux et provinciaux de même niveau hiérarchique à travailler ensemble. Les relations intergouvernementales reflètent donc les relations de collaboration ou de conflit qui existent entre les individus en cause. Ainsi, dans la pratique, les intervenants se succèdent et des négociations parallèles se poursuivent entre les différents acteurs, selon l’identité du ministre de l’Intérieur, du ministre des Finances ou du chef de Cabinet. Bien souvent, le président lui-même se trouve entraîné dans cette dynamique et entre aussi dans le jeu.

Cette dynamique crée aussi des distortions dans les provinces, l’absence de coordination produisant des résultats assez injustes pour certaines. Les provinces dont le gouverneur entretient des liens plus étroits avec le président ou se trouve en position d’exercer des pressions sur le gouvernement fédéral retirent de plus grands avantages, même si ces derniers ne cadrent pas nécessairement avec la stratégie générale de développement de l’ensemble des provinces.

Malgré cette situation, après la profonde décentralisation opérée vers le milieu des années 1990, et sur laquelle nous reviendrons plus tard, de nouveaux modes de solution aux problèmes interjuridictionnels sont apparus, de même que de nouveaux instruments de collaboration entre les institutions et les intervenants. Ces innovations montrent bien la complexité de la nouvelle structure organisationnelle de la politique gouvernementale et la possibilité de nouveaux mécanismes pour les institutionnaliser. On retrouve ainsi de nombreux exemples de conseils fédéraux-provinciaux qui comprennent normalement le ministre fédéral responsable du secteur en question, aux côtés de ses homologues provinciaux. On peut notamment citer les conseils fédéraux-provinciaux de l’Éducation, de la Sécurité intérieure, de l’Infrastructure, des Investissements et de la Gestion publique.

Toutefois, ces nouveaux instruments servent davantage à créer un consensus qu’à prendre des décisions qui engagent toutes les parties. Bien souvent, un consensus établi au terme de délibérations délicates se désagrège faute d’appliquer les décisions. En règle générale, les conseils mentionnés manquent d’autorité et de continuité ; ils se laissent davantage guider par les nécessités politiques du jour que par les stratégies à moyen et à long terme. De plus, ils ne sauraient remplacer des négociations fondées sur des relations interpersonnelles et la capacité d’exercer des pressions en fonction de critères qui peuvent être intrinsèquement politiques, mais qui ont du moins le mérite d’être fixés avant les négociations et fondés sur des indicateurs convenables.

Les relations interministérielles sont marquées par une tension entre les ministères économiques, notamment celui des Finances, et les ministères qui redistribuent la richesse, tels ceux du Développement social et de la Santé. Le rapport de force entre ces derniers et le ministère des Finances dépend de la rhétorique et du symbolisme politiquement orchestrés par le président, grâce à sa prérogative d’attribuer les postes de responsabilités. Mais on doit également analyser les relations financières entre les ministères, dans la mesure où elles révèlent le poids relatif de chacun dans la résolution de problèmes donnés. Pour être plus précis, on doit déterminer si les différents ministères ont toute latitude quant à la gestion de leur budget ou si le processus budgétaire accorde au ministère des Finances un veto de fait sur les politiques des autres ministères.

Les problèmes ci-dessus peuvent généralement être résolus grâce à une coordination efficace entre ministères. La Constitution argentine actuelle a créé le poste de chef de Cabinet. Ses responsabilités comprennent l’administration générale du pays, donc la tâche d’assurer l’harmonie entre les divers secteurs de l’organe exécutif fédéral. Cette coordination est sans aucun doute l’élément clé d’une gouvernance efficace. Toutefois, pour assumer cette tâche, le chef de Cabinet doit être audessus des luttes de pouvoir au sein de l’organe exécutif. S’il vient à perdre son impartialité, il perd sa crédibilité et les moyens de jouer efficacement son rôle.

La création du poste de chef de Cabinet, dans le cadre de la réforme constitutionnelle de 1994, visait à assouplir le système présidentiel. Les divers coups d’État survenus au cours du XXe siècle avaient montré l’importance d’un mécanisme permettant de modifier profondément le gouvernement en réponse à une crise grave sans renverser le chef d’État, ni le système démocratique au complet. La souplesse nouvelle de l’organe exécutif permet maintenant à l’organe législatif de censurer constitutionnellement le gouvernement en révoquant le chef de Cabinet.

Dans la pratique, toutefois, le chef de Cabinet est fortement subordonné au président. Quand un chef puissant, comme Carlos Menem, occupe la présidence, le chef de Cabinet se tient en retrait ; par contre, lorsque le président a une personnalité plus bureaucratique, comme Fernando de la Rúa, le chef de Cabinet joue un rôle politique beaucoup plus important. Jusqu’à présent, l’Argentine n’a pas connu le pire scénario, soit celui où le président serait d’un parti et le chef de Cabinet, de l’opposition. Le système institutionnel a d’ailleurs prévu une telle possibilité en cas de crise politique grave.

Enfin, l’institutionnalisation des rapports intergouvernementaux exige une normalisation plus efficace des relations entre le fédéral et les provinces, et une autorité moins discrétionnaire sur la répartition des avantages. Deux exemples illustrent particulièrement bien cette tendance : le premier est celui des Aportes del Tesoro Nacional, subsides discrétionnaires que l’exécutif fédéral accorde aux provinces et municipalités. Ces subsides se chiffrent actuellement à plus de 150 millions de dollars par an, mais dans les années 1990, ils dépassaient les 500 millions. L’attribution de ces sommes était laissée à la totale discrétion de l’exécutif. Le second exemple est encore plus significatif ; il s’agit de la loi sur les relations fiscales entre le fédéral et les provinces, qui dicte les rôles respectifs des deux paliers de gouvernement en matière d’imposition et de distribution des recettes fiscales. En vertu de la réforme constitutionnelle de 1994, une nouvelle législation devait être adoptée avant 1996 pour établir les critères de ces nouveaux rapports. Jusqu’à maintenant, cette législation n’a pas été adoptée, et par conséquent, les questions de fiscalité entre le fédéral et les provinces sont décidées par voie de négociations politiques entre les intervenants fédéraux déjà mentionnés et les gouverneurs. Il y a un problème en l’absence de critères uniformes fixés à l’avance et fondés sur des indicateurs convenables.

PARTIE 2 : FACTEURS FINANCIERS ET ÉCONOMIQUES

L’objectif premier de cet article est d’expliquer la dynamique intergouvernementale en fonction des relations entre les intervenants politiques des paliers fédéral et provinciaux. Pour bien comprendre les comportements observés, il faut toutefois tenir compte d’un autre ensemble de facteurs.

En plus d’analyser les relations politiques entre le gouvernement fédéral et les provinces, il faut prendre en considération la situation financière des provinces et leur production économique. Il est particulièrement difficile de saisir la dynamique du pouvoir entre les gouvernements fédéral et provinciaux sans prendre en compte la croissance de la dette provinciale et l’incapacité subséquente des provinces à mettre en oeuvre un programme politique à leur niveau.

Au fil des ans, les provinces argentines ont géré leurs finances de façon très irrégulière. L’inefficacité de la gestion et le recours aux ressources gouvernementales pour acheter des voix ont joué un rôle important dans bon nombre de provinces souffrant d’un déficit.

Dans les années 1990, trois facteurs ont contribué à une augmentation sensible de la dette provinciale, qui empêche les provinces de mettre en oeuvre tout programme politique. Il s’agit de la décentralisation, de l’effondrement des économies régionales et de l’afflux de capital international pour financer les déficits. Ces facteurs expliquent le comportement de l’écrasante majorité des provinces argentines, même si certaines d’entre elles, comme La Pampa et San Luis, ont su éviter les déficits.

Au début des années 1990, le gouvernement fédéral a entrepris de transférer des services aux provinces sans leur permettre d’abord de s’adapter au nouveau contexte. Sous l’effet des impératifs financiers et de la tendance du gouvernement fédéral à cesser d’assurer toute une série de fonctions et de services publics, la décentralisation s’est faite sans souci de la qualité des services et sans égard à la situation financière des provinces. Des services tels que l’éducation et les soins de santé ont été transférés aux provinces sans le financement correspondant, ni la formation nécessaire des ressources humaines qui auraient permis d’offrir ces services. En outre, le transfert s’est effectué si rapidement que les provinces n’ont pas eu le temps de s’adapter graduellement.

Même si la décentralisation a eu un effet négatif sur les finances de la plupart des provinces et la qualité des services, certaines provinces se sont adaptées mieux que d’autres aux changements, en particulier celles qui avaient déjà commencé à transférer des compétences aux municipalités. Si ces provinces ont pu s’adapter plus facilement au nouveau contexte, c’est d’abord parce qu’elles avaient acquis à l’interne une certaine expérience de la négociation, si bien que les fonctionnaires responsables de négocier avec le gouvernement fédéral connaissaient déjà les principaux enjeux. Ils disposaient par ailleurs dans leur propre bureaucratie des ressources humaines nécessaires, c’est-à-dire des cadres moyens et supérieurs formés en fonction du nouveau contexte politique. Ces exemples montrent qu’une décentralisation progressive des services donne de meilleurs résultats qu’un transfert direct de fonctions d’un niveau de gouvernement à l’autre.

La décentralisation a aussi entraîné l’augmentation des dépenses ordinaires et de la dette des provinces, ce qui a eu un effet marqué sur leur trésorerie et leur capacité de réaliser un programme politique. L’augmentation des dépenses ordinaires provinciales dans les années 1990 était surtout attribuable aux frais de personnel et aux intérêts sur la dette publique.

Le deuxième facteur responsable de la situation financière des provinces a été l’effondrement des économies régionales. Cet effondrement résultait de la privatisation d’entreprises nationales appartenant à l’État et de l’ouverture de l’économie aux importations qui ont eu un effet particulièrement néfaste sur les industries locales peu habituées à la concurrence étrangère.

Quand la compagnie pétrolière nationale YPF a été privatisée, des dizaines de milliers de personnes ont perdu leur emploi ; les programmes de retraite anticipée et de départ volontaire ont entraîné le paiement d’importantes compensations. Cette situation s’est répétée avec les entreprises ferroviaires qui, en plus d’assurer les transports, assumaient une fonction sociale de communication et d’intégration à grande échelle compte tenu des dimensions du pays. L’absence de mesures pour aider les travailleurs mis à pied à retourner sur le marché du travail a créé une forte demande pour la création d’emplois publics au niveau provincial. Aux problèmes économiques se sont ajoutés des conflits sociaux, car les anciens employés des industries pétrolière et ferroviaire n’avaient généralement pas oublié leurs droits. Ils se souvenaient de certaines stratégies d’emploi et comptaient sur un certain niveau de vie et sur un revenu convenable. Le contraste entre leur nouvelle situation et celle qu’ils avaient connue a donné naissance à d’âpres conflits chez les anciens employés des entreprises privatisées.

L’ouverture de l’économie aux importations par la réduction des tarifs sans une restructuration préalable des industries locales, en particulier les industries régionales, a durement frappé les économies locales et gravement affecté les recettes fiscales des provinces.

La privatisation des entreprises publiques nationales a créé une forte pression en faveur de la création d’emplois dans le secteur public provincial, ce qui entraîna une augmentation importante et permanente des dépenses. De plus, à mesure que les économies régionales se détérioraient, les impôts au niveau local se faisaient plus rares à cause du manque d’activité économique. Pour toutes ces raisons, les provinces ont été incapables de se procurer les recettes nécessaires, ce qui a poussé le gouvernement fédéral à trouver des fonds ou à s’endetter.

L’abondance du capital international au cours des 10 dernières années a permis aux provinces de s’endetter encore davantage. Le montant total de leur dette s’élève maintenant à 23 milliards de dollars, ce qui représente 8,2 % du PIB, alors qu’en 1999, il n’était que de 4,6 milliards, soit 1,6 % du PIB.

En conclusion, si l’on souhaite assurer une certaine viabilité politique aux initiatives publiques, il faut tenir compte du pouvoir relatif des acteurs politiques et de la nature multidimensionnelle des processus gouvernementaux. Il faut prendre en considération les déterminants politiques et financiers afin de poursuivre une nouvelle vision des relations intergouvernementales. Toutefois, tous ces éléments ne sont qu’un point de départ vers la création d’une stratégie de développement à moyen et à long terme.