LES RELATIONS INTERGOUVERNEMENTALES AU CANADA

David Cameron

PARTIE 1 : MISE EN CONTEXTE

es relations entre gouvernements au sein d’une fédération prennent une forme distincte en fonction de :

  • la société à laquelle elles se rattachent,

  • le régime constitutionnel qui leur sert de cadre,

  • les institutions gouvernementales dont elles sont en partie le reflet,

  • les conditions internes et externes qui façonnent la vie du pays à un moment donné.

En deuxième partie, on décrira le caractère et la situation du Canada à la lumière de ces facteurs.

Bien que les relations intergouvernementales (RIG) varient beaucoup d’un système fédéral à l’autre en matière de structures officielles, ces dernières ont toutes la même fonction générale, soit celle d’assurer les communications entre les gouvernements des unités constituantes. On peut répartir les structures des RIG en quatre catégories :

  • structure interne,

  • structure intergouvernementale,

  • structure judiciaire,

  • structure internationale ou autre.

En troisième partie, on étudiera les RIG canadiennes selon cette perspective générale.

Enfin, le fonctionnement et la pratique des RIG varient selon trois aspects :

  • le niveau d’institutionnalisation officielle,

  • la mesure dans laquelle ces relations visent à la prise de décisions,

  • le niveau de transparence qui préside à ces relations.

En quatrième partie, on décrira le fonctionnement pratique des relations intergouvernementales au Canada par rapport à ces trois aspects.

PARTIE 2 : LE FÉDÉRALISME CANADIEN

a) Histoire et évolution du fédéralisme

Le Canada est une démocratie parlementaire dont le chef d’État, Sa Majesté la Reine Elizabeth II, est représenté au pays par le gouverneur général au palier fédéral et par un lieutenantgouverneur au palier provincial. Le Canada est le produit de l’union, en 1867, de quatre colonies de l’Amérique du Nord britannique : la Nouvelle-Écosse, le Nouveau-Brunswick, le Québec et l’Ontario. Six autres provinces se sont jointes au Canada après sa fondation : le Manitoba (1870), la Colombie-Britannique (1871), l’Île-du-Prince-Édouard (1873), la Saskatchewan et l’Alberta (1905), et Terre-Neuve (1949). Trois territoires nordiques font également partie du Canada : le Yukon, les Territoires du Nord-Ouest et le Nunavut, issu des Territoires du Nord-Ouest en 1999.

Quatre grandes forces façonnent l’expérience fédérale canadienne depuis la Deuxième Guerre mondiale. La première est la mise en place, le renforcement, puis la limitation de l’Étatprovidence. La deuxième est l’émergence au Québec, dans les années 1960, d’un nationalisme libéral de caractère activiste. Et, parallèlement, on trouve le troisième facteur : les activités de « développement provincial » de plusieurs provinces canadiennes. La quatrième force, qui est aussi la plus récente, est l’aspiration des peuples autochtones du Canada au droit à l’autodétermination. Bien entendu, ces forces ne sont pas les seules à avoir influencé la société canadienne, mais ce sont celles qui permettent le mieux de comprendre le fédéralisme canadien actuel.

Le Canada a été le premier pays à se constituer en fédération parlementaire en adoptant un système fédéral dans lequel le pouvoir se répartit entre le gouvernement central et les gouvernements régionaux, tous deux constitués selon les principes de la démocratie parlementaire britannique. Le système canadien représente un modèle de fédéralisme divisé plutôt que partagé, qui se caractérise par une division stricte des compétences, un pouvoir fiscal indépendant attribué aux deux paliers de gouvernement et, enfin, par une faible représentation provinciale au centre. Ce système de fédéralisme parlementaire a produit des gouvernements forts, dominés par l’exécutif, tant à Ottawa que dans les capitales provinciales, ce qui, combiné à un Sénat faible, a assuré la domination de l’exécutif dans les relations entre partenaires fédéraux.

Le Canada a été fondé en 1867 en tant que fédération centralisée, l’autorité étant alors accordée à Ottawa, de même qu’un important rôle de surveillance paternaliste à l’égard des provinces. En dépit de ses origines, le Canada s’est fortement décentralisé, ce qui s’explique par plusieurs raisons. D’abord, l’interprétation judiciaire du partage des compétences a largement favorisé les gouvernements provinciaux au détriment du gouvernement fédéral. Par ailleurs, les institutions centrales n’ont pas réussi à représenter de façon satisfaisante la diversité régionale du pays, ce qui a permis au pouvoir provincial de s’affirmer avec un soutien populaire, surtout dans les provinces les plus fortes. De plus, les champs de compétences provinciales tels la santé,l’aide sociale et l’éducation n’avaient qu’une faible incidence gouvernementale au XIXe siècle. Cependant, ils ont pris un poids considérable au XXe siècle, ce qui a renforcé le rôle des provinces. Enfin, le nationalisme québécois depuis la Deuxième Guerre mondiale a entraîné un processus de décentralisation dont bénéficient les autres provinces.

Il en résulte que le Canada possède, tant à Ottawa que dans les provinces, des gouvernements puissants et élaborés qui travaillent de façon concurrente au développement d’une conscience communautaire ainsi qu’au développement social et économique. L’administration de ce système exige une coordination intergouvernementale complexe. Malgré tout, ces relations dégénèrent parfois en conflit aigu.

b) Dispositions constitutionnelles relatives au fédéralisme

Les deux principaux documents constitutionnels du Canada sont l’Acte constitutionnel de 1867 et l’Acte constitutionnel de 1982.L’Acte constitutionnel de 1867, anciennement Acte de lAmérique du Nord britannique, est un acte du Parlement britannique ; il a donné lieu à la création du Canada à partir des quatre provinces originales et il a instauré la structure fédérale et parlementaire. Ce document comprend les dispositions générales relatives au partage des compétences, de même qu’à l’établissement du parlement, du pouvoir législatif provincial et du pouvoir judiciaire. L’Acte constitutionnel de 1982 a rapatrié la Constitution et l’a dotée d’une formule canadienne d’amendement, rompant ainsi les derniers liens avec l’autorité britannique. L’Acte enchâsse également une Charte des droits et libertés à laquelle doivent se soumettre tous les gouvernements et les corps législatifs.

Les articles 91 à 95 de l’Acte constitutionnel de 1867 répartissent les compétences entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Ces articles accordaient au Parlement du Canada une grande partie de l’autorité (article 91). Tout pouvoir que la Constitution n’avait pas précisément attribué échouait au parlement fédéral (le pouvoir résiduel). Les pouvoirs exclusivement attribués aux provinces (article 92) étaient spécifiques et limités. Une interprétation large par les tribunaux a toutefois transformé la compétence des provinces en matière de « propriété et droits civils » (paragraphe 13, article 92) en une sorte de pouvoir résiduel distinct.

Les compétences législatives fédérales sont essentiellement décrites à l’article 91 de l’Acte constitutionnel de 1867 dont le préambule représente une large attribution d’autorité en établissant que le Parlement peut « faire des lois pour la paix, l’ordre et le bon gouvernement du Canada » dans tous les domaines non explicitement attribués aux législatures provinciales. Les rédacteurs de la Constitution énumèrent ensuite 29 titres de compétences qui couvrent en partie les compétences générales reconnues au Parlement. Depuis 1867, cependant, les tribunaux se sont abstenus de confirmer cette interprétation large de l’autorité fédérale en matière de paix, d’ordre et de bon gouvernement. Ils ont préféré s’en tenir aux 29 titres de compétences énumérés et limiter leur interprétation à trois situations principales : celle où l’attribution de l’autorité comporte une lacune législative (ex. : ressources minérales marines ou politique linguistique) ; celle qui relève de l’« intérêt national », mais sans être couverte par les compétences fédérales énumérées (ex. : pollution marine ou aéronautique) ; et celle qui représente une urgence nationale (ex. : désordre civil apparent ou inflation aiguë).

PARTIE 3 : STRUCTURE DES RELATIONS INTERGOUVERNEMENTALES

Les institutions canadiennes en matière de fédéralisme interne sont très insuffisantes. Le mode de scrutin uninominal à un tour a favorisé la création et le maintien d’un système de partis très fragmenté dans lequel les partis régionaux qui jouissent d’un appui régional fort ont de meilleures chances de remporter des sièges à la Chambre des communes que les partis nationaux plus importants dont l’appui électoral est plus superficiel et dispersé.Même le Parti libéral du Canada, seule formation politique canadienne qui puisse prétendre à une portée nationale, se trouve surreprésenté en Ontario, après avoir remporté 101 sièges sur 103 lors de l’élection générale de 2000, mais sous-représenté dans les provinces de l’Ouest, en Alberta et en Colombie-Britannique. La Chambre des communes, chambre basse du Canada, est une chambre foncièrement partisane dont les membres votent non pas selon leur propre jugement, mais selon les exigences de la loyauté au parti. Ainsi, leur marge de manœuvre se trouve très limitée lorsqu’ils veulent soumettre à la Chambre pour débats et résolutions les besoins particuliers de leur circonscription.

Le Cabinet fédéral a traditionnellement joué un rôle important dans la protection des intérêts régionaux et linguistiques (français-anglais), mais il ne se consacre plus aujourd’hui à cette tâche que de façon très limitée. Il existait jadis des chefs régionaux puissants pour représenter au Cabinet les intérêts de leur coin de pays et pour influencer les décisions de vote lors des élections. Ce système se désagrège graduellement à mesure que le premier ministre et ses hauts fonctionnaires acquièrent une plus grande autorité. Il est permis de penser que le premier ministre canadien occupe le poste exécutif le plus puissant de toutes les démocraties occidentales. Le premier ministre est en fait si puissant que, si l’on en croit une récente déclaration d’un fonctionnaire fédéral, le Cabinet, qui constituait autrefois le centre de décisions du pays, n’est aujourd’hui guère plus qu’un groupe de discussion pour le premier ministre 1. À cause de cette indéniable faiblesse des institutions fédérales internes, la responsabilité pour les relations intergouvernementales revient presque exclusivement à l’exécutif – le premier ministre, ses ministres, dans leur sphère de compétences et leurs fonctionnaires.

Les relations entre gouvernements sont donc à l’ordre du jour au Canada. Quelles sont les structures ou institutions officielles qui façonnent les relations entre les entités fédérées ? Elles sont peu nombreuses et relativement faibles : la Conférence des premiers ministres, la Conférence annuelle des premiers ministres et divers conseils ministériels. Ni la constitution ni les lois n’exigent la tenue de ces réunions et, au cours des premières années de la Confédération, il n’y en a eu que très peu. À mesure que les fonctions gouvernementales se sont étendues et que les moyens de communication se sont améliorés, ces réunions sont devenues de plus en plus fréquentes, au point où elles constituent maintenant le moyen principal de mener les affaires dans la fédération canadienne. On y reviendra plus en détail dans la prochaine section.

Les bureaucraties gouvernementales ont atteint un niveau plus élevé d’institutionnalisation. Depuis les années 1960, les gouvernements fédéral et provinciaux se dotent d’organismes employant des spécialistes en relations fédérales-provinciales. Ces organismes ont pris – et continuent de prendre – des formes diverses, allant de ministères complets (mais petits) à des unités spécialisées au sein de l’organisme central qui sert le premier ministre.

Le recours à l’arbitrage des tribunaux demeure le moyen ultime d’administrer les relations entre les unités constituantes de la fédération. Comme la résolution judiciaire de conflits ne peut bénéficier à une partie qu’aux dépens de l’autre, les gouvernements canadiens ne sont pas enclins à s’engager à la légère dans cette voie. Il existe cependant une jurisprudence croissante qui a pris naissance dans des causes soumises au Comité judiciaire du Conseil privé de Grande-Bretagne qui, jusqu’en 1949, était la cour d’appel de dernière instance pour le Canada. Depuis 1949, la Cour suprême du Canada assume ce rôle. Les décisions du Comité judiciaire pendant la première moitié du XXe siècle ont généralement favorisé l’expansion des compétences provinciales. Au cours de la seconde moitié du siècle, les décisions de la Cour suprême n’ont pas remis en question cet héritage. Dans les jugements récents sur la réglementation du tabac, de l’environnement et des armes à feu, la Cour suprême a répondu favorablement à l’extension des prérogatives fédérales dans le domaine du droit criminel.

Les forces de la mondialisation redéfinissent la plupart des sociétés ; les relations intergouvernementales des pays fédéraux n’y échappent pas. Les trois fédérations nord-américaines – Canada, États-Unis et Mexique – se sont unies pour créer l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA), une entité internationale qui aura des effets continus sur toutes les unités constituantes des trois systèmes fédéraux. Cette nouvelle réalité est devenue claire au cours des négociations qui ont conduit à la ratification, en 1988, du Traité de libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Il a fallu élaborer au Canada de nouveaux processus intergouvernementaux pour permettre un apport réel des deux paliers gouvernementaux, et particulièrement des provinces. De plus, toute révision des RIG dans les systèmes fédéraux, y compris le Canada, doit prendre en considération la croissance d’organismes internationaux quasi intergouvernementaux et l’émergence de structures politiques complexes à multiples paliers qui transcendent les dimensions des États. Il n’est dorénavant plus permis de restreindre son analyse aux dispositions intergouvernementales internes de la fédération canadienne, et de ne pas tenir compte des relations structurelles puissantes qui unissent le Canada au système politique et économique nord-américain et international.

Les peuples autochtones du Canada cherchent à obtenir le droit à l’autonomie gouvernementale, ce qui soulève des questions conceptuelles et politiques complexes quant à la relation à établir entre ces entités politiques émergentes et les structures et les processus traditionnels du fédéralisme canadien. Les peuples autochtones cherchent à établir avec le Canada un rapport de gouvernement à gouvernement. Quoiqu’on ne connaisse pas encore toute la portée de ces aspirations, on sait qu’elles ont déjà des conséquences considérables sur les RIG au Canada.

PARTIE 4 : LA PRATIQUE DES RELATIONS INTERGOUVERNEMENTALES

Au Canada, on a souvent eu recours aux relations intergouvernementales pour résoudre des questions importantes de politique interne. En 1939-1945, on a mis en suspens le fédéralisme pour permettre à Ottawa de se concentrer sur la Deuxième Guerre mondiale ; en temps de paix, toutefois, les interactions entre les deux paliers de gouvernement du Canada ont profondément marqué l’évolution du pays. Une forme typiquement canadienne de relations intergouvernementales à dominance exécutive a aidé à gérer le stress et les tensions de l’après-guerre (voir la partie II ci-dessus). Malgré la gravité de ces tensions et l’intensité des procédés employés pour y remédier, il est remarquable que les forums utilisés à cette fin se soient si peu institutionnalisés. Comme il a été mentionné, ces forums n’ont aucun fondement constitutionnel ou statutaire ; leur utilisation et leur stature ont connu des hauts et des bas selon les préférences des acteurs politiques et les circonstances.

  • Conférence des premiers ministres (CPM). Au sommet du système se trouve la CPM, qui réunit les premiers ministres provinciaux et le premier ministre du Canada. Le premier ministre, qui préside les sessions, convoque les réunions à son bon plaisir. Il n’y a ni soutien institutionnel permanent, ni personnel affecté,ni procédure acceptée pour les suivis et les rapports. Parfois, la CPM – ou une partie de celle-ci – a lieu en public, habituellement au Centre de conférences à Ottawa. Brève et privée, elle peut à l’occasion se résumer à un dîner au 24, promenade Sussex, demeure du premier ministre. Les CPM étaient fréquentes au cours de la seconde partie de la période Trudeau et encore plus au temps de Mulroney. Le premier ministre canadien actuel, Jean Chrétien, en a convoqué relativement peu et, quand il l’a fait, il s’agissait de rencontres sans cérémonie.

  • Conférence annuelle des premiers ministres (CAPM). Inaugurée en 1960 à l’instigation du Québec, essentiellement comme une retraite estivale régulière pour les premiers ministres provinciaux et leur famille, la CAPM est devenue une institution intergouvernementale importante dont le poids a augmenté à mesure que la fréquence des CPM déclinait. Tenue annuellement en août, avec rotation de président, cette association de provinces et territoires est devenue, au cours des dernières années, une véritable conférence intergouvernementale qui, avec l’appui professionnel de fonctionnaires, prépare et reçoit des exposés de principe, publie des communiqués et lance des projets que doivent entreprendre les ministres concernés. La CAPM est dotée d’un programme de travail permanent qui relie une réunion à l’autre. Bien qu’elle semble surtout se préoccuper des prétendues insuffisances du gouvernement canadien, elle effectue aussi un certain travail politique autonome. C’est au cours de l’une de ces réunions que l’initiative de l’union sociale a commencé, initiative qui devait donner naissance à l’Entente-cadre sur l’union sociale dont il sera question un peu plus loin.

  • Conseils ministériels. Les conseils ministériels, parfois fédéral-provincial-territorial, parfois seulement provincial-territorial, existent depuis de nombreuses années. Récemment, leur nombre a beaucoup augmenté, ils se sont institutionnalisés, et ils jouent un rôle de plus en plus officiel dans la réalisation de mandats que leur confient les premiers ministres. Ces groupes de travail du système se penchent maintenant sur le renouvellement des politiques sociales, la foresterie, le transport, l’instruction, l’environnement, etc.

  • Réunions de fonctionnaires. Parallèlement aux conférences des représentants élus décrites précédemment, et en appui à celles-ci, ont lieu de nombreuses réunions de fonctionnaires des niveaux supérieur et intermédiaire, dans tous les domaines pertinents. Se déroulant presque exclusivement à huis clos, elles sont indispensables au bon fonctionnement de la fédération.

Le rythme et l’intensité des réunions intergouvernementales de haut niveau auxquelles participent sous-ministres, ministres et premiers ministres ont considérablement varié dans le temps en fonction des changements apportés au programme politique et des priorités des gouvernements. De 1973 à 1984, le nombre de réunions a progressé lentement de 40 à 60 par année, atteignant un maximum de 103 en 1979. Au cours du mandat du premier ministre Mulroney, qui croyait fermement à un fédéralisme coopératif, il n’y a jamais eu moins de 82 réunions par an, avec des maximums de 130 en 1985-1986 et de 127 en 1992-1993. Cette fréquence a légèrement diminué après le retour au pouvoir des libéraux, sous la direction de Jean Chrétien ; elle est tombée à 47 à la suite du blocage qui a suivi le référendum québécois de 1995 2.

Vers la fin des années 1990, on a vu apparaître au Canada un nouveau genre de RIG que l’on pourrait définir comme un fédéralisme de collaboration. Il s’agit en partie d’une réaction à l’échec des tentatives de réforme de la constitution vers la fin des années 1980 et le début des années 1990. Selon ce type de RIG, on atteint les objectifs nationaux non par l’action unilatérale du gouvernement fédéral, ni par la contrainte exercée par ce dernier sur les provinces au moyen de pressions financières, mais bien grâce au travail collectif des onze gouvernements et trois territoires ou d’une partie d’entre eux.

Un certain nombre des questions restées sans solution à la suite de l’échec des conférences constitutionnelles du Lac Meech et de Charlottetown ont refait surface dans l’arène intergouvernementale : l’union économique, l’union sociale, la répartition des pouvoirs, et l’autorité financière. Elles prennent cependant la forme non d’amendements constitutionnels, mais d’« accords » intergouvernementaux, de « déclarations » ou d’« ententes-cadres ». Le premier exemple de ce genre de RIG est l’Accord sur le commerce intérieur signé en 1994 et mis en place en 1995. Même s’il ne s’agit que d’une déclaration de principes, sa structure et son contenu rappellent les accords commerciaux internationaux comme l’ALÉNA.

L’Entente-cadre sur l’union sociale illustre également cette approche. Ottawa et l’ensemble des provinces et des territoires, sauf le Québec, ont signé l’accord en 1999. L’Entente comprend une déclaration de principes, des dispositions relatives à la mobilité dans le domaine de la politique sociale, des règlements applicables à l’autorité financière du gouvernement fédéral et des procédures générales pour éviter ou résoudre les conflits.

En 1996, Ottawa a proposé de se retirer du domaine de la formation de la main-d’œuvre. Le gouvernement fédéral offrait aux provinces la responsabilité d’un large éventail de programmes d’intervention sur le marché du travail, assorti du financement correspondant ; elles avaient le choix entre la cogestion et la décentralisation totale. Cinq provinces ont opté pour la cogestion, alors que quatre ont préféré la décentralisation totale. Dans ce cas particulier, c’est l’Ontario qui fait exception, la province ayant refusé de signer l’entente tant qu’elle n’aura pas obtenu satisfaction sur la question du partage équitable des fonds fédéraux.

L’environnement est aussi un domaine où les pouvoirs des deux paliers de gouvernement sont vastes. En janvier 1998, tous les gouvernements (sauf le Québec) ont signé l’Accord pancanadien sur l’harmonisation environnementale et les Ententes auxiliaires pancanadiennes sur l’établissement de standards environnementaux. Malgré les fortes réticences d’un comité parlementaire, l’opposition des principaux groupes environnementaux et un jugement de la Cour suprême donnant à Ottawa une plus grande latitude dans l’application du droit criminel à la réglementation de l’environnement, les gouvernements ont signé cet Accord. Les parties ne peuvent l’amender qu’à l’unanimité, mais elles peuvent se retirer avec un préavis de six mois. Bien que cet accord représente un engagement à « atteindre le plus haut niveau de qualité environnementale dans le contexte d’un développement durable », il met surtout l’accent sur l’élimination du chevauchement par la création de mécanismes d’exécution à « guichet unique » qui fourniraient tous les services à un seul et même niveau. L’attribution des responsabilités doit se faire sur la base de critères tels que la proximité et la capacité de répondre aux besoins du client et de la région 3.Le gouvernement fédéral a ainsi délégué aux provinces la plupart de ses activités touchant à la réglementation et à l’évaluation en matière d’environnement. Une « approche intergouvernementale coopérative et harmonisée » du même genre a été adoptée pour d’autres questions environnementales comme la réalisation des engagements du Canada en vertu de l’Accord de Kyoto relatif aux changements climatiques et la mise en place de stratégies nationales de lutte contre le smog et les pluies acides. (Il faut souligner que les provinces productrices de pétrole et de gaz sont profondément hostiles à toute norme d’émissions qui nuirait à leur industrie.) Ces réalisations ont nettement minimisé les conflits intergouvernementaux dans le domaine de l’environnement. « Toutefois, leurs effets positifs sur la protection de l’environnement proprement dite sont loin d’être aussi évidents 4 » compte tenu notamment de la faiblesse des infrastructures dans certaines petites provinces et des compressions importantes qui ont touché l’application des règlements en matière d’environnement dans d’autres provinces.

Qu’il s’agisse de l’Accord de libre-échange nord-américain ou d’organismes mondiaux comme l’Organisation mondiale du commerce, le commerce international concerne autant les intérêts politiques du gouvernement fédéral que ceux des gouvernements provinciaux. Le commerce international est de compétence clairement fédérale, mais, contrairement à la situation des États-Unis et de l’Australie, l’interprétation de la constitution ne permet pas au gouvernement fédéral d’imposer aux provinces les conditions d’accords internationaux qui touchent à la compétence provinciale. Étant donné que les traités internationaux dépassent maintenant les questions de tarifs douaniers et régissent des sujets plus généraux comme les subsides, les approvisionnements et la réglementation des entreprises, les conséquences possibles pour les provinces prennent de l’ampleur. C’est pourquoi certaines provinces ont demandé à siéger au sein des équipes de négociations canadiennes, comme tout récemment en rapport avec la négociation éventuelle d’un régime nord-américain d’énergie. Ottawa a refusé. En revanche, la capitale a fait des pieds et des mains pour que les provinces participent pleinement à la politique commerciale et pour qu’on les consulte étroitement (ainsi que l’industrie) lors de la négociation d’ententes. Selon la conclusion de Grace Skogsta, « les grands efforts déployés pour en arriver à un consensus interprovincial national » donnent aux résultats obtenus un certain poids et une certaine légitimité ; ils ont aussi pour effet que les provinces sont « moins tentées de prendre des initiatives unilatérales pour obtenir les résultats qui leur soient les plus favorables aux dépens d’une stratégie nationale cohérente de commerce 5 ».

Voilà quelques exemples seulement de la diversité des formes que peut prendre la collaboration et celle des résultats possibles. Le fédéralisme de collaboration est, en réalité, une forme approfondie et élargie du fédéralisme exécutif, si bien que les réserves et les critiques applicables à l’un le sont tout autant à l’autre. Les ententes et les processus mis en place pour permettre un fédéralisme de collaboration pourraient amener les RIG à se transformer en véritable modèle de prise de décisions, mais il existe de sérieux obstacles à une évolution substantielle dans ce sens. À mesure que les forums intergouvernementaux se dotent de pouvoirs décisionnels, ils échappent au contrôle démocratique et aux processus de responsabilité parlementaire sur lesquels repose notre système. Trouver un moyen d’appliquer les principes de responsabilité gouvernementale à un système fédéral à dominance exécutive demeure le principal défi lancé à la démocratie canadienne.

  1. Donald Savoie, Governing from the Centre : The Concentration of Power in Canadian Politics (Toronto : University of Toronto Press, 1999), p. 3.

  2. Pour une analyse beaucoup plus poussée des relations intergouvernementales au Canada, voir David Cameron et Richard Simeon, « Intergovernmental Relations and Democratic Citizenship », in B. Guy Peters et Donald

J. Savoie éditeurs, Governance in the Twenty-First Century : Revitalizing the Public Service (Montréal : CCMD/McGill Queen’s University Press, 2000), p. 58-118. Les chiffres cités dans ce paragraphe viennent de cet article, à la page 82. La source originelle de ce renseignement est le site Internet de 1998 du Secrétariat des conférences intergouvernementales canadiennes.

  1. Analyse tirée de Mark S. Winfield, « Environmental Policy and Federalism, » Herman Bakvis et Grace Skogstad, Canadian Federalism, p. 124-137.

  2. Ibid., p. 131.

  3. « International Trade Policy and Canadian Federalism : A Constructive Tension ? » Herman Bakvis et Grace Skogstad, Canadian Federalism, p. 159-177.