Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Notes pour une allocution de Lucien Bouchard Premier ministre du Québec Prononcée au Banquet de la Conférence internationale sur le fédéralisme 6 octobre 1999 Le texte prononcé fait foi.

Monsieur le Président, Distingués invités, Mesdames, Messieurs,

Je voudrais d'abord vous souhaiter la bienvenue au Québec. Nous apprécions la présence chez nous de personnalités politiques et d'experts, familiers avec le concept du fédéralisme. C'est un régime politique auquel nous avons nous-mêmes consacré, vous vous en doutez peut-être, quelques moments de réflexion. Mais, comme nous le savons tous, il peut arriver qu'il existe quelque différence entre le fédéralisme dans l'absolu et sa pratique au quotidien. Sur le plan des discussions théoriques, je ne doute pas que les participants à ce forum s'entendent facilement sur quelques principes de base. Par exemple, nous conviendrons tous que le fédéralisme, comme d'autres modes d'organisation politique, peut être une réponse au défi de faire vivre et prospérer ensemble des communautés diverses. Tous reconnaîtront aussi - et nous les premiers - que sa mise en œuvre a donné lieu à des expériences positives. Comment ne pas signaler, par exemple, le remarquable succès du régime fédéral chez nos voisins et amis du sud? Mais en d'autres lieux, le fédéralisme soulève des controverses. On le voit notamment en Europe, où l'hypothèse d'une transformation de la communauté européenne en union fédérale suscite beaucoup d'opposition. Par conséquent, pour porter un jugement sur une application quelconque du modèle, il faut renoncer à la quiétude de l'harmonie académique et faire une plongée forcément controversée dans la dure et complexe réalité. Les débats s'animent singulièrement quand on doit se pencher, dans une situation donnée, sur la qualité des rapports entre les États membres, le respect des compétences, la satisfaction des aspirations collectives et l'affirmation du sentiment d'appartenance. Le modèle fédéral ne peut pas encadrer toutes les réalités. De nombreux pays, où fleurit la démocratie, lui ont préféré un autre mode d'organisation. La démocratie n'est pas l'apanage des régimes fédéraux. Le fédéralisme a réussi là où il a été capable de flexibilité, d'efficacité de fonctionnement entre les divers paliers de gouvernement et de respect des identités des États membres. Une fois constituée, une fédération n'est viable que si elle remplit ses promesses et s'adapte à l'évolution et aux besoins de chacun de ses membres. Nous voici donc dans le vif du sujet. De toute évidence, les organisateurs de ce colloque, sans pour autant exclure les autres expériences de fédéralisme, ont voulu pointer les projecteurs sur le fédéralisme canadien. Si c'est pour l'exalter, vous me permettrez de m'étonner. Je trouve plutôt ironique que le gouvernement fédéral canadien ait choisi de tenir ce premier forum des fédérations sur le territoire du Québec. Ne l'oublions pas, c'est ici et à nous Québécois qu'on a imposé, en 1982, une Constitution qui a réduit les pouvoirs de notre Assemblée nationale dans des domaines aussi névralgiques que la langue et l'éducation. Faut-il rappeler que, depuis, tous les gouvernements québécois, quelle que soit leur allégeance politique, ont répudié cette Constitution? Les Québécois ont perçu ce coup de force pour ce qu'il était, c'est-à-dire une rupture du pacte fédératif. Et pas seulement les Québécois. Robert Stanfield, ancien premier ministre de la province de la Nouvelle-Écosse et subséquemment chef de l'opposition officielle à Ottawa, tenait en 1989 les propos suivants : « The Constitutional package of 1982 was unacceptable to the government of Québec of the day, is unacceptable to the present government of Québec, would have been unacceptable to any government of Québec one can recall or any future government of Québec one can imagine. » Le fédéralisme canadien, c'est aussi la main tendue du Québec qui a été rejetée, en 1990, quand celui-ci a pris l'initiative de formuler une proposition de réforme constitutionnelle qui lui aurait permis d'adhérer dans l'honneur à la constitution actuelle. Cette démarche, autrement nommée « Accord du Lac Meech » a rencontré une fin de non-recevoir au Canada anglais. Aux yeux de bien des Québécoises et Québécois, cet échec a traduit la ferme détermination du reste du Canada de nier la spécificité du Québec en le maintenant hors de la famille constitutionnelle. C'est ici également au Québec que, dans la foulée de cet échec, le gouvernement de l'époque, pourtant fédéraliste - celui de M. Bourassa, fit adopter par l'Assemblée nationale une loi appelant à la tenue d'un référendum sur l'accession du Québec à la souveraineté. Cette consultation populaire n'eut jamais lieu, puisque, dans l'atmosphère exacerbée des mois qui ont suivi, un nouveau projet de réforme, émanant du gouvernement central, fut soumis à un référendum. Ce fut ce qu'on a appelé l'Accord de Charlottetown. 57 % des électeurs québécois rejetèrent cette proposition parce qu'ils y voyaient trop peu pour le Québec. Inversement, dans le reste du Canada, 54 % des électeurs s'y opposèrent, la jugeant trop généreuse pour le Québec. C'est également le Québec qui a élu, en 1993, 54 députés souverainistes qui sont allés former l'opposition officielle à la Chambre des communes à Ottawa. Le Bloc Québécois est toujours la principale force politique sur la scène fédérale au Québec. C'est encore ici qu'en octobre 1995, un gouvernement nouvellement élu proposa par voie référendaire que le Québec devienne un État souverain. Le gouvernement sollicitait en même temps le mandat d'offrir un partenariat au Canada. Plus de 93 % des électeurs se prévalurent de leur droit de vote. 49,4 % votèrent oui ; 50,6 % non. Moins de 30 000 votes firent la différence. Comment expliquer le blocage du fédéralisme canadien? La réponse est dans la description de notre réalité. Le Québec est, sur le continent nord-américain, la seule société majoritairement francophone disposant d'une assise territoriale bien définie et d'institutions politiques qu'elle contrôle. Le peuple du Québec jouit de tous les attributs classiques d'une nation. D'abord colonie française d'Amérique, puis composante de l'Empire britannique, à la suite d'une conquête militaire, le Québec est aujourd'hui une société moderne de 7 millions d'habitants, respectueux des droits de la minorité anglophone et des peuples autochtones et fiers de l'apport des communautés culturelles. Le peuple québécois adhère à la conception démocratique d'une nation francophone par la langue, plurielle dans sa culture et largement ouverte à l'immigration internationale, comme le montre la diversité pluriethnique de la région montréalaise. Le Québec est la 16e puissance économique du monde. Son économie compte parmi les plus ouvertes, puisque 58 % de sa production est exportée hors de son territoire. C'est l'adhésion massive du Québec à l'accord de libre-échange avec les États-Unis qui en a assuré la conclusion en 1988. On sait qu'il s'est depuis étendu au Mexique. Il n'est donc pas surprenant que le Québec ait toujours cherché à mieux protéger son existence, à promouvoir sa culture et sa langue officielle et commune, qui est le français, et à contrôler les outils de son développement économique, social et politique. C'est justement pour répondre à ces préoccupations québécoises qu'a été créée la fédération canadienne. La Cour suprême du Canada le reconnaît formellement dans son récent avis, et je cite : « La réalité sociale et démographique du Québec explique son existence comme entité politique et a constitué, en fait, une des raisons essentielles de la création d'une structure fédérale pour l'union canadienne en 1867 », fin de la citation. Les Québécois ont toujours vu dans la fédération canadienne un pacte entre deux nations; un pacte qui devait leur garantir le contrôle de leur développement et l'exercice de compétences constitutionnelles exclusives. En raison des empiétements fédéraux sur les compétences des provinces, le fonctionnement du fédéralisme canadien fut très tôt l'objet de critiques. Les appétits fédéraux n'ont fait que croître à la faveur des changements profonds survenus, depuis 1867, dans l'équilibre démographique et politique. Aux quatre provinces fondatrices s'en sont ajoutées six nouvelles, de sorte que la part relative des Québécois dans le Canada est aujourd'hui réduite à moins du quart de la population totale. En contrepoids de cette notion des peuples fondateurs, s'est récemment développé le dogme de l'égalité des dix provinces canadiennes, dont le principal effet est de nier la réalité nationale du Québec. De même s'est affermie, dans le reste du Canada, une volonté de forger une identité proprement nationale. Son émergence s'est traduite par des intrusions fédérales de plus en plus marquées dans les compétences exclusives des provinces. À partir du moment où le Canada se définit de plus en plus comme une seule nation, il est inévitable qu'il se comporte comme tel. L'État central devient forcément l'État national. Là s'enclenche toute la dynamique du blocage. Pour une grande majorité de Québécois, l'État national siège à Québec. Leur appartenance au peuple qu'ils forment leur apparaît tout aussi légitime que celle de l'autre peuple avec lequel leurs ancêtres avaient conclu le pacte fédératif. Le blocage est donc profond puisqu'il résulte de deux visions irréductibles. Tout le reste en découle : l'impossibilité avérée de convenir de quelque aménagement que ce soit; les efforts accrus du gouvernement central pour accentuer sa prépondérance; l'incapacité du Québec à exercer pleinement ses responsabilités collectives. Le Canada s'est doté de deux puissants outils pour atteindre ses objectifs de centralisation. Il eut d'abord recours à un concept inédit dont on chercherait en vain la formulation dans la Constitution canadienne. C'est la notion du « pouvoir fédéral de dépenser » dont le gouvernement central s'autorise pour s'insérer et dépenser dans des champs de compétence pourtant spécifiquement réservés aux provinces. Il s'est ensuite approprié la part du lion des ressources financières de la fédération. Il en a résulté un déséquilibre structurel entre les ressources disponibles et les responsabilités respectives des gouvernements provinciaux. Depuis cinq ans, le gouvernement fédéral a brutalement et unilatéralement diminué sa part de financement des programmes sociaux sans pour autant se retirer des champs de taxation. Privées des moyens requis, les provinces sont maintenant aux prises avec des pressions budgétaires qui seront bientôt insoutenables. Le gouvernement central a choisi de pousser plus loin son offensive. Il a récemment proposé de réinvestir dans les programmes sociaux des provinces à la condition que ces dernières acceptent de signer ce qu'il appelle un pacte d'Union sociale. Pour accéder à tout financement fédéral supplémentaire de leurs programmes sociaux, les provinces doivent accepter de se soumettre à des règles pancanadiennes. Après avoir un temps résisté, neuf des dix provinces signèrent « l'Union sociale ». Le Québec, lui, s'y refuse catégoriquement, en accord avec l'esprit et la lettre de la Constitution canadienne. On a beaucoup dit qu'une des vertus du fédéralisme est de permettre la coexistence de diverses communautés au sein d'un même ensemble politique, en raison de sa flexibilité. Tel n'est pas le cas du fédéralisme canadien. Telle n'est pas l'expérience du Québec. Décennie après décennie, mes prédécesseurs ont dénoncé l'intransigeance et les envahissements fédéraux. Le régime fédéral canadien est présentement engagé dans une stratégie concertée de banalisation du Québec dont les conséquences pourraient s'avérer plus graves encore que celles de l'imposition de la Constitution de 1982. Mon gouvernement et le parti que je dirige ont depuis longtemps tiré les conclusions qui s'imposent : le peuple du Québec doit pouvoir décider seul de son avenir politique et constitutionnel. Il est établi que cette décision se prendra dans le cadre du processus le plus démocratique qui soit. Car les valeurs démocratiques font partie du patrimoine que nous partageons avec nos amis du Canada. Je suis confiant que les Québécoises et les Québécois choisiront, le moment venu, de se doter d'un pays souverain. Leur parcours vers la prise en charge de toutes leurs responsabilités ne restera pas inachevé. Je sais bien que le gouvernement central consacre beaucoup d'énergie pour discréditer ce projet. Il apparaît cependant à un grand nombre de Québécois comme la seule option de rechange à ce régime que l'un de mes prédécesseurs, pourtant fédéraliste, qualifiait de fédéralisme qui met les provinces, et je cite : « à genoux ». La Cour suprême a elle-même souligné la légitimité de l'option souverainiste, et je cite : « Le rejet clairement exprimé par le peuple du Québec de l'ordre constitutionnel existant conférerait clairement légitimité aux revendications sécessionnistes, et imposerait aux autres provinces et au gouvernement fédéral l'obligation de prendre en considération et de respecter cette expression de la volonté démocratique en engageant des négociations et en les poursuivant en conformité avec les principes constitutionnels sous-jacents […] ». Je rappellerais que cet avis a été sollicité par le gouvernement fédéral lui-même. Légitime, notre projet est également moderne. En 1992, le secrétaire général de l'ONU, monsieur Boutros Boutros-Ghali, traitant de mondialisation et de modernité, s'exprimait ainsi, et je cite : « Pour entrer en relation avec l'Autre, il faut d'abord être soi-même. C'est pourquoi une saine mondialisation de la vie moderne suppose d'abord des identités solides. Car une mondialisation excessive ou mal comprise pourrait aussi broyer les cultures, les fondre dans une culture uniforme, ce à quoi le monde n'a rien à gagner. […] Un monde en ordre est un monde de nations indépendantes, ouvertes les unes aux autres dans le respect de leurs différences et de leurs similitudes. C'est ce que j'ai appelé la logique féconde des nationalités et de l'universalité », fin de la citation. Comme vous le voyez, le débat suscité par l'expérience québécoise du fédéralisme est bien vivant chez nous. D'autres nations vivent ce genre d'expérience et de débat. Je souhaiterais donc que, dans vos discussions, vous portiez attention non seulement aux réussites du fédéralisme, qui sont incontestables, mais aussi à ses échecs, qui ne le sont pas moins. Sans doute y aura-t-il des leçons profitables à en tirer. Merci.

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