Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Discours d’ouverture du Banquet FÉDÉRALISME À L’ÈRE DE LA MONDIALISATION Jean-Luc DEHAENE Ministre d’État et ancien premier ministre de Belgique

Les organisateurs de ce forum ont à juste titre établi le lien entre fédéralisme et mondialisation. La mondialisation rend en effet le fédéralisme plus actuel que jamais. Seul le fédéralisme permet d’organiser ce qu’Edgar Morin a nommé la « complémentarité » entre le principe de solidarité et de globalité, qui exige le traitement au niveau planétaire de problèmes d’importance globale et générale, et le principe de subsidiarité, qui réserve aux instances nationales, régionales ou locales le droit de traiter de façon autonome des problèmes qui relèvent de leur compétence. Il est évident qu’il est urgent de mieux organiser cette complémentarité. D’une part, les citoyens n’ont pas tout à fait à tort l’impression que, suite à la globalisation, seules les lois de la concurrence et le principe du « survival of the fittest » jouent sur le marché mondial, ce qu’ils perçoivent comme une menace. Dès lors, la voix du protectionnisme risque de se faire entendre. Mais ce n’est pas la bonne réponse car il n’y a pas de retour en arrière envisageable. De plus, la mondialisation comporte des potentialités substantielles d’un développement plus équilibré, d’une meilleure répartition d’une prospérité croissante. Cependant, ces potentialités ne se développeront ni d’elles-mêmes ni automatiquement : elles doivent être organisées. On pourrait faire la comparaison avec la période de départ de l’industrialisation et le capitalisme naissant. À ce moment-là en effet, les lois du marché prédominaient et à chacun de s’y soumettre. Là aussi, certains entendaient freiner l’industrialisation, perçue comme une menace pour l’homme. Mais ce n’était pas la meilleure façon de réagir. Ce qu’il fallait, c’était mettre en place des règles de jeu, des corrections et un contrôle économique et écologique de le manière dont l’industrialisation se développe. Telle fut l’œuvre des États nationaux, et c’est dans ce cadre qu’une répartition plus équitable d’une prospérité croissante vit le jour. Toutefois, la mondialisation a rendu ce cadre national dépassé, voire étriqué. Un nouveau cadre mondial et des accords durables et contraignants s’imposent; les lois du marché et la concurrence ne peuvent plus être les seules règles du jeu. Telle est la signification des grandes conférences mondiales convoquées par l’ONU et ses organisations et consacrées au commerce, à l’environnement, à la pauvreté, à la démographie, à la femme, aux droits de l’homme, etc. Autant d’exercices embryonnaires pour fixer progressivement les règles de jeu dans le monde de la globalisation. Ces exercices se déroulent plus difficilement, plus lentement aussi, que les évolutions fulgurantes de l’économie mondiale, et même si ces recommandations semblent encore timides, nous avançons pas à pas. Il convient également de renforcer l’impact des organisations de l’ONU mais non seulement dans l’élaboration de ces règles du jeu mais aussi pour veiller à leur application correcte. De cette manière, nous Fédérerons progressivement le monde. Pour les citoyens, la mondialisation est également source d’aliénation : ils ont l’impression qu’ils n’ont plus aucune prise sur l’Ordre mondial qui se concrétise loin d’eux, et ils craignent, de surcroît, de perdre leur propre identité dans ce brassage d’une culture mondiale commercialisée et homogénéisée. Et pourtant, à condition de ne pas la sublimer, la diversité culturelle est une source de richesse en soi, qu’il faut sauvegarder à tout prix. Les citoyens aspirent dès lors réellement à des structures politiques dans lesquelles ils se reconnaissent, qui valorisent leur spécificité et répondent à leurs problèmes. Souvent, l’État national, tel qu’il est né aux XVIIIe et XIXe siècles des rapports de pouvoirs politico-militaires, ne répond que partiellement, voire pas du tout, à cette aspiration. Ce qui explique le besoin de décentralisation qui se fait ressentir dans de nombreux pays : dans des États fédéraux, sous forme d’un renforcement des entités fédérées, dans les États unitaires, dans la conversion de ceux-ci en État fédéral, car les différences au sein de l’État national sont telles qu’elles requièrent une politique singulière et spécifique dans plusieurs domaines. Le meilleur exemple que je puis utiliser pour démontrer ce double mouvement d’unité et de diversité et d’unité dans la diversité est sans doute celui de mon propre pays. La Belgique était un État unitaire, créé de manière relativement artificielle en 1830 comme État-tampon entre les différentes grandes puissances. Elle se compose de régions qui parlent des langues différentes mais qui présentent également d’importantes différences au plan économique et social. Ces différences étaient telles que le besoin d’une autonomie accrue s’est fait ressentir de plus en plus. À partir de 1970, la structure de l’État est passée progressivement, sur une période de 25 ans, d’un État unitaire à un État fédéral par la différenciation de la politique. On peut ainsi mieux répondre aux problèmes spécifiques de chacune des entités fédérées. Il convient de noter à cet égard que ces réformes se sont mises en place progressivement et pacifiquement. Chaque étape a fait l’objet d’un accord se fondant sur un large consensus politique. Le Parlement a chaque fois approuvé les lois en question à une majorité de plus des deux-tiers. Il a également fallu faire preuve de créativité institutionnelle pour adapter les principes fédéraux à la situation spécifique de la Belgique. Remarquons que la Belgique ne fut pas le seul pays à adapter en profondeur son cadre institutionnel aux besoins nouveaux : la plupart des autres pays européens – et non des moindres, pensons à la Grande-Bretagne avec le « devolution act » – se sont eux aussi largement décentralisés. Dans la mesure où le terme « fédérer » renvoie aux notions de rassembler, regrouper, c’est en quelque sorte un processus de « défédéralisation » qui a vu le jour, fût-ce dans un cadre fédéral. Il est essentiel en effet de maintenir un lien de coopération structurel fort entre ces régions autonomes, sous peine de voir les différences s’exacerber et donner lieu à des tensions, voire à des conflits, le tout au détriment de la complémentarité, et partant, de la solidarité. Ce n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard si, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les États européens se sont également engagés dans un processus d’intégration afin de surmonter, par une coopération supranationale, les dissensions entre leurs intérêts nationaux, et d’unir leurs forces. Pendant la première moitié de ce siècle, les dissensions nationalistes avaient en effet à deux reprises mené l’Europe au bord du gouffre, voire plongé dans l’abîme. Grâce à cette intégration, l’Europe occidentale connaît depuis 50 ans la paix et la stabilité, ce qui représente un pilier solide pour la prospérité et la croissance socio-économiques. On ne peut prétendre pour autant que l’Union européenne soit un État fédéral; il n’existe pas – et n’existera sans doute jamais – d’États-Unis d’Europe. Ce qui n’empêche pas les structures institutionnelles de l’Union européenne de présenter des caractéristique fédérales, ne fût-ce que parce que les États membres ont transféré à l’Union européenne une partie de leur pouvoir souverain. Ce qui s’est encore fait récemment de manière spectaculaire par la création de l’Union monétaire européenne, assortie de l’euro comme monnaie unique. L’Union européenne se trouve aujourd’hui confrontée au défi d’inclure des pays d’Europe centrale dans ce processus d’intégration. Une fois de plus, l’intégration est la seule réponse permettant de mettre un terme aux dissensions nationalistes dans les Balkans. Mais tout n’est pas dit pour autant : l’intégration européenne est également une condition de base pour que l’Europe puisse jouer pleinement son rôle dans la globalisation du monde. Au plan économique, les entreprises européennes disposent, grâce à l’intégration, d’un solide marché intérieur, ce qui leur donne un point d’ancrage fort sur les marchés mondiaux. Au plan politique, seule une Europe qui s’exprime d’une seule voix peut peser de tout son poids dans la détermination des règles de jeu du nouvel ordre mondial. Il est clair en effet qu’un ordre mondial équilibré et stable n’est envisageable que pour autant qu’il résulte d’une négociation pluripolaire. Ce qui suppose la présence de partenaires égaux autour de la table, et l’Europe intégrée est incontestablement l’un de ces partenaires. L’intégration européenne représente par ailleurs une source d’inspiration pour de nombreuses grandes régions économiques, comme l’Amérique du Sud, en Asie et en Afrique; celles-ci ont en effet compris que seule l’intégration leur donnera une voix à ce chapitre. Le monde est donc en pleine restructuration. Et à cet égard, le parallélisme avec ce qui se passe au plan des entreprises n’est sans doute pas un hasard. On y constate à la fois des agrandissements d’échelle et une prolifération de PME. Et les grandes entreprises globales travaillent de manière fortement décentralisée selon le schéma de « business units » dotées d’une grande autonomie. Car l’époque où l’on pouvait présenter un produit ou un service homogène est révolue : le client exige un produit ou un service davantage personnalisé. La technologie de l’information rend cette centralisation et cette décentralisation parfaitement compatibles. Les institutions politiques doivent, elles aussi, s’adapter à cette évolution. Les institutions doivent, par définition, être dynamiques. On oublie trop souvent à cet égard que l’État-nation n’a vu le jour qu’aux XVIIIe et XIXe siècles, dans la foulée de l’industrialisation. Aujourd’hui, à l’ère de la société de l’information, cet État-nation est, pour reprendre les paroles d’Edgard Morin, « devenu trop petit pour s’occuper de problèmes devenus planétaires, tout en étant devenu trop gros pour s’occuper des problèmes singuliers concrets des citoyens ». Les principes du fédéralisme, qui ne sont en fait que la traduction institutionnelle du principe de subsidiarité, constituent le fil conducteur par excellence pour mener cette restructuration. Il importe à cet égard que le Fédéralisme suppose toujours une coopération loyale et une solidarité réelle entre les unités autonomes, ce qui permet d’éviter que la recherche et la valorisation de l’identité singulière ne soient sublimées au point d’aboutir au nationalisme, au sectarisme ou au racisme.

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