Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Séance 3A) Plénière thématique sur les RIG : Les défis posés par les relations intergouvernementales « ON NE CHANGE PAS LES RÈGLES EN COURS DE PARTIE » Joseph Facal Ministre délégué aux affaires intergouvernementales canadiennes, gouvernement du Québec

Je suis conscient que ma présence ici aujourd’hui risque d’en surprendre plus d’un. Après tout, ne suis-je pas ministre d’un gouvernement résolument engagé à faire du Québec un État souverain et n’êtes-vous pas une assemblée aussi résolument convaincue que le fédéralisme constitue la meilleure forme d’organisation politique ? Le temps nous manquerait inévitablement pour dire tout ce qu’il y aurait à dire sur les relations intergouvernementales au sein d’une fédération – la canadienne – dont l’un des États membres – le Québec – constitue l’assise politique et territoriale de l’un des deux peuples fondateurs de cette fédération – le peuple québécois –, en particulier lorsque l’entité fédérative elle-même et les autres États qui la composent refusent de reconnaître l’existence de ce peuple, refusent de reconnaître le rôle particulier qui doit échoir au gouvernement de ce peuple, adoptent unilatéralement la Constitution de 1982 qu’aucun gouvernement du Québec depuis – fut-il d’allégeance fédéraliste – n’a reconnue, refusent d’honorer leurs propres engagements de réforme constitutionnelle, refusent enfin de réagir à cette tragédie silencieuse qu’est la rapide assimilation des francophones canadiens vivant à l’extérieur du Québec. Le Canada existe depuis 132 ans. Est-il normal qu’une impasse sur des sujets aussi importants que la reconnaissance d’un peuple et le partage des pouvoirs perdure depuis si longtemps ? Le niveau de vie du Canada, son prestige à travers le monde ne doivent pas dissimuler le fait que le fédéralisme canadien n’a pas su relever le défi que lui pose l’existence du peuple québécois en son sein. Le premier ministre du Québec, M. Lucien Bouchard, s’exprimera plus longuement sur cela ce soir. Je vous invite aussi à lire le document, intitulé Le statut politique et constitutionnel du Québec, que le gouvernement du Québec a rendu public la semaine passée. Je m’en tiendrai pour ma part à un seul point. Deux fois déjà, soit en 1980 et en 1995, le statut politique du Québec a fait l’objet de référendums tenus conformément aux procédures et aux principes démocratiques adoptés par son Assemblée nationale. Le gouvernement fédéral participa activement et pleinement à ces deux campagnes et personne à l’époque ne songea sérieusement à remettre en cause les règles encadrant ces exercices. En 1980, le OUI avait recueilli 40,4 % des voix. En 1995, ce chiffre passait à 49,4 %. Les résultats extraordinairement serrés du dernier référendum produisirent une onde de choc dans le reste du Canada, qui amena le gouvernement fédéral à revoir complètement sa stratégie et à privilégier dorénavant la ligne dure. En prévision d’un prochain référendum québécois, le gouvernement fédéral cherche notamment à modifier unilatéralement les règles du jeu en s’appuyant sur trois sophismes profonds. Le premier veut que la question référendaire d’octobre 1995 était ambiguë et visait à confondre les électeurs parce qu’elle introduisait la notion de partenariat telle que définie dans deux textes accompagnateurs. Le deuxième sophisme veut que la majorité absolue des voix ne soit pas un seuil suffisant lorsque c’est l’avenir de la fédération qui est en jeu, les Québécois ne devant pas « perdre leur pays dans la confusion ». Le troisième sophisme veut que dans les tous les pays démocratiques, il est normal qu’il soit plus difficile de se séparer que de s’unir. Or, sachons-le, il n’y a rien dans la pratique internationale des États qui vienne étayer de pareils propos. La question référendaire Certains prétendent que si le camp du OUI est passé, au référendum de 1995, à moins d’un point de pourcentage de la victoire, c’est parce que la question était ambiguë en ce qu’elle pouvait laisser croire aux Québécois qu’un vote pour le OUI n’était pas vraiment un vote en faveur de la souveraineté. Rien n’est plus inexact. Les premiers mots de la question de 1995 se lisaient comme suit : « Acceptez-vous que le Québec devienne souverain … ». Difficile d’être plus clair que cela. La question enchaînait ensuite sur le deuxième volet du projet souverainiste, à savoir l’offre faite au Canada d’un nouveau partenariat économique et politique : « Acceptez-vous que le Québec devienne souverain après avoir offert formellement au Canada un nouveau Partenariat économique et politique, dans le cadre du projet de loi sur l’avenir du Québec et de l’entente signée le 12 juin 1995 ? ». Les deux textes auxquels il est fait référence consistaient en un projet de loi de 27 articles (6 pages) qui établissait les principales modalités démocratiques afférentes à l’accession du Québec à la souveraineté, y compris les garanties quant au respect des droits et libertés de la personne, quant à l’intégrité du territoire québécois et aux droits de la communauté anglophone et des nations autochtones. L’autre texte, en 5 points, consistait en l’entente intervenue le 12 juin 1995 entre les trois partis politiques formant le camp du OUI, décrivant le nouveau partenariat qu’un Québec souverain aurait souhaité conclure avec le Canada. Ces documents avaient été distribués dans tous les foyers du Québec. Bien sûr, le libellé de la question n’était pas celui qu’auraient souhaité les adversaires de la souveraineté. Mais le projet soumis à la consultation n’était pas le leur. En fait, dans sa formulation, la question de 1995 était tout aussi claire – et elle l’était peut-être davantage – que la question sur laquelle les Français ont eu à se prononcer relativement au traité de Maastricht : « Approuvez-vous le projet de loi soumis au peuple français par le président de la République autorisant la ratification du Traité sur l’Union européenne ? ». Cette question ne soufflait mot des incidences du projet d’union européenne sur les institutions françaises et renvoyait l’électeur à deux textes de loi dont un, le traité sur l’Union européenne, soulevait des points de grande complexité politique et juridique. Le libellé de la question de 1995 ressemblait également à celui de la question posée dans le cadre du référendum irlandais du 22 mai 1998 sur les accords de paix de Belfast en Irlande du Nord, et qui se lisait comme suit : « Do you support the Agreement reached in the multi-party talks on Northern Ireland and set out in command paper 3883 ? ». Notons que cette question fait elle aussi directement référence à des négociations et une entente entre partis, ce que les fédéralistes canadiens ont pourtant reproché à la question québécoise. Dans un contexte canadien, la question d’octobre 1995 était comparable dans son libellé à la question posée en 1992 dans le cadre des référendums simultanés Québec/Canada sur l’entente constitutionnelle de Charlottetown. Cette question était la suivante : « Acceptez-vous que la Constitution du Canada soit renouvelée sur la base de l’entente conclue le 28 août 1992 ? ». La question ne faisait d’aucune façon état de l’ampleur des modifications constitutionnelles proposées et renvoyait directement au texte de l’entente qui comprenait quelque 60 articles et dont le texte juridique ne fut rendu public qu’à la mi-campagne. Or, personne n’en contesta les résultats en alléguant que la question était ambiguë. Le libellé de la question de 1995 se compare aussi avantageusement, en termes de clarté, aux questions posées dans le cadre d’autres référendums ayant marqué le paysage canadien. Le référendum de 1942 visant à instaurer la conscription à l’échelle du Canada pour le service outre-mer s’est déroulé à partir d’une question rédigée en des termes pour le moins sibyllins : « Consentez-vous à libérer le gouvernement de toute obligation résultant d’engagements antérieurs restreignant les méthodes de mobilisation pour le service militaire ? ». De même, en 1948, les Terre-Neuviens ont été appelés, dans le cadre de deux référendums consécutifs, à renoncer à un statut équivalent à celui de pays pour devenir une simple province canadienne sur la base de deux questions référendaires au contenu extraordinairement laconique. Cela n’empêcha pas le premier ministre du Canada de l’époque, M. William Mackenzie King, de considérer que Terre-Neuve aurait le droit de faire partie du Canada dans la mesure où « la population de Terre-Neuve indiquerait clairement et sans confusion possible sa volonté de voir [cela se réaliser] » (L’Événement, 31 juillet 1948). Par ailleurs, on notera avec intérêt que dans l’avis rendu le 20 août 1998 par la Cour suprême du Canada concernant la sécession unilatérale du Québec, la Cour n’a émis aucune critique à propos du libellé de la question référendaire d’octobre 1995, ce qui a eu pour effet de déstabiliser les adversaires du projet souverainiste qui en ont été réduits à faire l’exégèse de chaque mot et de chaque virgule de l’avis de la Cour dans le but de tenter de lui faire dire ce qu’elle avait jugé inapproprié de dire. Ajoutons enfin que le taux de participation de ce référendum de 1995 fut de 93,52 %, le plus élevé jamais enregistré pour une consultation populaire au Canada : l’enjeu était donc majeur et compris de tous. La règle de la majorité absolue Le gouvernement fédéral cherche aussi à accréditer l’idée qu’il faudrait, lors du prochain référendum, établir un seuil de majorité plus élevé que celui de la majorité absolue des voix (50 % + 1). Pourtant, dans les autres pays aux prises avec des situations similaires, personne n’a osé tenter cela. Et je parle ici d’États dont la tradition démocratique est comparable à celle du Canada : les États-Unis, qui ont eu à envisager, en 1998, la possibilité d’un référendum d’autodétermination pour leur territoire de Porto Rico ; la France, qui a eu à composer, en 1998, avec un référendum d’autodétermination dans son territoire outre-mer de Nouvelle-Calédonie ; le Royaume-Uni, qui a eu à composer avec un référendum d’autodétermination dans son territoire autonome des Bermudes, en 1995 ; et la Jamaïque qui, en 1961, a tenu un référendum d’autodétermination qui l’a amenée à faire sécession de la fédération des Indes-Occidentales. Dans tous ces cas, et ils ne sont pas les seuls, les règles adoptées en vue de ces référendums eurent deux points fondamentaux en commun : l’accession à la souveraineté était un des choix proposés aux électeurs et leurs résultats devaient être interprétés selon la règle de la majorité absolue des voix. Il est donc faux de prétendre que la règle de la majorité absolue est applicable uniquement aux cas d’union et inapplicable dans les cas de sécession. La pratique internationale démontre clairement que telle n’est pas la situation. En fait, nous n’avons connaissance que d’un seul cas, soit celui du référendum tenu en 1998 dans les petites îles de Saint-Kitts-et-Nevis, où les règles prévoyaient l’application d’une majorité qualifiée pour l’interprétation des résultats. L’argumentation invoquée par le gouvernement fédéral tente également de trouver appui dans divers passages de l’avis rendu par la Cour suprême sur la sécession unilatérale du Québec. Or, contrairement à ce que peut prétendre le gouvernement fédéral, nulle part dans l’avis rendu par la Cour suprême du Canada est-il écrit ou même suggéré que la règle de la majorité absolue n’exprime pas une majorité claire. Dans sa sagesse, la Cour préfère plutôt s’en remettre « à une évaluation d’ordre politique » (par. 100) quant à savoir ce qu’il faille considérer comme constituant une majorité claire. Toutefois, elle prend soin de préciser que (et je cite) « Dans ce contexte, nous parlons de majorité claire au sens qualitatif » (fin de la citation) (par. 87). La dimension quantitative si chère au gouvernement fédéral n’est donc pas considérée comme primordiale par la Cour. 50 % + 1 : une règle à caractère universel Puisque la Cour suprême confie aux acteurs politiques le soin de définir ce qu’il faut comprendre de l’expression « une majorité claire », le bon sens me dicte que je devrais rechercher auprès de trois sources les précédents susceptibles de m’éclairer sur ce point. La première de ces sources, c’est la pratique canadienne. Or, tous les référendums tenus au Canada jusqu’ici ont été interprétés au moyen de la règle de la majorité absolue. La deuxième de ces sources, c’est la pratique internationale. Or, il a été établi plus tôt que c’est la règle de la majorité absolue qui recueille la faveur des États démocratiques. Ces cas ont été beaucoup plus nombreux que les quatre ou cinq exemples dont je vous ai entretenu précédemment. Enfin, la troisième de ces sources, c’est la pratique des Nations Unies. Depuis 1990, les Nations Unies ont été impliquées dans l’organisation ou la supervision de trois référendums d’accession à la souveraineté. Celui organisé par le gouvernement de l’Érythrée, une province de l’Éthiopie, qui souhaitait accéder à la souveraineté après plus de trente ans de guerre civile, et qui se tint du 23 au 25 avril 1993 ; celui très récent du 30 août dernier au Timor oriental ; et celui prévu pour l’an prochain, que les Nations Unies sont en train d’organiser, concernant l’accession à la souveraineté du Sahara occidental. Dans les deux premiers cas, les Nations Unies établirent que les résultats s’interpréteraient selon la règle de la majorité absolue (50 % + 1), ce qu’elles firent. Dans le troisième cas, il est aussi prévu que le référendum sera réputé avoir été remporté par la partie qui aura recueilli la majorité des voix validement exprimées. Bref, tant la pratique canadienne, que la pratique internationale, que la pratique des Nations Unies sont unanimes à nous dire qu’en matière de référendums d’accession à la souveraineté, la majorité absolue des voix, soit 50 % + 1, exprime non seulement une majorité claire mais qu’elle exprime également une règle qui doit être reconnue comme démocratique, constante et universelle. Conclusion Il y a lieu de conclure de ce qui précède que le principal défi des relations intergouvernementales dans le contexte canadien est celui du respect mutuel. Respect de la différence ; respect de ce qu’est l’autre, de ses réalisations, de ses institutions. Respect aussi de la Constitution et du partage des pouvoirs qui y est consigné. Respect des décisions prises démocratiquement. La Cour suprême du Canada elle-même l’a compris et formulé en ces termes : Le principe du fédéralisme, joint au principe démocratique, exige que la répudiation claire de l’ordre constitutionnel existant et l’expression claire par la population d’une province du désir de réaliser la sécession donnent naissance à une obligation réciproque pour toutes les parties formant la Confédération de négocier des modifications constitutionnelles en vue de répondre au désir exprimé. (par. 88) Ceux et celles qui sont ici et qui croient qu’une fédération ne peut assurer sa survie qu’en tentant d’effacer les identités au nom d’une entreprise tous azimuts de nation building – un État, une nation – je vous dis sincèrement que je crois que vous faites fausse route. Ce qui se passe actuellement au Royaume-Uni, où l’on a décidé de miser sur la reconnaissance des peuples que sont les Gallois et les Écossais, m’apparaît beaucoup plus porteur d’avenir. Le succès d’une fédération est plus assuré s’il y a une reconnaissance formelle des peuples qui la composent. Sinon … Le Canada des dernières décennies est engagé, j’en suis profondément convaincu, dans une voie complètement autre. C’est pourquoi il faut comprendre que les forces centrifuges qui remettent en cause sa structure existante continueront de croître et que dans un avenir certain elles parviendront, au terme d’un cheminement dont le caractère démocratique demeurera irréprochable, à en transformer le visage et à donner au peuple québécois l’occasion de prendre sa place parmi les autres peuples souverains de la Terre.

Forum of Federations / Forum des fédérations

forum@forumfed.org