Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Séance 6H) Table ronde sur les PSF : Réconcilier l’équité et la décentralisation : santé Par Melba Pria Olavarrieta Directrice générale de l’Institut national des affaires indigènes du Mexique

Il est significatif que cette importante conférence ait donné lieu à trois tables rondes pour analyser les problèmes de santé, d’éducation et de revenu et qu’elles aient toutes la même désignation : Réconciliation, décentralisation et équité. Voilà qui confirme l’importance accordée à trois secteurs de politique gouvernementale (n’oublions pas que les Nations Unies les considèrent comme essentiels pour mesurer l’évolution du développement humain dans les pays membres) : la santé, l’éducation et le revenu. Ce sont des secteurs stratégiques pour l’observation des rapports entre la décentralisation et l’équité. Les conflits et les attentes sont aussi des aspects stratégiques à cet égard. Dans plusieurs pays du monde, la débat sur la décentralisation a provoqué des tensions et des situations de crise, particulièrement lorsqu’il s’agit de répartir le pouvoir entre un milieu historiquement privilégié et un milieu défavorisé et exigeant situé en périphérie. Les membres de cette table ronde exigent une analyse des politiques, des stratégies, des programmes, des expériences et des résultats dans tous les pays à la suite de l'adoption d’un schéma quelconque. Le débat est économique, idéologique, politique et technique, et, a priori, il n’est pas possible de le limiter. Même si la décentralisation semble mieux s’adapter aux aspirations des populations qui souhaitent de meilleurs services et une amélioration de leur qualité de vie, elle est chargée de valeurs qui font en sorte que plusieurs associent décentralisation et équité et en viennent à penser qu’une action centralisée émane de l’autorité fédérale. Il faudrait ajouter – l’expérience de l’Amérique latine le confirme – que l’intervention décentralisée ou non de l’État en matière de santé n’est pas la seule forme d’action extérieure qui touche les collectivités : les organismes non gouvernementaux et les églises ont aussi fait de la santé un de leurs champs d’action favoris, avec des objectifs très différents, au sein de plusieurs classes sociales, particulièrement dans les secteurs urbains les plus défavorisés et chez les paysans et les indigènes. Les pressions, les complémentarités et les tractations qui résultent de toutes ces interventions ne sauraient être ignorées lors de l’analyse. Le mémoire du Dr Lucas constitue une remarquable synthèse du problème. Même s’il précise que « les changements dans le secteur de la santé se sont fait dans des directions diamétralement opposées » (une plus grande centralisation par rapport à des systèmes décentralisés), il traite néanmoins des enjeux et des résultats des réformes qui ont accompagné la décentralisation et qui ont « fait la promotion de l’équité au profit de la justice sociale » (p. 1). L’analyse des variables qui caractérisent le secteur de la santé amène le Dr Lucas à faire une mise en garde claire : « La décentralisation du système de santé publique peut être une contribution valable à l’efficience, à l’efficacité et à l’équité en matière de santé mais les retombées ne vont pas de soi. Afin de promouvoir l’équité, les responsables de l’élaboration de politiques, les planificateurs et les gestionnaires de services médicaux décentralisés devraient considérer sept éléments importants : la volonté politique des gouvernements, l’élaboration de politiques visant à promouvoir l’équité, la répartition équitable des ressources, la mobilisation d’autres secteurs en vue d’une action intersectorielle, la participation efficiente et efficace de la collectivité, les systèmes d’information et les mécanismes de suivi et d’évaluation » (p. 17). J’aimerais souligner l’importance de ces sept éléments parce qu’il ne fait aucun doute que leur matérialisation et leur convergence dépendent de l’élaboration de bonnes propositions de décentralisation des systèmes de santé. Le deuxième élément concerne l’élaboration de politiques visant à promouvoir l’équité. Bien évidemment, le principe d’équité peut se retrouver dans les six autres éléments et constituer un paramètre de l’utilité sociale de chacun. De fait, l’établissement du principe d’équité pourrait être obligatoire pour appuyer la volonté des gouvernements et favoriser la répartition des ressources et le développement harmonieux découlant de la coordination intersectorielle. Le principe d’équité est un outil pour la collectivité organisée et un objectif à atteindre avec la participation active de cette collectivité. L’auteur dit aussi que « l’accès à l’information sur la santé devrait être reconnu comme un droit de la personne » (p. 15). Il ajoute que l’équité n’est pas un acquis pour l’éternité. Le Dr Lucas a écrit, et je cite, « qu’il faut inclure des mécanismes permettant d’assurer une surveillance objective de l’équité ». Pour le suivi et l’évaluation, il faut des intervenants connus et des « outils de mesure efficaces du rendement des mécanismes. » (p. 16). Le mémoire du Dr Lucas présente un intérêt supplémentaire pour quiconque s’intéresse particulièrement aux régions indigènes : une bonne partie des idées exprimées et des exemples fournis font référence aux populations indigènes d’Afrique et d’Amérique Latine dont la culture, la langue, les formes d’organisation sociale et les idées sur la santé et la maladie diffèrent de celles de la culture occidentale où le modèle médical omniprésent a pris naissance. Ce modèle médical a servi de fer de lance à la planification en matière de santé depuis le milieu du XIXe siècle au moins. Selon moi, l’auteur passe sous silence la crise que traverse ce modèle aux plans économique, idéologique et technique, et qui donne au médecin et à l’hôpital un rôle de premier plan dans la prestation des soins de santé. Il escamote aussi le fait que les politiques de décentralisation doivent cohabiter avec l’impossibilité structurelle de maintenir une forte concentration technologique au cœur même du système de santé. Nous savons aujourd’hui que, bien que prédominant, le modèle biologique et technologique n’est qu’un des nombreux courants de pensée de la médecine en Occident et qu’une bonne part des critiques formulées à l’endroit du schéma de centralisation viennent des milieux mêmes de la médecine officielle. Le Dr Lucas a dit, à juste titre, que l’intervention institutionnelle dans le domaine de la santé présente trois défis de taille : la diversité, la complexité et le changement (p. 2). Il est très révélateur qu’il insiste sur le fait que les facteurs géographiques, écologiques, environnementaux, économiques, sociaux, culturels, comportementaux et démographiques agissent sur les diverses propositions de modèle de décentralisation, et qu’il ait gardé pour la fin la question de la santé et de l’accessibilité aux services de santé. Loin de nous l’idée d’accorder une moindre importance à cette question, mais je crois comprendre que nous tentons de montrer que l’extension de la couverture de services de qualité de haute qualité devrait être abordée à la lumière des répercussions prévisibles d’autres variables. Les exemples suivants permettent d’illustrer mon propos. 1) Des milliers de collectivités indigènes tiennent pour acquis (les services de santé institutionnalisés en sont arrivés aux mêmes conclusions au cours des dernières décennies) que l’homme est soumis à l’action de forces surnaturelles, naturelles et interpersonnelles et que le bien-être se trouve dans la recherche de l’harmonie entre les forces en présence. Il n’y a pas de bien-être qui soit durable ou permanent. La santé ne se situe pas sur un axe à l’opposé de la maladie. Ces notions, véhiculées par l’Occident ou par la médecine coloniale ou moderne, vont à l’encontre de l’idée qu’il y a deux états – équilibre et déséquilibre – dans les états surnaturel, naturel et social. Ces notions se heurtent au modèle biologique. 2) Un autre exemple qui se répète partout en Amérique du Sud illustre bien les politiques et les pratiques médicales en matière de grossesse et d’accouchement, plus particulièrement le comportement de l’État face à la profession de sage-femme. Pendant de nombreuses années, et plus particulièrement entre les années 50 et 70, le milieu médical au Mexique a soutenu qu’il fallait tolérer (et même appuyer) les sage-femmes dans les régions rurales en attendant de pouvoir les remplacer par du personnel médical. Aujourd’hui, on observe un changement important malgré le fait que les programmes de santé ont beaucoup évolué depuis la fin des années 70. Plusieurs facteurs expliquent ce changement. 1) L’impossibilité pour le modèle médical de s’étendre à l’ensemble de la population, ce qui laisse des milliers de petites collectivités sans services parce que l’installation d’une véritable unité médicale suppose des coûts prohibitifs. 2 ) Le fait que les sage-femmes sont toujours une ressource locale importante et que la population peut compter sur elles à cause de leurs connaissances et de leurs compétences et aussi à cause de l’incertitude quant à l’efficacité des soins institutionnels. 3) Le rôle social et technique de la profession de sage-femme en tant qu’élément clé de l’interprétation des habitudes et de l’idéologie du groupe. Le Répertoire des sage-femmes en milieu rural de 1994 recense 23 845 de ces intervenants traditionnels. Il s’agit d’un nombre important si on considère qu’il est trois fois plus élevé que le nombre de médecins locaux et que plusieurs régions rurales et indigènes n’ont pas été répertoriées. L’importance qu’accorde le Dr Lucas aux variables sociale, culturelle et démographique révèle bien la synergie entre le secteur de la santé et les autres domaines d’action sociale. Toutefois, j’aimerais ajouter d’autres éléments pour mieux pondérer ces facteurs. L’expérience acquise dans les régions habitées par des populations indigènes où les services médicaux sont maintenant disponibles montre que les soins de santé sont offerts dans trois domaines que la population ne considère pas comme exclusifs mais plutôt comme complémentaires : la médecine officielle (institutions, science), la médecine traditionnelle des guérisseurs, des sage-femmes ou des herboristes, et la médecine maison. De nombreux cas passent inaperçus ou ne sont pas signalés à la médecine officielle à cause de l’existence de la médecine traditionnelle et des solutions maison. Ces cas, qui peuvent être traités avec succès par le guérisseur ou par l’épouse, suivent des modèles épidémiologiques différents et la population les juge étrangers au champ de compétence des services de santé, de l’unité sanitaire régionale ou du dispensaire. Ces cas peuvent ne pas être inclus dans la classification courante des maladies. En conséquence, nous faisons en sorte que la médecine institutionnelle soit non seulement sensible aux déterminants culturels mais aussi qu’elle produise de nouveaux outils (par exemple, pour l’épidémiologie sociale et culturelle) pour mesurer l’incidence de maladies associées à la peur, aux esprits et au mauvais œil typiques des populations indigènes d’Amérique latine. L’équité passe donc par le renforcement des capacités locales de faire face à la maladie, aux accidents, aux déséquilibres et à la mort, et par le développement de nouvelles technologies en matière de santé adaptables au contexte particulier. J’aimerais prendre le temps de commenter les références faites dans le texte à « l’influence importante des facteurs non médicaux en matière de santé » et au « besoin de mobiliser les forces en vue d’une action intersectorielle » concernant des questions comme l’agriculture, l’éducation, l’hygiène de base et la création d’emploi (p. 4), et aussi, selon moi, les communications et l’administration de la justice. Je ne veux pas insister sur les répercussions de facteurs non médicaux qui, nous le savons tous aujourd’hui, sont déterminants dans la diminution de la mortalité et l’augmentation de l’espérance de vie, la nutrition ou l’évolution du profil épidémiologique. Je veux plutôt souligner que le processus de décentralisation de la santé ne saurait être entrepris sans une politique similaire dans les autres secteurs. Dans nos pays, l’expérience de la décentralisation unilatérale a permis de voir les obstacles à l’entente et à la coordination intersectorielles et a contribué à la fragmentation de la représentation et à la détérioration du dialogue entre la population et l’État. Cela se produit malgré le fait que le nombre d’intervenants augmente (groupes, associations, comités) avec le nombre de programmes et de projets conçus et élaborés à partir du Centre (dans les capitales nationales ou régionales). L’exemple qui suit illustre les problèmes associés à la décentralisation lorsque les structures sont conçues sans l’appui nécessaire ou lorsque la décentralisation est unilatérale. Les objectifs de l’Institut national des affaires indigènes (INI) du Mexique, créé en 1948, s’inspirent des idéaux de la Révolution mexicaine, et ses méthodes, de la socio-anthropologie. Les premiers centres de coordination indigènes ont été établis dans des zones à forte concentration de populations indigènes vivant dans l’isolement, respectueuses des us et coutumes traditionnels et réticentes à entrer en contact avec les autres segments de la population. Dans ces « ghettos » indigènes, les centres de coordination fonctionnaient comme des unités décentralisées. On y mettait l’accent sur la planification locale et on exigeait la mise en œuvre de programmes d’éducation et de santé, d’innovations techniques pour l’agriculture, l’élevage bovin, la circulation, l’organisation politique et autre afin que ces programmes puissent se compléter et contribuer à un développement équilibré » (Aguirre Beltran, 1994: 11). En tant que concepteur et administrateur, l’INI a suivi ce modèle « en ouvrant des écoles dotées d’enseignants indigènes, en établissant des cliniques de soins primaires, en donnant des conseils techniques (en matière de bétail, d’agriculture, de foresterie et de pêche) et en offrant des services de crédit et d’aide financière » (ibid). Le caractère « décadent » de cette intervention globale systématique, douteuse d’un point de vue idéologique et limitée à une partie seulement de la population indigène, est conforme à la décentralisation unilatérale et sectorielle qui a incité les spécialistes à dire que « l’approche globale » était remplacée par « des actions spécialisées mises en œuvre unilatéralement » (ibid, p. 12). L’analyse des avantages et des inconvénients des deux approches devrait faire partie du travail des planificateurs étant donné que la dimension historique ne devrait pas être la seule à compter dans l’élaboration de politiques et la conception d’institutions. Pour ces exercices, il faudrait aussi tenir compte du comportement des populations visées par l’action institutionnelle (centralisée ou décentralisée). Sans l’ombre d’un doute, la philosophie sous-jacente à la décentralisation semble mieux adaptée aux aspirations d’une société qui compte établir une véritable démocratie, comme c’est le cas au Mexique. Les peuples indigènes de mon pays se sont dit favorables à l’instauration de nouveaux rapports avec l’État et avec tous les groupes de la société nationale. Comme l’a fort justement dit le Dr Lucas, « le rapport entre décentralisation et équité ne va pas de soi : il peut y avoir des injustices dans les actions centralisées comme décentralisées » (p. 11). Si on endosse tout cela, une des tâches essentielles de tout processus de décentralisation des systèmes de santé sera d’évaluer le contenu et les résultats spécifiques des stratégies en matière de santé dont on a fait la promotion au cours des vingt dernières années. Je pense surtout aux soins primaires et à la refonte des systèmes de santé locaux (SILOS). Qu’on se rappelle par exemple que l’approche de risque diffusée par l’OMS vise « à mesurer le besoin de soins pour des groupes particuliers. Elle aide à déterminer les priorités en matière de santé et constitue un outil pour établir les besoins de réorganisation des services de santé. Cette approche vise aussi à améliorer les soins offerts à l’ensemble de la population tout en portant une plus grande attention à ceux qui en ont le plus besoin. Il s’agit d’une approche non égalitaire qui favorise ceux dont les besoins sont les plus grands » (OMS, 1986 : 9). [J’ai souligné dans le texte.] La complexité des situations dans les pays qui doivent relever le défi de la décentralisation dans l’équité se confirme dans le cas de la population indigène du Mexique. Si, comme l’ont affirmé les autorités de la santé du Mexique, « l’analyse de 542 municipalités dont la population est constituée à 40 p. 100 ou plus d’habitants qui parlent une langue indigène illustre une réalité incontestable : la population indigène du Mexique vit dans des conditions beaucoup plus précaires que le reste du pays » (Sepulveda et al., 1993: 49). De toute évidence, l’inclusion d’une dimension d’équité dans la planification devrait comprendre un plan compensatoire visant à réduire l’écart entre les secteurs les plus démunis et le reste de la population nationale. D’où la très grande pertinence de la référence à l’approche de risque. Ces dernières années, les populations indigènes ont affiché une très forte mobilité. Leurs migrations sont à l’origine de scénarios nouveaux et différents qui devront ÉVOLUER. C’est le dernier des sujets de cet exposé. Je m’en voudrais de conclure sans mentionner au passage un des problèmes les plus difficiles des programmes de santé institutionnels et autres programmes, peu importe qu’ils soient décentralisés ou non. Il s’agit de la crise de la représentation dont a parlé le Dr Lucas dans son analyse sur la participation de la collectivité. Cette crise mine les rapports sur lesquels sont fondés les programmes et les projets. Les « images crédibles » que l’on s’acharne à fabriquer ne développent pas la confiance à long terme; elles sont immédiatement consommées. D’où la nécessité d’établir de nouveaux rapports pour le dialogue, la planification et la mise en œuvre des programmes et leur évaluation. Il faut aussi que le discours sur l’équité trouve de nouvelles avenues qui seront viables uniquement si la population confirme d’elle-même les retombées positives et saines des politiques. Aguirre Beltran, Gonzalo. El pensar y el quehacer antropológico en México, Puebla, Universidad Autónoma de Puebla, 1994. LUCAS, Adetokumbo O. « Conciliar la descentración y la equidad ». Motion présentée au Forum des fédérations : Conférence internationale sur le fédéralisme, Canada (mecanoescrito), 1999. Organisation mondiale de la santé. Manual sobre el enfoque de riesgo en la atención maternoinfantil, Serie PALTEX para ejecutores de programas de salud, n° 7, Washington, D.C., OPS, 1988. Paganini, José Maria et Roberto Capote Mir (éditeurs). Los Sistemas Locales de Salud. Conceptos, métodos, experiencias, Washington, D.C., OPS, 1994. Sepulvida, Jaime (coord.) La salud de los pueblos indigenas de México, Secrétariat de la santé, Institut national des affaires indigènes, Mexique,1993.

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