Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Séance 9) Plénière : Rapports thématiques RAPPORT DU RAPPORTEUR SUR LE THÈME « POLITIQUES SOCIALES ET FÉDÉRALISME » Nicholas Timmins Rédacteur de la rubrique Politique publique, Financial Times, Royaume-Uni 8 octobre 1999

Je vais commencer par une vieille blague sur l’économiste John Maynard Keynes : on dit que chaque fois que cinq économistes se retrouvaient dans une pièce, il y avait six opinions différentes sur le sujet de la discussion, et au moins deux de ces opinions étaient celles de Keynes. J’écoute depuis deux jours les experts en politique sociale parler de politique sociale et de fédéralisme, et je peux vous dire que, lorsque qu’ils sont 50 dans une même pièce, il y a au moins 60 opinions, et beaucoup seront en même temps celles d’une même personne, selon le sujet de la discussion. L’avantage pour moi, en tant que rapporteur, c’est que, quoi que je dise maintenant, il se trouvera presque certainement quelqu’un qui était à l’une de nos séances et qui sera d’accord avec au moins une partie de mon rapport. L’inconvénient, c’est bien sûr qu’un nombre beaucoup plus grand ne reconnaîtront pas un mot de ce qui s’est dit. J’aimerais aussi dire à quel point je suis heureux d’être ici – même si lorsque vous observez la couverture médiatique, il est évident, même pour un observateur sourd, muet et aveugle, – je suis sourd d’une oreille et je porte des lunettes – qu’il existe – comment le dire poliment ? – quelques petites turbulences politiques autour du fédéralisme au Canada, et au Québec en particulier. En effet, comme l’a si joliment dit un participant à l’une de nos séances – un Canadien, je m’empresse de le préciser – il y a eu des moments pour quelques-uns d’entre nous où c’était comme si un couple amicalement chaleureux et accueillant avait invité des gens du monde entier à dîner, et puis, soudain, se mettait à se quereller violemment devant ses invités – nous faisant hésiter entre regarder les murs pour cacher notre embarras, ou nous retrousser les manches pour nous joindre à la partie de plaisir. Mais revenons à la politique sociale et au fédéralisme. Je crois que nous avons commencé par exprimer une certaine inquiétude quant à la façon dont le fédéralisme affecte les programmes sociaux. Le fédéralisme est certainement bon pour la diversité culturelle. C’est une bonne façon, comme l’a fait remarqué l’un des conférenciers, de permettre à des gens de vivre séparément mais ensemble. Mieux qu’un État unitaire, il assure un système de contrepoids. Il empêche le gouvernement central de devenir trop autocratique. En ouvrant le débat politique, il peut, lorsqu’il n’aboutit pas à une impasse, mener à une meilleure politique puisque cette politique aura été formulée de façon plus claire. Mais en début de séance, nous avons parlé de sérieuses inquiétudes à propos de l’équité, et de la question de savoir si un système fédéral rend l’équité moins accessible lorsque les responsabilités pour la santé, l’éducation ou la sécurité du revenu, trois domaines sur lesquels nous nous sommes attardés, sont déconcentrées, ou excessivement déconcentrées, au profit des provinces ou États. Nous avons commencé avec Robert Reich, ancien secrétaire américain du Travail, qui a été, je pense, la vedette de toute cette conférence. Une remarquable performance : il a été le seul conférencier capable de dépasser allègrement les 15 minutes allouées sans que personne n’ose agiter le carton rouge, ou en ait seulement l’envie. Sa thèse : dans un monde où la mondialisation et la technologie de l’information mènent à des inégalités qui se creusent rapidement, autant entre les nations qu’à l’intérieur de celles-ci, le fédéralisme peut aggraver le problème. Il peut rendre relativement plus facile à ceux qui sont du côté des gagnants – les personnes instruites, qualifiées et celles qui sont dans le riche secteur des services – de se démarquer des pauvres. Il a donné comme exemple l’enseignement aux États-Unis, où 40 à 50 p. 100 des revenus proviennent des impôts locaux – c’est-à-dire que les riches dans les régions riches peuvent se permettre de meilleures écoles, de meilleurs professeurs et donc un meilleur enseignement et un meilleur avenir pour leurs enfants, alors que les pauvres dans les régions pauvres sont confrontés à une spirale de déclin. Ou l’assurance-chômage, encore une fois une responsabilité de l’État et non du fédéral, où les États ont resserré les conditions d’admissibilité dans une lutte pour attirer les emplois en offrant des coûts de main-d’oeuvre bas – ce qui représente, selon ses propres termes, une course vers le gouffre. Ou encore la sélection inversée, où un État qui traite généreusement les personnes dans le besoin attire les nécessiteux, ce qui conduit soit à une augmentation des impôts – et les mieux nantis tendent alors à s’en aller – soit, au bout d’un certain temps, à la recherche de moyens de se débarrasser des nécessiteux, en éliminant, par exemple, les logements subventionnés pour les personnes à faible revenu afin que les nécessiteux n’aient d’autre choix que de s’en aller ailleurs. La solution qu’il propose est d’élargir la provenance des revenus – en faisant du financement de l’enseignement et du chômage une responsabilité fédérale, tout en laissant l’administration des programmes au niveau local. Et l’argument du fédéral pour agir ainsi ne doit pas être, selon lui, une répartition plus équitable, mais plutôt qu’un financement central permettra à tous de profiter d’une plus grande productivité. Une question d’intérêt personnel bien compris, pas de charité. Ce n’est pas là une image très reluisante du fédéralisme – et c’est à peu près aussi orienté sur le fédéralisme que nous l’avons été. Il y a eu bien sûr des quantités d’arguments dans l’autre sens. Que le fédéralisme permet une plus grande souplesse, davantage d’expérimentation et de diversité dans les programmes sociaux – prenez, par exemple, la réforme du bien-être social aux États-Unis, où il n’y a plus maintenant un programme unique de bien-être social, mais littéralement des centaines, ou même des milliers puisque ce ne sont pas seulement les États mais les comtés qui choisissent leur propre voie pour la réforme du bien-être social. Il est difficile d’imaginer ce genre de chose dans un État unitaire. De la même façon, le fédéralisme permet aux programmes de santé de s’adapter à des problèmes très différents au Nord et au Sud du Nigéria. Mais une autre question se pose ici. Même si le fédéralisme permet une plus grande expérimentation, rend-il plus facile – quand un programme particulier semble mieux fonctionner qu’un autre – de faire en sorte que ceux qui ont moins de succès apprennent de ceux qui en ont eu davantage et adoptent ce qui fonctionne le mieux? Pas nécessairement. La diversité et l’expérimentation réussie n’auront un effet positif sur l’ensemble que si l’on est en présence d’une culture politique du perfectionnement, une culture qui ne souffre pas du syndrome du « on ne fait pas comme ça ici parce que ça n’a pas été inventé ici ». Et il n’est pas évident que les régimes fédéraux soient meilleurs que les régimes unitaires à ce point de vue là. D’un autre côté, les États et les provinces, du fait qu’ils sont plus petits et plus locaux que le pays dans son ensemble, peuvent trouver plus facile de combiner les programmes sociaux tels que santé, éducation et revenu d’appoint en un seul ministère, et de s’attaquer de façon coordonnée aux problèmes interdépendants qui causent l’exclusion sociale et la pauvreté. Mais pour ce faire, il faut une bonne infrastructure gouvernementale. Et même s’il est vrai que ces questions sont interdépendantes, un ministère unique risque de créer autant de problèmes bureaucratiques internes que les cloisons plus transparentes entre des ministères différents. Nous avons noté une tendance chez les gouvernements nationaux– dans les pays développés en tout cas – à vouloir fixer les normes – définir les programmes d’enseignement, par exemple, ou fixer les normes de rendement en éducation, ou encore fixer les normes et mesurer les résultats dans le domaine de la santé – tout en laissant le soin de la réalisation au gouvernement de la province ou de l’État. Mais même ici, on avait des doutes. En déplaçant la responsabilité de la réalisation d’un palier de gouvernement à un autre, on encourage peut-être l’innovation et l’efficacité; mais ce peut être aussi un moyen de transférer des dépenses – d’un gouvernement central désireux de réduire les impôts, par exemple, qui transfère les responsabilités vers le bas de la chaîne fédérale mais pas le financement, et qui se sert de la responsabilisation pour camoufler ce qu’il fait. Il y avait des divergences d’opinions à propos de la responsabilité – et jusqu’à quel point il est important, ou non, que les pouvoirs des différents paliers dans un État fédéral soient partagés ou définis séparément. Mon résumé n’est peut-être pas très fidèle, mais j’ai eu l’impression que la question de la responsabilité était moins importante dans les démocraties établies où il est clair que, quiconque est en fait responsable, l’électorat sait qu’il peut mettre dehors une équipe de politiciens et la remplacer par une autre à intervalles de quelques années. La question semblait beaucoup plus importante dans les pays en voie de développement, où une bonne définition des responsabilités peut être une protection essentielle contre les risques de corruption. Nous avons eu un long débat sur la centralisation et la décentralisation, et sur les effets positifs et négatifs de la mondialisation et de la révolution informatique. Nous avons parlé du déplacement du pouvoir vers le haut – vers un nombre croissant d’institutions internationales touchant à la finance et au commerce, et dans le cas de l’Europe, vers l’Union européenne. Du déplacement du pouvoir vers l’extérieur, vers les sociétés multinationales. Déplacement vers le bas : depuis l’État-nation, depuis même les provinces ou États vers les administrations locales, les municipalités, les groupes de pression et les citoyens – l’Internet et la révolution informatique étant perçus sous leur jour le plus favorable comme donnant aux individus davantage de pouvoir par rapport au gouvernement : soit contre ce dernier, soit en sa faveur dans le sens où ils seront mieux en mesure de jouer un rôle dans leur propre gouvernance. Mais il faut noter, qu’à mesure que le temps passait dans ces deux jours d’échanges, le mot fédéralisme ressortait de moins en moins souvent. Et pour quelqu’un comme moi, qui suis de Grande-Bretagne, un État des plus unitaire, abstraction faite de l’Europe, jusqu’à ce que nous décidions il y a quelques mois de bien vouloir accorder quelques pouvoirs à l’Écosse et au Pays de Galles, toutes ces questions semblaient de plus en plus familières. Car toutes ces questions – centralisation ou décentralisation, influence de la mondialisation et de la technologie, fixation de normes, mesure des résultats, responsabilités, sources de financement – sont au coeur même du débat politique en Grande-Bretagne. Elles le sont depuis 20 ans ou plus. Elles ne sont pas propres au fédéralisme. Et même si l’on peut soutenir, comme l’a fait Reich dans son analyse des États-Unis, que le fédéralisme peut comporter un plus grand risque d’inégalité, il est également vrai que d’autres pays fédérés n’ont pas vu les inégalités s’accroître aussi rapidement. En effet, il convient de noter que les deux pays industrialisés qui ont connu l’augmentation la plus rapide en matière d’inégalité des revenus ces 20 dernières années jusqu’au milieu des années 90 – même s’il ne s’agit évidemment pas de la plus grande disparité – ont été, non pas des États fédéraux mais des États unitaires : la Nouvelle-Zélande et la Grande-Bretagne. Il n’est pas vrai non plus que seuls les gouvernements fédéraux peuvent expérimenter. Ils peuvent trouver plus facile de le faire, mais les États unitaires sont tout aussi capables de tenter des expériences : le gouvernement travailliste actuel de la Grande-Bretagne a toute une série d’expériences en cours dans le cadre de ce que les cyniques ont baptisé la « zone-ite » – zones d’action pour la santé, zones d’action pour l’éducation, zones d’action pour le travail et la communauté, etc., zones où l’on essaie de faire les choses de façons différentes. Il reste à voir si ces expériences seront menées à leur terme de manière aussi inéluctable que ce pourrait être le cas dans un système fédéral. Et naturellement, si l’unitaire Grande-Bretagne fera mieux ou pire que d’autres quand le temps sera venu d’adapter plus largement les leçons de ces expériences. Ainsi, notre débat portait de moins en moins sur le fédéralisme en tant que tel, mais plutôt sur la gouvernance. Et la décentralisation dont nous parlions – qu’il s’agisse des médecins aux pieds nus dans les pays du tiers-monde, de gestion autonome des hôpitaux, de l’organisation des soins primaires ou de programmes de réintégration des assurés sociaux au travail adaptés aux besoins locaux – nous avons parlé de la transmission du pouvoir et de la décentralisation à des niveaux beaucoup plus bas que l’État ou la province, ou même la municipalité. Nous avons parlé d’essayer de déterminer ce qui fonctionne – où devraient se situer l’autorité, les finances, la responsabilité. Et il était évident que la réponse dépendait au moins autant de l’histoire, de la culture et de la structure de chaque pays que des structures politiques formelles, qui, de toute manière, diffèrent beaucoup d’une fédération à une autre. Si nous en sommes arrivés à cette conclusion, c’est peut-être parce que les gens qui participaient à nos séances étaient des génies du social, plutôt que des gourous de la finance ou de l’économie. Et je ne suis absolument pas en train de dire que le fédéralisme n’a aucun effet sur le social – il en a un, c’est bien évident, et plus particulièrement le fédéralisme fiscal, qui a nécessairement une influence sur le social. Mais son influence dépend de la nature et de la structure du système, où repose réellement le pouvoir dans tel ou tel domaine (et non où il devrait reposer selon la Constitution), avec quelle rigueur la Constitution est appliquée, et qui perçoit l’argent pour quel programme. Je crois que ce que je suis en train de dire, c’est qu’après ces deux jours, pour moi du moins, les leçons que nous pouvons tirer du fédéralisme et pour le fédéralisme en matière de politique sociale, viendront beaucoup plus de comparaisons cas par cas, sujet par sujet, à l’intérieur de pays fédéraux et entre pays fédéraux – et même entre pays fédéraux et pays unitaires – que d’une quelconque théorie générale du fédéralisme à la Einstein. Ce pourrait être une bonne voie à explorer pour le Forum des fédérations, s’il obtient un statut permanent après cette conférence. À mesure que nous avancions dans nos débats, nous avions l’impression de parler beaucoup plus de vérités universelles sur la nature changeante du monde et son influence sur le gouvernement et la politique sociale, que de vérités universelles sur les forces et les faiblesses du fédéralisme, par opposition aux États unitaires. Ce n’est sans doute pas exactement le genre de conclusion que nous cherchions.

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