Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Séance 5) Tribune de discussion : Les nouvelles voies du fédéralisme Professeur Gamini Laksman Peiris Ministre de la Justice, des Affaires constitutionnelles, des Affaires ethniques et de l’Intégration nationale République démocratique socialiste du Sri Lanka

M. le Président, collègues panélistes, mesdames et messieurs. Nous sommes contents d’être ici pour prendre part à vos activités. Le Sri Lanka n’est pas un État fédéral, mais, comme d’autres pays du monde en voie de développement, nous faisons face à un problème très complexe. Et je résumerais ce problème ainsi : Comment peut-on concilier la diversité ethnique et culturelle dans la perspective d’une nation mature et cohésive? En Asie du Sud, ceci constitue certainement un problème perpétuel. Dans plusieurs de nos pays, il y a des gens qui parlent différentes langues, qui pratiquent différentes religions, et qui sont issus de milieux culturels différents. Comment peut-on construire des institutions politiques et économiques qui reflètent cette grande diversité tout en restant fidèle à cette idée d’appartenir à un seul pays, sans créer d’exclusions dans le processus décisionnel? Je crois qu’il s’agit d’un défi central qui touche plusieurs pays en voie de développement. Comme l’a mentionné le président, au Sri Lanka, nous étudions quelques idées qui nous permettraient de transférer un pouvoir substantiel aux différentes régions du pays. Ceci a pour but de donner un certain pouvoir au peuple : il faut faire en sorte que les citoyens puissent jouer un rôle plus actif et vigoureux lorsque l’on prend des décisions qui touchent leur vie quotidienne. Comment peut-on y arriver dans le cadre d’un État unique? Au Sri Lanka, alors que nous mettons en oeuvre cette initiative, nous nous trouvons confrontés à un problème particulier. On nous a dit que, dans l’histoire du fédéralisme dans le monde, le modèle typique du fédéralisme, c’est la réunion des régions, des régions qui, auparavant, étaient indépendantes. Mais elles s’unissent à des fins précises. C’est le processus traditionnel. Le Sri Lanka, par contre, a toujours été un État unitaire. En aucun temps le fédéralisme n’a fait partie de l’expérience politique de mon pays. Ce que nous envisageons présentement, c’est de changer la structure unitaire de façon à permettre un certain niveau de partage de pouvoirs, ce que l’on associe généralement à des structures quasi-fédérales. Nous pouvons nous poser cette question : il nous a souvent été donné de voir des entités indépendantes s’unir pour former un État fédéral, mais est-il possible, est-il réalisable, qu’un État qui a toujours été unitaire adopte, par suite d’un processus politique, des caractéristiques quasi-fédérales? C’est une question qui nous a souvent été posée, très explicitement, pendant le processus constitutionnel qui s’opère actuellement dans mon pays. Je dois vous dire qu’un des problèmes auxquels nous faisons face est un problème émotionnel. Ce n’est pas que les gens pensent consciemment, de manière cérébrale et réfléchie, à ces questions extrêmement complexes, mais plutôt qu’ils y réagissent intuitivement et émotionnellement. Le problème peut être le suivant : beaucoup croient, chez nous, que le fédéralisme ne fait que présager le démembrement physique ou la désintégration de l’État-nation. Si l’on s’engageait dans cette voie, le résultat final serait la fin d’un État national. Mais beaucoup de gens se méfient du fédéralisme dans notre pays. Ils se méfient parce qu’ils croient qu’il s’agit là d’un premier empiétement. Une fois que l’on a mis le doigt dans l’engrenage, comment éviter la désintégration de l’État? Il s’agit donc de former l’opinion publique et d’amener les gens à penser que les structures quasi-fédérales sont loin de provoquer la fin d’un pays. Bien au contraire, les modèles quasi-fédéraux ont permis à des pays dotés d’une forte diversité de rester des pays uniques. Pensons au Canada. Et, plus près de mon pays, pensons à l’Inde, juste de l’autre côté de Palk Straits. Il aurait été impossible de concevoir une république de l’Inde comme pays unique si tout le pouvoir avait été concentré à la Nouvelle Delhi, la capitale. C’est donc l’émergence et la consolidation des structures qui ont permis aux gens issus de milieux culturels différents de se sentir chez eux dans leurs pays respectifs. Ce sont ces mécanismes qui ont fait en sorte que ces entités ont survécu en tant que pays unifiés. Ceci peut paraître évident lorsqu’on étudie la proposition dans cette perspective, mais nous devons faire abstraction des émotions, et convaincre les gens de la réalité de cette position. Ce faisant, je crois que nous devons renoncer aux étiquettes; la nomenclature n’est pas la chose la plus importante. Plusieurs pays dans le monde ne tombent pas nécessairement dans une catégorie clairement délimitée d’unitarisme ou de fédéralisme. Il existe des structures hybrides. C’est pourquoi je ne crois pas que nous devrions être prisonniers des stéréotypes et des étiquettes. Dans toute structure fédérale ou quasi-fédérale, il existe une tension fondamentale. On essaie de concilier deux objectifs contraires. D’une part, le Centre doit être fort. Il doit y avoir un gouvernement véritable. D’autre part, ce gouvernement efficace doit toujours tenir compte de la diversité ethnique et culturelle, qui fait partie de la réalité quotidienne du pays. Il s’agit donc de deux courants contraires qu’il faut prendre en considération lors de l’élaboration des structures. Et la grande question que des pays comme le Sri Lanka doivent se poser à cet égard est la suivante : où tracer la ligne de démarcation entre le Centre et la périphérie? Deux modèles s’opposent : symétrique ou asymétrique. Il a bien sûr le Centre, et puis les provinces ou les régions. Doit-on transférer le pouvoir aux régions sur une base uniforme? Chaque région sera-t-elle la bénéficiaire, la mandataire d’un même niveau de pouvoir? Ou y aurait-il des nuances et des degrés? Y aurait-il des différences quantitatives et qualitatives quant à la distribution du pouvoir entre les différentes unités qui forment la fédération. Un argument consiste à voir le caractère pratique de la situation. Dans mon propre pays, la plupart des problèmes surviennent dans les régions du nord et de l’est, où la majorité des gens communiquent en tamoul. Cela veut dire que ce sont des régions où c’est une minorité qui domine. On retrouve une telle situation au Canada, en Espagne, et dans d’autres pays. Faut-il alors régler le problème ainsi : transférer à ces régions aux prises avec les problèmes quotidiens les plus graves un duopole qui leur donnerait davantage de pouvoirs? Nous avons découvert qu’au Sri Lanka, une des raisons qui fait que cette approche est difficile, c’est le niveau de résistance émotionnelle. Si la majorité constate qu’une certaine région où habitent des gens qui appartiennent à une minorité raciale reçoit un traitement spécial et disparate, elle devient psychologiquement réticente à l’adoption de tels modèles et structures. Mais peu importe la solution que l’on adopte, symétrique ou asymétrique, il faut insister, dans le cas de l’expérience contemporaine du Sri Lanka, sur l’importance que le partage des pouvoirs ait aussi lieu au Centre. Mais cette situation se complique lorsque, dans un pays comme le mien, les groupes minoritaires n’occupent pas un territoire précis à l’intérieur du pays. Il est vrai qu’ils habitent dans les provinces du nord et de l’est, mais il y a aussi beaucoup de Tamouls qui habitent dans la capitale et ses environs. Une structure viable ne peut donc pas se limiter à un transfert de pouvoirs aux régions. Il faut étudier le problème du partage du pouvoir au niveau du Centre, et élaborer des mécanismes appropriés pour atteindre cet objectif. Dans ce domaine, il importe d’agir clairement. En effet, je crois qu’il est très important d’être clair. Au Sri Lanka, nous avons adopté cette tactique. Nous avons établi une très nette distinction entre les pouvoirs du Centre, ou liste des pouvoirs réservés, et les pouvoirs transférés à la périphérie, ou liste des pouvoirs transférés. Nous avons décidé de ne pas adopter le concept d’une liste concurrente qui consisterait en compétences partagées puisque cela mènerait à une situation ambiguë et à un débat sans fin qui ne pourrait être résolu d’aucune manière satisfaisante. Nous n’avons donc pas de zone grise. Il existe une très nette distinction entre les pouvoirs qui appartiennent au Centre et les pouvoirs qui sont transférés à la périphérie. Une telle structure se doit aussi d’être efficace. Il faut s’assurer que le Centre possède les pouvoirs dont il a besoin en matière de défense, par exemple, de politique étrangère, de budget national – et que les autres pouvoirs soient transférés à la périphérie. Il convient également de s’assurer que les provinces aient les ressources, les fonds nécessaires pour s’acquitter convenablement de leurs fonctions. Sinon, les structures, même si elles sont bien définies en théorie, ne marcheront pas en pratique si les unités, si les régions ne possèdent pas les ressources nécessaires pour s’acquitter convenablement de leurs fonctions. Pour ces mêmes raisons, les provinces doivent aussi être convenablement dotées au niveau du personnel. Je dois également faire allusion à une autre notion. Dans notre partie du monde, ces problèmes ne peuvent être étudiés uniquement sur une base de majorité et de minorité. Ce qui confère au problème une dimension particulièrement complexe, c’est l’existence de plusieurs minorités. Au Sri Lanka, il y a deux groupes minoritaires : il y a les Tamouls; il y a les Musulmans. Donc, si, dans les régions du nord et de l’est, on transfert des pouvoirs considérables à la minorité tamoule, alors les Musulmans demandent à ce que leurs propres droits fondamentaux soient convenablement enchâssés dans les dispositions constitutionnelles de façon à éviter que la communauté tamoule ne les écrase. C’est un aspect du problème que nous devons garder en tête. Les structures que nous établissons doivent aussi contenir des mécanismes convenables pour la résolution de problèmes éventuels entre le Centre et les régions, d’un côté, et entre les régions elles-mêmes, de l’autre. Au Sri Lanka, nous avons décidé d’adopter la méthode de la conférence des premiers ministres comme l’un des mécanismes de résolution des différends à mesure qu’ils surviennent, avant qu’ils ne deviennent trop graves. Il est également important, je crois, de préciser que, chez nous et certainement en Asie du Sud, nous sommes aux prises avec un grave problème de polarisation politique. La disparition d’un terrain d’entente. Personne n’est prêt à faire de compromis. Les émotions compliquent parfois les choses. Pour ce genre de situation, la Constitution prévoit que les gouvernements régionaux ne seront pas formés uniquement du parti qui a remporté les élections; elle prévoit également que le parti d’opposition aura droit, sur une base proportionnelle, à un certain nombre de sièges au conseil des ministres de la région. Nous nous sommes donc éloignés du principe traditionnel qui accorde tous les pouvoirs au gagnant. Nous avons permis au parti d’opposition de participer de façon constructive à l’élaboration et à la mise en oeuvre des politiques, et nous croyons que cela constitue une façon constructive de minimiser la confrontation politique et la polarisation qui empoisonnent traditionnellement la culture politique d’une grande partie du sous-continent. Je voudrais conclure avec ceci, M. le Président : ces structures sont souhaitables, mais elles ne seront gages de succès que si elles existent au sein d’un environnement où règne le respect du pluralisme. Il faut donc prendre en considération le génie de la société dans son ensemble. Le public doit être très conscient des systèmes de valeurs que l’on cherche à incorporer aux dispositions constitutionnelles. Il faut une presse vigoureuse. Il faut des syndicats. Des partis politiques. Il faut de la démocratie à l’intérieur des partis politiques. Il faut des mécanismes de réglementation dans le financement des partis politiques. Il faut qu’il y ait accès à la justice. L’ombudsman, ou son équivalent, doit avoir un rôle significatif à jouer. Il faut donc qu’il y ait un certain égalitarisme pour que ces principes soient couronnés de succès. Il faut donc avoir une conception intégrée du développement humain, et les structures politiques et économiques qui seront adoptées doivent refléter cet engagement au pluralisme, au sécularisme, et les éléments d’une démocratie représentative. Dans la courte période de temps qui m’était allouée, 15 minutes, j’ai essayé de vous donner un aperçu de la complexité des problèmes dans mon pays, et de quelques-unes des approches que nous adoptons présentement afin de les résoudre. Nous ne croyons pas que la guerre soit la solution. Le Sri Lanka n’est pas le seul pays à affronter des problèmes de ce genre, et la leçon que nous pouvons tirer de l’évolution de la civilisation humaine, c’est que des choses comme celles-là sont le résultat d’inquiétudes, d’appréhensions, d’aspirations et d’espoirs humains – et ces problèmes ne peuvent être résolus qu’au niveau politique par le transfert de pouvoirs au peuple et la création d’unités autonomes. Je crois qu’il s’agit là de la voie à suivre et je crois que c’est l’essentiel de ce qu’il faut retenir de l’expérience srilankaise. Nous aimerions voir ce qui est arrivé à d’autres pays. Pas pour réinventer la roue, mais pour adapter les solutions adoptées ailleurs qui conviennent aux circonstances propres à mon pays. Merci infiniment.

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