Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Séance 5) Tribune de discussion : Les nouvelles voies du fédéralisme UN PROCESSUS, PAS UN ÉVÉNEMENT George Reid, MSP [membre du Parlement écossais] Président associé du Parlement écossais

« Le Parlement écossais, ajourné en mars 1707, est à nouveau ouvert. »

C’est sur ces paroles que Dr Winnie Ewing – vétéran nationaliste qui présidait la séance en tant que doyenne des membres – inaugurait notre nouvelle législature à Édimbourg en mai dernier. Une vague d’applaudissements a soulevé l’ensemble des partis. Mais ces paroles étaient-elles autre chose que de l’imaginaire romanesque? Existe-t-il vraiment un lien historique avec notre premier Parlement du XIIIe siècle? Dr Ewing faisait-elle plus qu’une simple référence à l’État souverain que nous avons été jadis, et à l’État souverain qu’elle et ses collègues espèrent voir renaître un jour? Je dois tout de suite préciser que son opinion est celle d’une minorité, un tiers seulement des membres. La position du gouvernement britannique et de l’exécutif écossais sur cette question est parfaitement claire. La souveraineté demeure à Westminster. Un pouvoir délégué – comme le dit Enoch Powell – est un pouvoir maintenu. En établissant une législature à Édimbourg, qui a autorité sur les affaires internes des Écossais, on accroît la démocratie et on solidifie l’Union britannique. Et, tout compte fait, l’Écosse aura une voix plus puissante dans les affaires internationales au titre de membre de l’Union britannique qu’elle ne l’aurait jamais en tant que petit pays indépendant. Entre ces deux positions apparemment incompatibles, il existe toutefois une faille constitutionnelle. Interrogés sur cette question, les politiciens écossais de toute opinion politique admettent que ce dans quoi nous nous sommes engagés est un processus, et non un événement. Notre décentralisation est dynamique. L’exécutif voit ce dynamisme comme un projet à très long terme alors que le Parlement s’installe. Alex Salmond, chef de l’opposition, et ses nationalistes aimeraient que le processus s’enclenche dès maintenant. Il faut toutefois que ce soit un processus puisque nous avons présentement au Royaume-Uni une décentralisation asymétrique à l’intérieur d’une Grande-Bretagne quasi-fédérale, à l’intérieur d’une Europe quasi-fédérale. En Écosse, un Parlement doté de pouvoirs législatifs et fiscaux. Au Pays de Galles, une Assemblée sans autorité législative primaire ou fiscale. En Irlande du Nord, une Assemblée à venir – si le processus de paix se maintient. Et un projet en attente, un éventuel Conseil des Îles qui permettrait aux parlementaires de Belfast, Cardiff, Dublin, Édimbourg et Londres de débattre des questions d’intérêt commun, un peu sur le modèle du Conseil nordique. Ne vous méprenez pas sur l’importance de la révolution constitutionnelle à l’intérieur du Royaume-Uni. Pourquoi elle a eu lieu, quels modèles de gouvernance elle a adoptés, et à quoi elle mène; ce sont là des questions importantes pour les autres États qui font face aux défis de la mondialisation et des minorités remuantes. En politique – comme le savent les politiciens parmi nous mais peut-être pas les théoriciens institutionnels – les symboles et les sous-entendus peuvent être tout aussi importants que la substance. Je vous invite donc à réfléchir à cette autre citation, cette fois de Sir David Steel, président du Parlement écossais, lors de la cérémonie d’ouverture officielle : « Je souhaite la bienvenue à Sa Majesté, à titre de Reine des Écossais » Non pas, notez bien, à titre de Reine de la Grande-Bretagne et de l’Irlande du Nord, ni même à celui de Reine d’Écosse. Le sous-entendu est significatif. Le Royaume-Uni est l’un des rares pays qui ait deux systèmes de droit bien distincts, avec une Cour suprême séparée à Édimbourg et à Londres. En droit anglais, la souveraineté est dévolue à la Couronne en Parlement. En Écosse, la souveraineté est exercée par le peuple. Marie Reine des Écossais n’était pas Reine d’Écosse non plus. La terre ne lui appartenait pas. Elle était monarque par le consentement des gens qu’elle gouvernait. Dans cette tradition historique, il est important de noter que même les opposants à la décentralisation et à l’indépendance écossaises (y compris Mme Thatcher) ont accepté l’exposé officiel des membres du Parlement et des civils écossais à la réunion inaugurale de la Convention constitutionnelle enclenchant tout le processus de changement, qui reconnaît [traduction libre] : « le droit souverain du peuple écossais à déterminer la forme de gouvernement la mieux adaptée à ses besoins » Le sous-entendu de Sir David transparaît sous d’autres formes. Lors de l’ouverture du Parlement, on a porté la couronne des Écossais – la plus vieille en Europe – dans les rues et on l’a placée au milieu de l’estrade. On ne l’a cependant pas mise sur la tête du monarque. Au lieu de cela, elle est restée dans un splendide isolement à l’intérieur de la Chambre, où les membres ont chanté le grand hymne de Robert Burns à l’internationalisme égalitaire, « A Man’s A Man for Aa That » : « A Prince may mak a belted knight, a marquis, duke and aa that... his ribbon, star and aa that... but an honest man’s abune them aa, he looks and laughs at aa that For aa that, an aa that. It’s coming yet, for aa that. That man tae man the warld ower, shall brithers be for aa that ». [traduction libre – « Un homme est un homme malgré tout ça » – Un prince peut créer un chevalier, un marquis, un duc et tout ça... son ruban, son étoile et tout ça, mais un honnête homme est au-dessus de tous ces gens-là; il les regarde et rit de tout ça. Pour tout ça et tout ça. Et ça viendra pour tout ça. Que les hommes dans le monde entier seront frères pour tout ça.] Il y a quelque chose qui bouge en Écosse. On n’y voit certainement aucun présage d’anti-monarchisme puisque la Reine est fort respectée. On n’y voit pas non plus le présage d’une indépendance inévitable, même si M. John Major, ancien premier ministre britannique, a convenu cette semaine avec M. Salmond que l’Écosse pourrait bien avoir ce statut avant que l’Union ne fête son 300e anniversaire en 2007. Ce que cela indique, c’est une façon différente de faire les choses. Une façon écossaise de nous percevoir nous-mêmes ainsi que le reste du monde. Comme l’a écrit un journal londonien – au spectacle de milliers d’écoliers défilant dans les rues d’Édimbourg dans le cadres des festivités d’ouverture – « c’était une journée étrangement non-britannique. Franchement, cela faisait plutôt penser à la démocratie sociale scandinave... » Je n’entrerai pas dans les détails du Parlement. Les universitaires et les chercheurs qui m’ont demandé des articles les trouveront sur notre site Internet très complet : www.scottish.parliament.uk. Alors voici seulement quelques principes clés sur la pratique et les procédures : Le Parlement paraît beaucoup plus européen que ne le serait normalement un enfant né à Westminster. Les membres sont élus selon le même système qu’en Allemagne : 73 membres élus directement et 56 membres élus à partir de listes proportionnelles régionales des partis. Il y a présentement 56 membres du Parti travailliste, 35 du Parti national écossais, 18 des Conservateurs écossais, 17 des Libéraux écossais, 1 Socialiste écossais, 1 Vert et 1 Indépendant. Du fait de la proportionnalité, il est difficile d’établir une majorité forte. Les Travaillistes ont donc formé une coalition avec les Libéraux. Et même si la proportionnalité assure que les sièges attribués aux Nationalistes reflètent le vote nationaliste, il n’en demeure pas moins que – puisque l’opposition tend à devenir, un jour ou l’autre, le gouvernement – M. Salmond aura du mal à atteindre l’indépendance d’un seul coup. Les pouvoirs du Parlement sont largement basés sur le modèle adopté dans la loi de 1922 sur le gouvernement d’Irlande, l’hypothèse étant que ce qui n’est pas spécifiquement mentionné relève automatiquement d’Édimbourg. De façon très générale, le Parlement a autorité sur tout ce qui concerne les affaires intérieures des Écossais, sauf en matière d’affaires étrangères, de défense, de politique macro-économique et de sécurité sociale. Une série de concordats couvre les relations entre les deux gouvernements dans ces domaines. Le véritable moteur du Parlement, ce sont ses puissants comités : non seulement préparent-ils les projets de lois, mais ils peuvent aussi en proposer et lancer une recherche sur tout sujet qu’ils désirent. Dans une législature unicamérale comme la nôtre, sans chambre des Lords pour réviser les projets de lois, il est particulièrement important que les choses soient bien faites dès la première fois. L’exécutif a donc l’obligation de consulter largement les parties concernées et, si le comité qui examine les propositions avant qu’elles n’aillent en chambre les trouvent insuffisantes, il peut prendre l’initiative d’une large consultation civile. La clé de tout ce processus, c’est que le partenariat social avec la population est obligatoire. Pourquoi un changement aussi fondamental a-t-il eu lieu au Royaume-Uni, justement? Qu’est-ce que cela peut apporter aux participants de ce forum sur la façon de gérer les relations entre le citoyen et l’État dans ce nouveau millénaire? Premièrement, il ne s’agit pas d’un phénomène isolé. Les citoyens de partout, via la révolution électronique dans le domaine des communications et de l’information technologique, savent qu’ils font partie d’un village global. Les vieilles certitudes ont disparu. Ils veulent savoir qui ils sont, et comment ils s’intègrent à ce village. Mais c’est encore plus global que cela. Un honnête délégué du personnel d’une usine de ma circonscription est venu me voir récemment. Il était, disait-il, écossais pur laine. Mais dans son entreprise multinationale, qui était coréenne, son contremaître était allemand et son directeur de production, hollandais. Le directeur de l’usine était coréen. Le siège social européen était aux Pays-Bas. Le siège social mondial se trouvait en banlieue de Séoul. Il y avait peut-être une holding au Liechtenstein. Une grande partie de sa vie quotidienne dépendait maintenant de décisions prises à Édimbourg; mais les décisions macro-économiques étaient prises à Londres. Et il était sujet à toute une série de directives provenant de Bruxelles. À la fois attiré et repoussé par les forces de la mondialisation, il était néanmoins beaucoup trop sensé pour être contre les multinationales. Lui aussi ne souhaitait que savoir comment il s’intégrait et à quel groupe il appartenait. L’État aujourd’hui, disait-il, est à la fois trop grand et trop petit. L’Angleterre est trop grande, trop éloignée, pour son côté écossais. Mais elle est trop petite pour s’occuper de sociétés qui couvrent le globe et dont le chiffre d’affaires dépasse de loin les revenus de presque les deux-tiers des États membres des Nations Unies. C’est une question qui ne concerne pas que le monde industrialisé. Pendant quinze ans, j’ai travaillé comme directeur de la Croix Rouge Internationale. J’ai vu trop de personnes – endettées jusqu’au cou, dans une triple transition de la guerre à la paix, d’un parti national à une démocratie pluraliste, d’une économie nationale au libre-échange – rechercher le salut dans les rigides certitudes de l’intégrisme. J’ai entendu des Éritréens, arrosés au napalm et mitraillés par les avions du Colonel Mengistu, avec qui je soutenais que le fédéralisme dans le cadre de l’Éthiopie était la seule solution (car je ne vois pas l’OEA permettre que les frontières soient redessinées en fonction des minorités puisque toute l’Afrique risquerait de se défaire), j’ai entendu donc un groupe dépenaillé de combattants qui n’avaient aucune idée où se trouvait mon pays me donner la même réponse que donnaient les Écossais à l’envahisseur anglais au début du XIVe siècle : « Nous ne nous battons ni pour la gloire ni pour la richesse, mais pour la seule liberté – que tout homme respectable n’abandonne qu’avec sa vie ». En 1998-1999 j’ai vécu en Union soviétique au moment même où le communisme commençait à imploser. J’ai entendu là aussi beaucoup de belles paroles sur la libération nationale. J’ai vu l’Arménie, l’Azerbaïdjan, l’Ukraine, le Moldavie, le Tadjikistan s’en aller. Parfois j’ai vu les élites du Parti, décriées par les foules, s’introduire dans les bureaux du Parti pour en ressortir peu après – sous les applaudissements – comme le Parti du salut national pour tel ou tel pays. Je comprends donc très bien les inquiétudes dont nous ont fait part hier les délégués russes sur la situation au Dagestan et en Tchéchénie. Vous me permettrez quelques brefs commentaires sur le sujet, d’un point de vue écossais, et à partir de mon expérience dans leur pays. Les plus grandes frustrations que j’ai vécues au cours de mon année en Union soviétique provenaient de deux facteurs importants pour le processus démocratique. Premièrement, il n’y avait pas de pouvoir de décision intermédiaire. Si l’on avait des contacts aux échelons les plus élevés du Parti, les choses pouvaient arriver rapidement. Mais des décennies de centralisation démocratique avaient créé un vide lorsqu’il s’agissait de prendre des décisions plus bas dans l’échelle hiérarchique. Deuxièmement, il n’y avait pas de tradition de la société civile. Et je crois que ceci est fondamental dans les formes de gouvernance que nous partagerons au XXIe siècle. À mesure que l’État se contracte, à mesure que la facture de l’aide sociale dépasse la capacité des contribuables à la financer, ce sont nos organismes à but non lucratif qui vont assurer une société décente et dynamique. Les politiciens et les parlements ne constitueront plus l’unique source des politiques nouvelles ou d’expertise. Qu’importe le modèle institutionnel de gouvernement que nous choisirons pour notre pays, c’est le partenariat social avec le troisième secteur qui assurera son équilibre Ce qui me ramène finalement à l’Écosse, je crois. À bien des points de vue, notre Parlement n’a pas été créé par les politiciens. Plus de 700 000 de nos 5 millions de citoyens se portent régulièrement bénévoles. Si l’on ajoute à cela l’adhésion aux syndicats et aux églises, les bénévoles civiques écossais représentent plus de la moitié de nos concitoyens. Ce sont eux qui ont constitué la coalition pour un Parlement. Deux facteurs ont accéléré ce processus. D’abord, pendant les longues années du thatchérisme, les Écossais ont continué à voter dans une majorité écrasante pour les partis de centre gauche. On nous a donc imposé un gouvernement pour lequel nous n’avions pas voté. Pour combler ce déficit démocratique, tous les partis se sont tartanisés. Et puis, il y avait l’influence grandissante de l’Union européenne. Si la perte de la souveraineté constitue un véritable cauchemar pour l’Angleterre, le processus est beaucoup moins pénible pour l’Écosse. Il y a des moments, il me semble, où la flèche de Dean Acheson – à propos de l’Angleterre qui aurait perdu son empire sans se trouver un rôle – passe bien près du but. Il existe encore des gens, dans certains cercles traditionalistes, qui souhaiteraient se voir au centre des trois cercles concentriques de Churchill – l’Empire (le Commonwealth, de nos jours), l’Amérique du Nord et l’Europe. En Écosse, toutefois, il existe une volonté beaucoup plus grande d’envisager la souveraineté partagée dans le cadre de l’Europe comme moyen d’assurer un avenir à notre histoire. Dans cette nouvelle Europe, commence à émerger un modèle politique à géométrie variable. Les ministres écossais, par exemple, peuvent participer au Conseil des ministres avec leurs homologues de Westminster – ou même représenter la Grande-Bretagne. La formule fonctionnera en autant que le même parti soit au pouvoir et à Londres et à Édimbourg; mais qu’arrivera-t-il si, par exemple, il y a un gouvernement conservateur au sud et un exécutif nationaliste au nord? Alors où en sommes-nous en Écosse? Nous faisons partie d’une révolution mondiale; nous représentons une réponse aux questions de « qui je suis et comment je m’intègre » de la société d’information du XXIe siècle. La clé du processus, c’est la participation de la société civile. Et s’il existe des concepts pour décrire où nous nous dirigeons avec l’Union européenne, ce sont ceux de la « subsidiarité » – un processus de prise de décisions adapté au niveau de gouvernance le plus naturel pour une communauté – la « gouvernance négociée » et la « politique à géométrie variable ». Quand l’Écosse a perdu son Parlement en 1707, et est entrée dans l’Union avec l’Angleterre, les cloches d’Édimbourg sonnaient une nouvelle chanson populaire : « Why am I sad on my wedding day? » [Pourquoi suis-je triste le jour de mes noces?]. Lord Seafield, le Grand Chancelier – le président de son temps – déclarait : « C’est la fin d’une vieille chanson ». Eh bien, nous avons maintenant commencé à chanter une nouvelle chanson pour une nouvelle Écosse. Un événement? Pas vraiment. Mais un processus de changement – un processus de changement continu –, voilà bien ce que c’est.

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