Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Article de référence

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DÉCENTRALISATION ET ÉQUITÉ : POSSIBILITÉS ET LIMITES DES POLITIQUES MODERNES D’ÉDUCATION

Cecilia Braslavsky Professeure, Département des Sciences de l’éducation Université de Buenos Aires

RÉSUMÉ

Ce document a pour objet de faciliter une réflexion sur les moyens de concilier les processus de « décentralisation » de l’éducation en cours dans de nombreux pays du monde avec l’objectif d’une plus grande équité. Pour ce faire, nous commençons par montrer l’ambiguïté du concept de « décentralisation » et ses limites en tant que ligne directrice unique pour l’organisation et la réglementation de tous les services éducatifs. Nous exposons plusieurs arguments en faveur de la décentralisation et proposons différents modèles. Deuxièmement, nous présentons cinq effets paradoxaux de la décentralisation de l’éducation et nous affirmons qu’ils aggravent les inégalités, notamment au plan social, mais aussi les différences entre les villes, les provinces et les pays. Troisièmement, nous proposons certaines solutions pour éviter ces effets paradoxaux ou du moins empêcher qu’ils ne perdurent.

1. L’ambiguïté du concept de « décentralisation » de l’éducation

Ces dernières décennies, des pays aussi différents que l’Allemagne, la Grande-Bretagne, le Nigeria, l’Argentine, la France et le Chili ont encouragé ou accéléré une transformation des processus décisionnels et de la gestion des services éducatifs. Dans tous les pays, même de grands états-nations unitaires comme la France, des fédérations stables comme l’Australie ou d’autres en proie à des conflits internes comme l’Argentine, la tendance à la « décentralisation » est une composante fondamentale de cette évolution.

La « décentralisation » de l’éducation désigne un ensemble de processus très différents qui peuvent se dérouler dans de grands états unitaires ou au sein de chacune des composantes d’un état fédéral. Cette diversité recouvre toutefois plusieurs situations typiques qui s’articulent autour de deux variables. La première concerne le lieu prétendument géographique, mais en réalité politique, où sont prises les décisions et où les services éducatifs sont gérés au jour le jour. La deuxième porte sur la relation entre l’autorité politique (également considérée comme « le centre ») et les professionnels et les groupes d’intérêt participant à l’éducation.

Dans le cadre de la première de ces variables, un type de décentralisation réside dans la promotion de la restructuration administrative qui ne perturbe pas la logique sous-jacente du système et l’exercice du pouvoir politique sur les questions d’éducation. Il s’agit de promouvoir les stratégies qui placent les centres décisionnels plus bas dans une hiérarchie existante. Elle s’opère en divisant un territoire en zones ou régions où des délégués de l’autorité centrale sont responsables des décisions quotidiennes. Ce type de « décentralisation » est censé rendre les grandes instances éducatives moins bureaucratiques et distantes, mais en fait il crée souvent de nouvelles structures bureaucratiques, même si elles sont réparties différemment sur le territoire.

Dans ce même contexte, le second type de décentralisation consiste à redistribuer le pouvoir entre les différents échelons du gouvernement, ainsi que du gouvernement national vers les provinces ou les municipalités, en fonction du système juridique de chaque pays. En Argentine par exemple, le gouvernement national était traditionnellement en concurrence avec les provinces pour l’offre de services éducatifs. Grâce à un processus long, chaotique et complexe entre 1968 et 1992, les services ont été transférés du gouvernement national aux 24 provinces de la fédération. Au Chili, le gouvernement national était responsable de la réglementation et de la prestation de tous les services éducatifs. Lors d’un processus rapide engagé sous la dictature militaire d’Augusto Pinochet, la responsabilité de fournir ces services a été déléguée aux municipalités, tandis que le gouvernement national conservait le pouvoir de réglementation, limité toutefois à l’évaluation des résultats.

La redistribution du pouvoir d’un centre politique vers un réseau social peut s’accompagner d’une décentralisation associée à des initiatives faisant intervenir des groupes professionnels, les utilisateurs des services ou les intéressés en général. Les processus de séparation des fonctions et de réorganisation du pouvoir entre les différents échelons du gouvernement peuvent être ou non une conséquence de la décision du gouvernement national ou provincial de décentraliser sa propre autorité et de donner voix au chapitre aux administrateurs et aux enseignants dans les établissements scolaires. Ces transformations ne créent pas forcément une « décentralisation » au sens de la première variable mentionnée. La décentralisation territoriale est associée à la redistribution des pouvoirs du centre politique et bureaucratique vers les professionnels de l’éducation lorsque l’autonomie des écoles est renforcée en dernière phase de la décentralisation politique/territoriale. Ainsi, l’État de Victoria en Australie a délégué des dossiers importants aux professionnels œuvrant dans les écoles (Caldwell, 1997). Durant la dernière décennie, la Rhénanie du Nord-Westfalie et d’autres Länder allemands ont été le théâtre de discussions et d’expériences très pertinentes sur la nécessité de donner de l’autonomie aux écoles , les modalités de ce processus et sa portée, bien que le débat n’ait pas abordé la question tout aussi importante de savoir s’il fallait ou non revoir l’organisation territoriale de l’autorité éducative dans chacun des états fédéraux très centralisés.

Les débats en Allemagne, dans une grande partie des États-Unis et dans d’autres pays du monde illustrent la tension entre des propositions plus ou moins assimilées au type de décentralisation qui donnerait plus de pouvoir aux organismes professionnels et celles qui cherchent à redistribuer le pouvoir de manière à faire intervenir les parents, les entreprises et d’autres groupes sociaux et secteurs.

Les remarques précédentes montrent que le type de processus recouvert par le terme « décentralisation » reflète les traditions culturelles de chaque pays, les raisons de leur libéralisation et leur modèle de développement politique et économique. En réalité, le processus de décentralisation de l’éducation s’articule autour de plusieurs traditions. L’une d’elles repose sur le souhait de faire face à la variété des situations réelles entraînant des besoins sociaux, ainsi que sur la conviction que les individus ont le droit de proposer et de mettre en œuvre des mesures à cette fin . Dans la logique de cette tradition, les processus de décentralisation de l’éducation résultent parfois du souhait des familles de participer plus activement aux décisions touchant l’éducation de leurs enfants (Munin, 1999). Dans d’autres cas, la décentralisation a été mise en route par des enseignants désireux d’encourager des groupes en retrait à innover en dépassant les restrictions imposées par des normes gouvernementales rigides (Townsend, 1996).

Une autre tradition suppose qu’en rapprochant le processus décisionnel des personnes concernées, les budgets consacrés à l’éducation seront mieux utilisés et contrôlés . Dans cette perspective, la Banque mondiale a indiqué en 1988 que la décentralisation de l’autorité en matière de recettes et de dépenses pouvait améliorer l’affectation des ressources dans le secteur public en associant plus étroitement les coûts et les avantages des services publics locaux; toutefois, rares sont les faits concrets qui étayent cette théorie.

Quelles que soient les raisons de la décentralisation territoriale, et qu’elle s’accompagne d’une plus ou moins grande participation des professionnels de l’éducation, des parents ou d’autres groupes d’intérêt, les processus proprement dits se sont déroulés au cours d’une période marquée par des préoccupations macro-économiques fortement axées sur la nécessité d’accroître la rentabilité des entreprises dans différentes sphères de la vie nationale. Des questions comme la nécessité ou même la possibilité de repenser la contribution de l’éducation à l’intégration et à la cohésion nationales, et la capacité de l’éducation à accroître la productivité globale de l’économie nationale étaient occultées par la fascination pour l’émergence de la mondialisation, vécue comme une tendance abstraite dissociée de la politique, alors que la dimension locale cédait le pas au nationalisme dans la pensée et l’action sociale. C’est pourquoi la décentralisation de l’éducation avait au moins deux caractéristiques particulières, beaucoup plus prononcées dans les pays du sud . La première est un préjugé en faveur d’une baisse des coûts. La seconde est un manque de préparation qui a entravé le bon fonctionnement du nouveau modèle de gestion de l’éducation.

En d’autres termes, la décentralisation de l’éducation s’appuyait sur l’idée qu’elle démocratiserait l’exercice du pouvoir ou améliorerait l’efficacité, mais elle s’est déroulée pendant des décennies où les responsables étaient plus soucieux des deniers publics que de démocratisation ou d’efficacité. Ainsi, la recherche d’efficacité était essentiellement considérée comme une occasion unique de réduire le budget total de l’éducation et comme une étape fondamentale sur la voie des réformes jugées essentielles pour rembourser une dette extérieure croissante.

Différents pays d’Amérique latine, par exemple, ont négligé des questions comme l’évaluation, la collecte d’informations, la conception des programmes et la formation de nouveaux professionnels pour mettre en œuvre de nouvelles politiques et pratiques éducatives. En Colombie et en Argentine, la gestion de l’éducation a été décentralisée et la responsabilité des services transférée aux provinces, sans égard aux conditions nécessaires à leur bon fonctionnement.

Cette négligence cache un désintérêt vis-à-vis des objectifs de l’éducation. À moyen et à long terme, les processus et les systèmes éducatifs visent à former chacun de nous pour qu’il puisse gérer et mener sa propre vie, participer à la création de la richesse collective et rétablir en permanence un système politique démocratique qui résout pacifiquement les conflits inévitables résultant de la lutte des individus pour l’équité, et de l’adaptation à la diversité croissante des cultures.

En réalité, la décentralisation de l’éducation n’était pas une tentative pour reconnaître et favoriser la possibilité conférée aux citoyens d’exercer le pouvoir, améliorer la qualité du contenu de l’enseignement ou tenir compte de la diversité culturelle croissante qui accompagne les processus essentiels d’émergence d’une culture mondiale. Les responsables ne se sont pas non plus intéressés aux mécanismes étroitement liés à la qualité, tels que la collecte de l’information, l’évaluation, l’organisation des programmes et la formation de nouveaux professionnels. La question de l’éducation elle-même était assimilée à une boîte noire d’importance indéfinie. Dans la pratique, on continuait d’appliquer des mécanismes et des méthodes longtemps néfastes à la décentralisation.

Avec la prise de conscience de l’importance de la compétitivité nationale dans le cadre de la mondialisation, du progrès technique comme facteur de compétitivité nationale et de l’éducation comme composante essentielle du progrès technique, la décentralisation s’est accompagnée d’une plus grande attention accordée au contrôle de la qualité des mécanismes éducatifs et à la collecte d’information. Par conséquent, lorsqu’aucun système de test ou aucune procédure de publication des résultats n’existaient, ils furent créés. On pensait qu’en informant mieux le public, il serait à même de prendre de meilleures décisions individuelles, ce qui améliorerait la situation générale .

Dans ce contexte, la décentralisation engendra un certain nombre de possibilités, mais aussi de paradoxes. Les possibilités découlaient des raisons sous-jacentes de la décentralisation comme stratégie de redistribution du pouvoir. Elles s’appuyaient sur l’hypothèse qu’en rapprochant l’autorité décisionnelle et administrative des lieux d’enseignement proprement dits, et en permettant une participation du public à la prise de décisions et à la gestion, on répondrait mieux aux besoins éducatifs tout en s’affranchissant de schémas préétablis. En d’autres termes, la redistribution du pouvoir opérée par la décentralisation des décisions d’un point focal vers tous les points périphériques, ou mieux, du sommet d’un système à structure pyramidale vers sa base, peut stimuler une forte créativité individuelle et collective qui facilite l’adoption d’approches novatrices et plus efficaces.

Les paradoxes s’articulent tous autour de la relation entre décentralisation et équité dans la qualité de l’éducation dispensée. Il s’est progressivement avéré que la stratégie de décentralisation isolée de processus structurels de transformation de l’éducation ou seulement liée à des mécanismes réglementaires basés sur l’information et le contrôle ne permettrait pas d’atteindre les objectifs d’une éducation de qualité pour tous, notamment du fait que rien ne garantissait que les décisions décentralisées amélioreraient l’expérience d’apprentissage des étudiants, objectif jugé de plus en plus nécessaire.

2. Les paradoxes de la décentralisation de l’éducation en cette fin de siècle

Ces vingt dernières années, on a pris conscience de l’existence d’au moins cinq paradoxes de la décentralisation. Dans certains pays, ces cinq paradoxes surviennent simultanément. Ailleurs, certains sont plus fréquents que d’autres, parfois ils se produisent rarement. On peut supposer que les paradoxes se produisent plus souvent et de manière plus flagrante dans les pays dont le système éducatif est traditionnellement non démocratique, où les inégalités socio-économiques et régionales sont très prononcées, où les systèmes réglementaires sont faibles, périmés ou inexistants, et où les classes libérales sont déconsidérées et mal rémunérées.

Le premier paradoxe de la décentralisation de l’éducation est l’existence de situations d’anomie. La décentralisation visait à bâtir un ordre nouveau, mais dans certaines limites. Elle entendait construire un système plus démocratique et créatif. Dans sa forme la plus radicale, elle suppose que seules des normes autogènes existeront et qu’elles seront donc beaucoup mieux acceptées et appliquées par les éducateurs. C’est pourquoi les provinces, les municipalités ou les groupes de parents et d’enseignants habitués à travailler dans le cadre réglementaire d’une hiérarchie pyramidale et centralisée, où les normes étaient fixées par une autorité lointaine et qu’ils n’avaient qu’à suivre, sont souvent déconcertés par la disparition de l’autorité centrale. Il semblerait qu’ils n’aient pas fait leurs les anciennes pratiques, et qu’ils ne les aient suivies que par peur de l’autorité bureaucratique. Les éducateurs sont donc incapables de maintenir l’ordre ancien ou d’en établir un différent. Ils semblent faire du « sur place » jusqu’à ce qu’ils demandent à l’autorité centrale qui souhaitait déléguer le pouvoir de le reprendre et de restaurer le système d’avant la décentralisation ou tout autre système accepté davantage en raison des modalités de son établissement et de son imposition arbitraire que pour sa capacité à dispenser une éducation de qualité.

Il arrive également que les instances investies d’une autorité en vertu de la décentralisation ne regrettent pas le pouvoir central; en d’autres termes, elles ne ressentent pas la nécessité de créer un nouvel ordre. Le deuxième paradoxe de la décentralisation de l’éducation est la poursuite de la médiocrité ou la conservation de mauvaises pratiques institutionnelles ou pédagogiques apprises lors des décennies précédentes. La décentralisation suppose qu’il existe d’autres méthodes plus efficaces pour organiser les établissements et les méthodes d’enseignement. Elle suppose également que toute instance est capable d’inventer sa propre approche. Toutefois, des recherches montrent que loin d’inventer des formes originales de réglementation ou d’organisation des établissements et des pratiques, les autorités décentralisées peuvent se contenter de suivre la routine et perdre de vue la raison qui motive tel ou tel processus, même si rien ni personne ne leur demande d’agir ainsi (Braslavsky, 1993).

Le troisième paradoxe de la décentralisation de l’éducation est la soumission à la volonté de la communauté. L’une des raisons pour lesquelles les groupes de parents ou d’enseignants souhaitent participer davantage au processus décisionnel dans l’éducation est la nécessité de trouver d’autres formes d’organisation de l’école et d’inventer des méthodes pédagogiques moins uniformes. En général, les systèmes éducatifs pyramidaux et hiérarchiques établissent des règles dictant les processus sur l’hypothèse que des processus identiques entraînent des résultats identiques. Si donc les systèmes éducatifs veulent obtenir des résultats égalitaires par l’exercice de la citoyenneté et l’épanouissement de la personne ou, pour reprendre une terminologie plus récente, la réalisation de l’individu, il convient pour y parvenir d’assurer des processus identiques.

Des processus identiques donnent des résultats identiques dans les principaux domaines du développement personnel et de la participation du citoyen. Mais, même dans les systèmes d’éducation décentralisés, les écoles ont tendance à standardiser des aspects de l’éducation culturelle qui ne doivent pas être uniformes, tout en conservant des différences qui doivent être supprimées pour des motifs d’équité. Les enfants soumis à ces processus identiques perdent certaines différences que la communauté voudrait leur voir conserver, comme la connaissance de langues et de coutumes locales. En revanche, ils ne parviennent pas aux mêmes niveaux dans d’autres domaines, comme la maîtrise de la langue nationale, les mathématiques ou l’aptitude à utiliser l’information. La décentralisation était censée établir un équilibre différent, plus sensible aux intérêts et aux besoins des communautés. Elle y est parvenue, mais très souvent en restreignant l’horizon des étudiants à leur communauté ou à leur environnement immédiat. En Argentine, de nombreux programmes élaborés entre 1984 et 1992 accordaient une telle importance à l’histoire locale et provinciale que l’histoire nationale et mondiale avait pratiquement disparu des disciplines obligatoires. Certains directeurs d’établissement et enseignants se sont félicités de cette évolution, car, comme l’a dit l’un d’entre eux, ils pouvaient dorénavant se consacrer uniquement « à la partie de la rivière qui passe dans notre ville ».

Le quatrième paradoxe est peut-être le plus étrange. Il va à l’encontre du précédent. Il suppose la soumission à la diversité en calquant, sans le moindre esprit critique, des projets conçus pour des situations très différentes. Les instances auxquelles les responsabilités décisionnelles et administratives ont été transférées assument de nouveaux rôles et commencent à innover. Les décideurs se tournent vers l’extérieur et tentent d’importer des politiques, des stratégies et des projets élaborés par d’autres provinces, municipalités ou établissements d’enseignement. Dans l’État de Victoria, en Australie, une analyse d’un grand nombre de projets éducatifs institutionnels a montré que les thèmes et les stratégies proposés pour des établissements implantés dans des communautés d’immigrants ne reflétaient pas la diversité, poursuivaient systématiquement les mêmes objectifs pédagogiques et proposaient les mêmes stratégies pour y parvenir (Townsend, 1997). Dans certains cas, cette attitude n’est pas le fait des organismes qui décident de la politique, des stratégies et des projets éducatifs, et les mettent en œuvre. Dans les provinces ou les états qui constituent les pays fédérés d’Amérique latine, par exemple, cette attitude est encouragée par les bailleurs de fonds internationaux qui proposent des solutions homogènes pour des situations hétérogènes, sans analyse détaillée des caractéristiques économiques et pédagogiques ni, notamment, des différences politiques et culturelles. Pour les établissements d’enseignement, cette attitude est encouragée par les firmes d’experts-conseils qui proposent des projets éducatifs identiques pour des situations très différentes. Ces établissements, du moins dans ces pays, créent à leur tour un marché pour les experts-conseils. Dans certaines provinces du nord de l’Argentine, où les enseignants perçoivent un salaire mensuel moyen de 500 $US, ces projets « se vendent » 2 500 $US. Une confiance aveugle dans les bienfaits de la concurrence entre les établissements d’enseignement pour les maigres ressources, et la peur de l’autorité publique chez des personnes pour qui le comportement irrationnel des responsables reste un souvenir tenance, contribuent à ces effets indésirables.

Le cinquième paradoxe est le plus inquiétant de tous, et il recoupe les quatre autres. Il reproduit la qualité médiocre de l’éducation de l’ensemble de la population dans chaque pays touché. Les mesures de décentralisation adoptées pendant la période de réduction des coûts ont apporté un remède très imparfait et basé sur le marché, dans lequel les paramètres de référence sont restés identiques et n’étaient pas compris de la même manière par tous. La proximité du centre auparavant responsable des décisions et de la gestion des services, l’accès à l’information provenant d’autres centres, la tradition éducative de la province, de la municipalité ou de l’établissement et d’autres facteurs ont fait que certaines instances dorénavant chargées de l’éducation disposent d’informations, et d’autres pas. Mais au-delà des différences internes, dans les pays où les mécanismes réglementaires de l’éducation, et notamment les plans et les programmes, étaient gelés par suite de longues années de dictature ou de manque de réflexion sur des solutions de rechange pour réinventer le gouvernement en tant qu’organisation propre à susciter l’adhésion du public et à soutenir l’entreprise publique, et également par suite du désintérêt pour l’éducation, l’occasion a été manquée de fixer de nouveaux objectifs ambitieux d’amélioration collective de la qualité de l’éducation.

On peut donc penser qu’en plus d’aggraver les inégalités, ce qui est le contraire de la justice sociale et du renforcement de la démocratie à moyen et à long terme, le type de décentralisation mis en œuvre a eu des répercussions négatives sur la qualité de l’éducation et sur l’ensemble des services et des pratiques de chaque pays touché, renforçant les tendances existantes et creusant les inégalités entre les pays (Ortiz, 1998).

3. Conditions pour que la décentralisation favorise l’équité

On prend de plus en plus conscience des dangers pour l’équité de stratégies de décentralisation dissociées de processus systématiques de transformation de l’éducation. C’est pourquoi il est nécessaire de promouvoir les approches multidimensionnelles de transformation qui reconnaissent l’intérêt de la décentralisation mais la rattachent aux deux traditions mentionnées ci-dessus (redistribution du pouvoir et recherche d’efficacité) et à deux autres questions auparavant négligées : amélioration de la qualité de l’éducation et inversion des tendances génératrices d’inégalité, aujourd’hui aggravées par l’introduction de nouvelles techniques et de nouvelles formes d’organisation du travail.

On a d’abord compris que la qualité de l’éducation n’est pas toujours proportionnelle au degré de décentralisation des systèmes éducatifs. Au Japon et en Corée, par exemple, les enfants et les adolescents obtiennent de bons résultats scolaires dans les principales disciplines modernes, notamment les mathématiques, dans des systèmes éducatifs centralisés. En Amérique latine, Cuba obtient les meilleurs résultats en langue et en mathématiques (Laboratorio, 1998). Ce constat s’appuie également sur les résultats de nouveaux processus mis en œuvre dans des pays où les systèmes d’enseignement étaient basés sur des principes de décentralisation, comme l’Australie, la Grande-Bretagne et les États-Unis. Les exigences de la compétitivité internationale, dans une société basée sur le savoir où la qualité de l’éducation est un impératif, ont renforcé les processus d’élaboration de paramètres ou de critères dans des domaines où ils n’existaient pas auparavant, et ont parfois encouragé la décentralisation. Troisièmement, la recherche empirique dans les pays pratiquant la décentralisation à différents niveaux a révélé certains des paradoxes mentionnés ci-dessus .

Par ailleurs, on escomptait que, pendant la période de réduction des coûts, les propositions de décentralisation de l’éducation s’accompagneraient dans certains pays de la définition de critères ou de paramètres et de la mise en place de systèmes d’évaluation de la qualité de l’éducation, lorsqu’ils n’existaient pas déjà, qui informeraient les décideurs de plus en plus nombreux et hétérogènes des résultats obtenus. Au cours de la dictature militaire au Chili, par exemple, un système d’évaluation de la qualité de l’éducation fut élaboré et mis en œuvre afin d’informer les parents sur les résultats obtenus par les étudiants dans chaque école et chaque municipalité. Toutefois, ce mécanisme de réglementation par l’information et le contrôle n’a pas réussi à empêcher certains des paradoxes mentionnés. Cette situation suscite de nombreuses questions. Quelques-unes sont évidentes : quel est l’intérêt de fixer des critères si les enseignants n’y adhèrent pas, ne les comprennent pas ou ne savent pas comment les atteindre? À quoi bon si les parents et les étudiants ne les comprennent pas non plus? Quel est l’intérêt de la concurrence entre les écoles pour améliorer la qualité de l’éducation si l’enseignement dans toute une communauté ou une province s’est gravement détérioré et si les gens ne peuvent pas changer d’établissement scolaire?

Définir des critères semble être une condition nécessaire mais non suffisante pour améliorer la qualité de l’éducation parallèlement à la décentralisation. On sait depuis longtemps que la qualité de l’enseignement augmente lorsqu’on évalue la méthode employée ou le groupe d’écoles concerné (Boudelot et Establet, 1989), et qui dit évaluation dit confrontation à un critère de référence. Mais l’utilité de ces critères dépend largement de leur mode d’élaboration, de leur aptitude à informer sur l’acquisition de compétences ou de capacités durables (Braslavsky, C., 1993; Perrenoud, 1998) et de l’existence de programmes adéquats permettant aux administrateurs et aux enseignants de remplacer des pratiques externes rigides par d’autres de leur conception. Pour ce faire, il est essentiel d’associer la décentralisation et la définition de critères à la responsabilisation, ce qui suppose de renforcer la capacité des éducateurs à prendre les bonnes décisions pour améliorer la qualité de l’éducation dans leur propre environnement, sans perdre de vue les défis et les exigences de la mondialisation. En d’autres termes, de bonnes informations beaucoup plus polyvalentes que celles qui existent actuellement peuvent mettre en lumière des aspects inconnus du processus d’enseignement et les conditions socio-économiques, politiques et culturelles sous-jacentes. Mais seuls les éducateurs en mesure d’améliorer la qualité de l’enseignement, les cadres de référence et les outils correspondants peuvent apporter les changements nécessaires.

La première condition pour que la décentralisation de l’éducation améliore la qualité de l’enseignement pour tous, c’est-à-dire l’équité, est l’existence d’engagements vis-à-vis des résultats, qu’on peut appeler critères, attentes de résultats, objectifs généraux, etc. L’important n’est pas tant ces « critères », mais plutôt les engagements publics qu’ils exigent concernant les compétences et les aptitudes relativement durables que l’éducation doit développer, un contrat entre la société demandeuse, les professionnels qui dispensent l’enseignement, et les scientifiques et entrepreneurs qui créent la connaissance et les méthodes propres à développer ces compétences et ces aptitudes.

Certains pays fédéraux qui ont instauré des critères nés d’un accord entre des experts techniques n’ont pas réussi à les utiliser comme guides pour l’enseignement comme ils l’auraient fait avec des critères élaborés par consultation entre les enseignants et les grands acteurs de la vie sociale. Cette observation s’applique non seulement aux critères, mais également aux supports pédagogiques et aux programmes. Par exemple, dans certains pays fédéraux comme l’Argentine, l’impact de nouveaux programmes sur la qualité de l’éducation dans les provinces semble plus étroitement lié à la manière dont ces programmes ont été élaborés qu’à la qualité du produit final.

Il est également indispensable de proposer des méthodes d’élaboration des programmes qui diffèrent des formules rigides des décennies passées, caractéristiques d’un système éducatif centralisé et pyramidal. Dans les systèmes décentralisés et démocratisés qui aspirent à l’équité, les critères d’action doivent être transparents et basés sur l’expérience; ils doivent proposer des solutions de rechange et permettre aux enseignants d’élaborer leurs propres approches. Dans les programmes des systèmes centralisés, hiérarchiques et bureaucratiques, de présumés spécialistes dictaient aux enseignants supposés non spécialistes ce qu’ils devaient faire, comment le faire et dans quel ordre, sans expliquer pourquoi ni permettre l’échange et l’apprentissage mutuels. En phase de décentralisation, des enseignants mal rémunérés sont seuls face à leurs étudiants, privés de l’expérience de leurs collègues ou des atouts de la sagesse collective. Les programmes nécessaires aujourd’hui pourraient expliquer pourquoi différentes stratégies possibles peuvent être mises en pratique, sans que ce soit une obligation, fournissant des résultats à des collègues confrontés à des situations spécifiques et similaires et permettant d’inventer d’autres stratégies.

Dans les années 1990, dans certains pays, on considérait ces possibilités comme une sorte de puzzle à reconstituer, c’est-à-dire un large réservoir de ressources disparates où l’équipe professionnelle de chaque établissement d’éducation pouvait puiser en fonction de ses besoins. Toutefois, le manque de formation à l’exercice de la liberté professionnelle et l’incapacité à jouer le rôle différemment ont parfois abouti à des résultats médiocres. Aujourd’hui, on fait l’essai d’un type d’élaboration de programme baptisé « cartographie ». La « carte » définit le code de la route et montre les voies ouvertes ou fermées dès le départ en fonction de la destination souhaitée, et celles possibles à certaines conditions (temps, type d’équipement, etc.).

La deuxième condition à la promotion de l’équité dans le cadre de la décentralisation est un réexamen des rôles et des fonctions des professionnels de l’éducation. Le problème se pose compte tenu du plus grand nombre de responsables et de personnes participant à la gestion de l’éducation. Historiquement, dans de nombreux pays, l’éducation était exclusivement gérée par des responsables du ministère national de l’éducation. Dans d’autres pays, elle était du ressort des fonctionnaires de l’état ou des provinces qui exerçaient une autorité exclusive sur les questions strictement pédagogiques. Aujourd’hui, des responsables nationaux, provinciaux et municipaux, des inspecteurs, des directeurs d’établissement, des ONG et des entreprises participent à la gestion de l’éducation. Pour donner une idée des chiffres, chacun des plus grands pays d’Amérique latine compte des centaines de municipalités, dont la plupart ont mis en place des programmes ou des projets éducatifs confiés à des responsables chargés de concevoir et de mettre en œuvre des politiques et des stratégies éducatives de différentes natures.

La décentralisation peut permettre une véritable démocratisation du processus décisionnel et administratif. Dans les systèmes d’éducation relativement petits axés sur des modèles de gestion centralisés, les décisions étaient prises au sommet de la hiérarchie, tandis que les fonctionnaires intermédiaires et les directeurs d’établissement devaient exécuter des décisions prises par d’autres. Ils n’étaient pas censés rendre compte des résultats obtenus, mais devaient se borner à suivre les procédures établies. En cas de pénurie de ressources, l’examen des processus était jugé suffisant. Cette mission était confiée à un groupe spécial de bureaucrates appelés « inspecteurs ». On ne jugeait pas indispensable d’évaluer les résultats en soumettant aux mêmes tests onéreux un nombre croissant d’étudiants. Dans les systèmes pyramidaux centralisés, les mêmes actions et stratégies devaient être menées dans des contextes différents. Dans un système décentralisé et ouvert, cela ne se produirait pas. Ces systèmes doivent être en mesure d’identifier les exigences, d’élaborer des solutions de rechange, de peser les avantages et les inconvénients, de coordonner les actions, de mettre en œuvre les décisions et d’évaluer leurs conséquences, puis d’informer le public des résultats.

Les nouvelles compétences des professionnels nécessaires pour gérer des systèmes éducatifs et enseigner sont très différentes des anciennes. Parmi les nouvelles aptitudes requises figurent la capacité à engager une réflexion inter et pluridisciplinaire sur les scénarios et les stratégies futurs de changement, à créer et à utiliser des informations empiriques sur les processus de gestion et d’enseignement, la compréhension de l’existence et des caractéristiques spécifiques de différents niveaux de décision et d’action (national, provincial, municipal, école) et la prise en compte de différents facteurs (institutionnels, pédagogiques, communautaires) qui influent sur la réussite ou l’échec scolaire. Tout cela suppose une aptitude à travailler en équipe, à maîtriser les nouvelles techniques de communication et d’information, ainsi qu’une forte capacité à s’ouvrir au changement et à l’apprentissage continus, et la volonté de le faire.

Certaines recherches empiriques sur des systèmes récemment décentralisés révèlent que la différence entre une éducation bonne et mauvaise, une fois prises en compte les variables socioculturelles, est due au type d’enseignement prodigué. Les chefs d’établissement expérimentés, les agents d’éducation qui passent le plus de temps dans l’établissement et se rendent personnellement dans les classes, et les enseignants formés à assurer la discipline et à enseigner leur matière sans s’appesantir sur leur rôle social sont en mesure de briser le lien supposé indéfectible entre la situation socio-économique des étudiants et ce qu’ils apprennent dans ces établissements (Braslavsky, Gluz et Calvo, 1999).

Parallèlement, de nombreux responsables politiques et groupes professionnels ont commencé à mettre l’accent sur les conditions supplémentaires suivantes : la nécessité de créer un climat de reconnaissance et de confiance du public dans l’éducation, la garantie d’un financement de base inconditionnel de tous les types d’enseignement dans le pays, quelles que soient les ressources de chaque province, municipalité ou école, et l’encouragement du travail en réseau entre les établissements.

Au plus fort de la période de réduction des coûts, lorsqu’on privilégiait le contrôle des résultats sans se soucier des caractéristiques des cadres de référence, des outils et des aptitudes des éducateurs à atteindre ces résultats, personne ne faisait confiance à personne. Les parents, les gens d'affaires et les responsables politiques doutaient de la capacité des professionnels de l’éducation à obtenir de bons résultats. Les enseignants doutaient que le gouvernement appuierait leurs efforts. Les étudiants doutaient de l’intérêt du public pour leur formation. Les hauts responsables de l’éducation de chaque pays et les dirigeants économiques semblaient penser que si la décentralisation était la panacée mais que l’éducation ne s’améliorait pas pour autant, c’était forcément la faute des enseignants. Les responsables politiques et les dirigeants d’entreprises qui étaient derrière la stratégie suivie, et les groupes d’intérêt et les intellectuels qui, pour d’autres raisons, l’ont acceptée ou soutenue ne reconnaissent pas facilement ses faiblesses ou ses partis pris. Les enseignants et leurs syndicats sont parfois embarrassés. Ils ne jugent pas un retour en arrière possible ou souhaitable, mais ne voient pas toujours de solution. Souvent attaqués et critiqués par les présidents et les ministres, ils cherchent refuge dans des positions conservatrices qui ne reflètent même pas leurs convictions personnelles . Une profession par nature basée sur la communication et l’échange ne peut plus progresser.

Compte tenu de la situation décrite ci-dessus, nous devons conclure à la persistance et à l’aggravation des inégalités dues en grande partie à l’absence de politique publique et de mouvements sociaux qui instaureraient des cadres de référence adéquats, et élaboreraient des outils et des stratégies pour améliorer les compétences des éducateurs. La décentralisation est un jeu hasardeux pour les éducateurs. Elle ne peut donc pas s’accompagner de processus de contrôle arbitraires ou de critiques à l’adresse de ceux qui sont supposés dynamiser leurs méthodes d’enseignement. Au contraire, la décentralisation ne peut remplir ses promesses que si elle suscite la confiance et la coopération entre les nombreux acteurs engagés dans la refonte de l’éducation.

La décentralisation ne doit donc pas s’assortir de mesures politiques ni de stratégies qui attisent la concurrence entre les écoles pour les ressources fondamentales nécessaires à leur fonctionnement. La décentralisation est un moyen de diversifier l’offre. À cet égard, on doit pouvoir comparer différentes expériences et même provoquer une certaine concurrence entre les provinces, les municipalités et les institutions, mais les différentes offres doivent être de qualité équivalente tout en étant de nature différente. Pour être de qualité équivalente, tous les services éducatifs doivent disposer d’un financement garanti, quel que soit l’état de richesse ou de pauvreté de la municipalité, de la province ou de l’état où ils sont fournis. Cette base de financement facilite la coopération sur le volet qualité, élément essentiel de tout plan de développement et de vie démocratique à long terme, et ne peut être instaurée qu’avec l’équité, au plan national et même mondial. Dans certains pays fédéraux, le PIB connaît des variations pouvant atteindre un facteur 20 entre les états ou les provinces. Est-il moralement juste et politiquement souhaitable que dans ces cas, le financement des services d’éducation offerts soit subordonné à la capacité de paiement des états ou des provinces ? Les différences entre les municipalités sont tout aussi importantes, sinon plus. Face à ces différences, est-il possible de concilier décentralisation et équité ? Tout semble indiquer qu’on ne peut y parvenir qu’avec l’aide d’une politique compensatoire qui garantisse une base de financement et des conditions minimales d’accès à l’éducation pour les étudiants. Cela signifie que d’autres formes de politique sociale sont nécessaires pour satisfaire les besoins fondamentaux des étudiants défavorisés, notamment les plus jeunes, et de leurs familles en matière d’alimentation, de santé et de logement.

Pour que cela se concrétise, une cinquième condition est essentielle : des réseaux doivent être établis entre les services éducatifs et avec d’autres services sociaux sur le même territoire et ailleurs. La première étape de la décentralisation a entraîné la fragmentation ou le démantèlement d’un ancien système, qui avait cependant le mérite d’exister et qui comprenait différents types de relations fonctionnelles. Lors d’une deuxième étape, les fragments s’ignoraient mutuellement et se concurrençaient. Aujourd’hui, chaque service éducatif doit renouer avec les autres. Des relations horizontales doivent être tissées avec les services de santé, les services à la petite enfance et à la jeunesse, avec les associations sportives et les institutions sociales, les entreprises et les partis politiques. Cette recherche de partenaires ne doit pas se limiter aux frontières géographiques et politiques, mais doit intégrer les besoins et les aptitudes des groupes culturels et des acteurs en cause. Dans certains pays, certaines régions ont avec des régions de pays voisins des liens culturels plus étroits qu’avec celles du même pays. La décentralisation doit aider ces régions et beaucoup d’autres protagonistes à bâtir des réseaux fonctionnels qui proposent des solutions concertées à des problèmes communs et économisent donc les ressources de tous ordres. Enfin, les nouvelles techniques de communication et d’information ouvrent des possibilités sans précédent d’établir de tels réseaux, même sur de grandes distances.

La décentralisation considérée comme une déconcentration ou une délégation des responsabilités d’un échelon d’un système politique vers un autre ne facilite pas nécessairement l’établissement de réseaux entre les institutions en vue de promouvoir la qualité de l’éducation et d’empêcher les inégalités dues à des facteurs socioculturels. Elle n’empêche pas non plus l’émergence de nouvelles inégalités résultant de grands déséquilibres dans certains aspects fondamentaux de la qualité de l’éducation. Seule la décentralisation se traduisant par une redistribution du pouvoir du sommet d’un système hiérarchique vers sa base et du centre d’un appareil politique gouvernemental, quelle que soit la taille de son territoire, vers la société pour la prise de décisions et la gestion peut faciliter la création de tels réseaux et les compléter par des liens avec les ONG. Les cinq conditions mentionnées ci-dessus font référence à trois thèmes : d’une part, la recentralisation de certaines fonctions; d’autre part, une manière différente de faire les choses et enfin, davantage de liens horizontaux. Le plus complexe et le plus controversé est la recentralisation. Certains auteurs prétendent que recentraliser les fonctions de réglementation tout en décentralisant les services est contradictoire ou trahit un désir de pérenniser une idéologie conservatrice . Il est indéniable que face à la pauvreté, à une éducation médiocre et à la hausse des inégalités, la tentation existe d’invoquer des cadres de référence clairs, des outils efficaces et les besoins humains fondamentaux des étudiants (comme une bonne nutrition) pour justifier des mesures politiques et des pratiques d’enseignement visant à rétablir un gouvernement national paternaliste ou à promouvoir une recentralisation autoritaire du processus décisionnel et administratif des pratiques sociales, afin de diffuser des valeurs conservatrices ou celles de groupes spécifiques. Il est donc important d’examiner non seulement les conditions nécessaires à la promotion de l’équité, mais aussi où, comment et pour qui ce projet doit être mis en œuvre.

Face à ce défi, on a naturellement tendance à donner des réponses hors contexte. Les gouvernements nationaux doivent donner ceci ou cela, les autorités provinciales doivent faire autre chose, et les organismes non gouvernementaux ou les universités encore autre chose. C’est précisément ce raisonnement qui a été suivi lors des premières phases de la décentralisation. On a essayé de trouver une stratégie valable toujours et partout, indépendamment de l’histoire et de la culture. Malgré cela, de grands progrès sont possibles dans l’élaboration de la politique d’éducation, et ils faciliteraient la recherche de meilleures solutions pour promouvoir l’équité; la réponse à ces questions dépend donc de chaque situation particulière. Dans certains états fédéraux, les conditions seront réunies pour élaborer des programmes avec les différentes provinces. On trouve des expériences intéressantes de coopération entre des équipes de différents états australiens visant à définir des critères nationaux compatibles. En revanche, dans d’autres pays, c’est impossible et chaque province devra élaborer des critères par et pour elle-même, puis négocier des règles d’équivalence, des conditions d’accès au cycle supérieur, et régler d’autres questions similaires avec les autres membres de la fédération.

Aux États-Unis, l’élaboration de critères, l’évaluation et la réalisation de programmes sont réservées à des associations professionnelles, des entreprises et des universités. En Argentine ou au Brésil, un tel système qui affranchirait le gouvernement national de la responsabilité de ces dossiers ne ferait qu’aggraver les inégalités déjà flagrantes. Dans ces pays et dans beaucoup d’autres en Asie et en Afrique, seul le gouvernement national peut rassembler les équipes professionnelles et les ressources économiques pour garantir certains résultats pédagogiques. Cela ne veut pas dire qu’il doit s’ériger en monopole et imposer une idéologie centralisatrice exclusive pour réunir les cinq conditions mentionnées. Des modèles hybrides d’élaboration de politique éducative pourraient être une bonne stratégie (Braslavsky, 1999).

Quoi qu’il en soit, cet aperçu nous conduit à préconiser une transformation dans notre recherche de solutions nouvelles pour une éducation associant qualité et équité. Comme Michel Fiol, spécialiste reconnu de la gestion des organisations, l’a récemment déclaré, nous les Occidentaux avons tendance à penser dans une logique du soit/soit. Dans la pratique, cela signifie que nous nous sentons contraints de choisir l’une de deux options que nous considérons comme antagonistes et d’exclure l’autre de notre champ de vision. Soit nous décentralisons, soit nous centralisons; et si certains aspects doivent être décentralisés alors que d’autres sont centralisés, nous y voyons une contradiction interne. Mais en réalité ce type de raisonnement nous fait confondre les moyens avec les fins. La décentralisation ou la centralisation sont des moyens et ne doivent pas être considérées comme des fins en soi. En revanche, l’équité est une fin en soi. Les peuples ont tous le même droit d’exister, et les services éducatifs sont là pour contribuer à garantir ce droit.

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