Conférence internationale sur le fédéralisme Mont-Tremblant, octobre 1999 Article de référence

LES CHOIX EN MATIÈRE DE FISCALITÉ

Bev Dahlby

Directrice de l'Institut d'économie publique et professeure au Département d'économie de l’Université de l'Alberta

INTRODUCTION

Dans ce document, on examine la question de l'attribution des impôts : quel niveau de gouvernement devrait percevoir les impôts et taxes et quelle assiette fiscale faudrait-il utiliser? On examine aussi les principes généraux et les recommandations précises de la position « consensuelle » relative à l'affectation des impôts et taxes. On y discute de certains problèmes liés à l'opinion consensuelle, et notamment l’optique du gouvernement bienfaisant et sa démarche descendante, le manque d'importance accordée à l'obligation de rendre compte et le fait qu'on ne tienne pas compte des problèmes découlant de la compétence conjointe dans certains domaines fiscaux. On présente des données indiquant les vastes écarts dans les niveaux d'imposition et les assiettes fiscales utilisés par les gouvernements infranationaux dans huit fédérations (1). Enfin, on y explique que la mondialisation peut renforcer les pouvoirs fiscaux relatifs des gouvernements locaux et d'État, tout en rendant la population mieux disposée à payer les services d'éducation et l'infrastructure, des services collectifs que les gouvernements infranationaux offrent dans bon nombre de fédérations.

PRÉLIMINAIRES

« Pas de représentation sans imposition »

Un régime fédéral de gouvernement part du principe que « la taille unique ne convient pas à tous », que les gens des régions différentes veulent pouvoir faire des choix d'ordre financier, et qu'ils choisiront des services collectifs différents, ce qui entraîne généralement un écart dans les dépenses par habitant. Les gouvernements d'États et les gouvernements locaux devraient être tenus d’obtenir au moins une partie de leurs recettes grâce à des impôts ou à des frais d'utilisation afin que leurs ressortissants connaissent le prix des services publics et prennent des décisions adéquates quant à la taille du secteur public. En d'autres termes, les gouvernements infranationaux devraient rendre compte de leurs décisions financières, ce qui implique à tout le moins qu'ils fixent eux-mêmes leurs taux d'imposition.

L’équilibre financier vertical

L'attribution des pouvoirs d'imposition est étroitement liée à deux autres aspects du régime financier d'une fédération : l'attribution des responsabilités en matière de dépenses et le système des transferts intergouvernementaux. En général, plus les gouvernements infranationaux se voient confier de responsabilités en matière de dépenses, plus ils sont en mesure de percevoir des recettes fiscales. Toutefois, la responsabilité financière ne signifie pas que tous les secteurs doivent être équilibrés et que tous les gouvernements infranationaux doivent percevoir des recettes fiscales exactement équivalentes à leurs dépenses. Ce qu'il faut, c'est que les résidents d'un gouvernement infranational assument le coût total de perception du dollar marginal de recettes fiscales nécessaires au financement des dépenses publiques. Cela obligera le gouvernement infranational à prendre des décisions judicieuses sur le plan financier car il devra faire une comparaison entre l'avantage que procurera la dépense d'un dollar supplémentaire à l'égard d'un service public et ce que cela coûtera en plus pour le financer grâce à la fiscalité. (L'équilibre financier vertical signifie que le coût marginal de perception des recettes est le même à tous les niveaux de la fédération, et non que les dépenses équilibrent exactement les recettes fiscales de chaque gouvernement au sein de la fédération (2). Même si cette définition de l'équilibre financier vertical ne fait pas l'unanimité, elle offre l'avantage d'être compatible avec la définition d'un régime fiscal optimal.) Pour les raisons que nous présentons ci-dessous, la plupart des fédérations ont jugé dans leur intérêt d'avoir un régime fiscal relativement centralisé et un système de dépenses relativement décentralisé. Il s'ensuit donc un transfert de fonds entre les différents ordres de gouvernement - généralement entre le gouvernement central et les gouvernements locaux et d'État. Il faut parfois également accorder des transferts supplémentaires aux juridictions qui ont de faibles moyens ou de gros besoins sur le plan financier. Notre discussion de l'affectation des impôts part du principe qu'un système de transferts intergouvernementaux est en place et joue ce rôle au moins en partie.

La démarche descendante par opposition à la démarche ascendante

Il existe deux façons essentielles d'aborder le problème de l'affectation des impôts. En vertu de l'approche descendante, on considère les frontières de l'État-nation comme acquises, on adopte le point de vue du gouvernement central et on pose la question suivante : quels pouvoirs de dépenses et d'imposition faudrait-il décentraliser aux gouvernements infranationaux? Dans le cadre de l'approche ascendante, on part du point de vue d'un gouvernement d'État ou régional et on pose la question suivante : quels pouvoirs de dépenses et d'imposition faudrait-il transférer au gouvernement central? Dans les deux cas, la décision de centraliser ou décentraliser les fonctions financières se fonde sur le désir d'offrir et de financer de manière efficace les biens et services fournis par le secteur public. Toutefois, la répartition des avantages et des coûts entre les États ou les régions peut varier énormément en fonction des différents régimes de dépenses et d'imposition. Avec l'approche descendante, on évalue les problèmes de répartition du point de vue national, tandis qu'avec l'approche ascendante, on les évalue en fonction de leur incidence sur les ressortissants d'un État.

La majeure partie de la documentation universitaire et des conseils politiques concernant l'affectation des impôts se fonde implicitement sur l'approche descendante. Dans de nombreuses fédérations du monde, toutefois, les affectations réelles en matière d'impôt et de dépense se font selon la démarche ascendante car de nombreuses fédérations, comme l'Australie, le Canada et les États-Unis, ont été constituées lors de l'union de colonies indépendantes. À l'époque où ces fédérations ont été créées, les gouvernements indépendants ont dû décider du nombre de pouvoirs et de fonctions qu'ils allaient céder au nouveau gouvernement central. Même dans les fédérations qui ont été constituées en vertu de l'approche descendante l’optique ascendante conserve sa pertinence si les gouvernements régionaux ou d'État ont, de manière explicite ou non, le droit de se séparer de la fédération. Nous parlerons plus tard de certaines différences entre ces deux façons d'aborder l'affectation des impôts, surtout par rapport à la répartition des recettes provenant des ressources naturelles.

Les gouvernements : des institutions bienfaisantes ou des monstres exploiteurs?

Il est possible d'envisager de façon différente l'affectation des impôts selon que l'on croit que les gouvernements adoptent des politiques financières qui défendent de façon générale les intérêts de l'ensemble de la population, ou qu’ils sont en fait de véritables monstres égoïstes et exploiteurs. Si l'on croit que les institutions démocratiques obligent les gouvernements à adopter des politiques financières qui tiennent compte de l'intérêt économique de la majorité de la population la plupart du temps, on recherchera une affectation des impôts qui permet aux gouvernements de percevoir les recettes à moindre coût. Toutefois, si l'on croit que les gouvernements cherchent toujours à obtenir un maximum de recettes fiscales et à les dépenser en grande partie à des projets qui défendent les intérêts des personnalités politiques et des bureaucrates, on penchera davantage pour un système d'affectation des impôts qui rend la perception des recettes aussi difficile ou onéreuse que possible pour les gouvernements. La différence entre ces deux démarches se manifeste clairement dans leur attitude face à la concurrence fiscale entre les gouvernements infranationaux. Selon le point de vue du gouvernement bienfaisant, la compétition fiscale entraîne une diminution des taux d'imposition, ce qui incite les gouvernements infranationaux à réduire les services publics. Selon l'opinion du monstre gourmand, la concurrence fiscale aide à restreindre l'appétit féroce des gouvernements pour les recettes fiscales et à améliorer la qualité de vie des citoyens. La plupart des conseils politiques relatifs à l'affectation des impôts se fondent sur la première théorie, celle du gouvernement bienfaisant, et c'est celle que je retiendrai comme « hypothèse pratique » aux fins de notre discussion. Toutefois, cette vue optimiste du gouvernement ne correspond peut-être pas à tous les pays et à toutes les époques.

LES PRINCIPES DE L'AFFECTATION DES IMPÔTS

Les économistes ont relativement peu parlé de l'affectation des sources de recettes fiscales aux divers ordres de gouvernement d'une fédération (3). Même si les économistes ne sont pas unanimes dans leurs recommandations à ce sujet ou dans d'autres domaines, il semble exister un « consensus » à l’égard de la liste des principes généraux relatifs à l'affectation des impôts qu’a établie Richard Musgrave : (4)

1. les gouvernements aux niveaux intermédiaires et surtout inférieurs devraient percevoir les impôts dans les secteurs où il y a peu de mobilité entre les juridictions; 2. les juridictions où il est possible d'établir de manière plus efficace une assiette globale devraient adopter des impôts sur le revenu des particuliers à taux progressifs; 3. le système d’impôt progressif, conçu pour garantir l'atteinte des objectifs en matière de répartition, doit être essentiellement central; 4. les impôts et taxes perçus aux fins de la politique de stabilisation doivent être centraux, tandis que les impôts perçus par les ordres inférieurs devraient être stables du point de vue cyclique; 5. les assiettes de l'impôt qui sont réparties de façon très inégale entre les entités infrajuridictionnelles devraient être utilisées par le gouvernement central; 6. l'impôt sur les prestations et les frais d'utilisation peuvent être perçus à tous les niveaux.

• L'argument selon lequel les gouvernements centraux doivent avoir accès à l'impôt sur le revenu des particuliers et des sociétés, qui servent de stabilisateurs intégrés de l'économie, ne tient pas compte du fait que les chocs économiques touchent parfois une région précise. Dans ces cas-là, les facteurs de stabilisation intégrés au niveau de l'État représentent peut-être un moyen plus efficace d'atténuer les effets des cycles économiques. Lorsque les gouvernements d'État ont accès à d'importantes sources de recettes fiscales, ils peuvent avoir un budget déficitaire en période de récession régionale car leur capacité d'emprunt est souvent liée à leur capacité de production des recettes. De même, le fait d'avoir une importante capacité de production de recettes permet à un gouvernement local ou d'État d'emprunter pour financer l'infrastructure publique.
• L'opinion consensuelle accorde peu d'importance aux coûts d'administration et d’observation des autres régimes d'affectation des impôts. Il est possible de réduire ces coûts au minimum si tous les ordres de gouvernement adoptent les mêmes définitions pour les assiettes fiscales communes, appliquent la même formule pour distribuer les revenus découlant des activités générales entre les gouvernements d'État, et ont recours à la même institution ou aux mêmes méthodes pour gérer la perception des impôts et taxes.

Les questions relatives à trois impôts et taxes précis — l'impôt sur le revenu des sociétés, la taxe à la valeur ajoutée et les recettes découlant des ressources naturelles ? méritent un examen plus approfondi.

L'impôt sur le revenu des sociétés (IRS)

L'impôt sur le revenu des sociétés est perçu parce qu'il sert de garantie à l'impôt sur le revenu des particuliers. Si le gouvernement ne percevait pas d'impôt sur les sociétés, les particuliers pourraient éviter de payer de l'impôt en touchant un revenu par le biais d'une société à peu d'actionnaires. Si les gouvernements d'État sont autorisés à percevoir l'impôt sur le revenu des particuliers, il faut leur permettre de percevoir également l'impôt sur les sociétés pour garantir l'impôt sur le revenu des particuliers ou leur système de perception des recettes tirées des ressources naturelles.

La plupart des économistes estiment que la taxe à la valeur ajoutée ne doit être perçue que par les gouvernements centraux. Si les gouvernements d'État imposent des TVA différentes, les crédits d'impôt pour les entrées seraient calculés à des taux différents lorsqu’il s’agit d’entrées achetées dans d'autres États, ce qui entraînera des frais d'administration et d’observation élevés. Toutefois, l'expérience canadienne récente prouve que les gouvernements centraux et d'État peuvent imposer une TVA double. À Terre-Neuve, en Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, une TVA fédérale et provinciale harmonisée, appelée TVH, est levée sur une assiette uniforme de TVA. La taxe est administrée par le gouvernement fédéral, et imposée à un taux uniforme de 15 %. Cela réduit l'autonomie financière et l'obligation de rendre compte de ces provinces. Au Québec, un autre système de double TVA est en vigueur puisque le gouvernement fédéral perçoit la TPS et le gouvernement du Québec la TVQ sur une assiette semblable mais non identique. Les taux d'imposition sont fixés séparément, mais les deux taxes sont administrées par la province. De l'avis de Bird et Gendron (1998, p. 8), le régime de TPS-TVQ s'est révélé pratique du point de vue administratif et tout à fait applicable aux échanges transfrontaliers entre les entreprises inscrites, tout en fournissant aux deux ordres de gouvernement une énorme autonomie financière et en évitant les discussions quant à la répartition des recettes fiscales.

Les recettes tirées des ressources naturelles

L'affectation au gouvernement central des recettes provenant des ressources naturelles se fonde sur l'approche descendante implicitement adoptée en vertu de l'opinion consensuelle. Si, en revanche, on adopte l'approche ascendante, il est logique que les États conservent le contrôle des recettes tirées des ressources naturelles. Les gouvernements d'État en Australie, au Canada et aux États-Unis sont autorisés à percevoir les redevances sur les ressources et les taxes de séparation, ce qui correspond à l'approche ascendante qui a sans nul doute influé sur l'attribution constitutionnelle des pouvoirs fiscaux au moment de la création de ces fédérations. Le fait que la plupart des ressources naturelles soient immobiles du point de vue géographique en fait d'excellentes candidates à la perception de l'impôt au niveau de l'État. On peut combler les disparités dans les recettes provenant des ressources naturelles grâce à des transferts intergouvernementaux. Les États riches en ressources doivent admettre qu'il est dans leur intérêt de partager une partie de leur richesse avec d'autres régions pour éviter des migrations à des fins financières, ce qui est peu souhaitable, et pour favoriser l'unité nationale.

L'attribution aux gouvernements d’État des recettes découlant des ressources est également compatible avec le principe selon lequel « il faut laisser aux gens ce qu'ils peuvent prendre par d'autres moyens ». Le contrôle à l'égard des ressources naturelles a été un facteur important dans le déclenchement de guerres civiles, surtout en Afrique. Si l'on permet aux gouvernements d'État de garder le contrôle sur leurs ressources naturelles, on peut réduire les risques de conflits régionaux armés.

L’AFFECTATION DES IMPÔTS DANS LES PAYS FÉDÉRAUX

Le diagramme 1 indique le vaste écart dans la proportion des recettes fiscales totales qu’ont perçues les gouvernements infranationaux dans les huit pays classés par l'OCDE comme des fédérations. Les gouvernements locaux et d'État ne participent absolument pas à la perception des impôts au Mexique, et, en Australie et en Autriche, les gouvernements infranationaux ne perçoivent que 20 % à 30 % des impôts. En Belgique, en Allemagne et aux États-Unis, la part des recettes fiscales qui revient aux gouvernements infranationaux est de l'ordre de 40 % à 50 %. Au Canada et en Suisse, plus de la moitié de l'ensemble des recettes fiscales générales sont perçues par les gouvernements infranationaux.

Étant donné le vaste écart dans la part des recettes fiscales perçues par le gouvernement central et les gouvernements infranationaux, il n'est pas surprenant que la part des principales assiettes d'imposition des gouvernements centraux varie énormément. Le diagramme 2 indique que, dans les pays où le gouvernement central perçoit plus de 70 % des impôts et taxes — comme l'Australie, l'Autriche et le Mexique —, ce dernier perçoit également plus des deux tiers de l'impôt sur le revenu des particuliers et des sociétés, ainsi que des recettes tirées des taxes de vente et d'accise. Dans les pays où les gouvernements infranationaux lèvent la plus grande part des impôts, la part de ces sources d'imposition qui revient aux gouvernements centraux est réduite en conséquence. En Allemagne et en Suisse, la répartition des recettes fiscales va tout à fait à l'encontre de la position consensuelle puisque plus de la moitié de l'impôt sur le revenu des particuliers et des sociétés est perçue par les gouvernements infranationaux, et que plus de la moitié des recettes provenant de la taxe de vente est levée par les gouvernements centraux. Par contre, dans tous ces pays, l'impôt foncier est perçu par les gouvernements locaux.

Diagramme 2

Tableau 1 : L'opinion consensuelle sur l’attribution des impôts dans les fédérations

Tableau 2 : Les subventions par rapport aux recettes totales des gouvernements d'État et locaux

Source : Annuaire des statistiques financières des gouvernements, Fonds monétaire international, Washington, DC, 1997. Nota : Les recettes totales englobent les subventions gouvernementales. Les données sont celles de l'exercice financier de 1993. Il n'existe pas de statistiques comparables pour le Mexique.

NOTES

1. Je désignerai les gouvernements fédéraux ou nationaux comme des gouvernements centraux les gouvernements provinciaux régionaux d'État ou de länder comme des gouvernements d'État, et les municipalités, conseils de ville ou de comté comme des gouvernements locaux. Les gouvernements locaux et d'État seront désignés comme des gouvernements infranationaux. 2. En termes plus techniques, le coût marginal des deniers publics doit être égalisé entre tous les éléments d'une fédération. Le coût marginal des deniers publics permet de mesurer ce que coûte à la société la perception d'un dollar supplémentaire de recettes fiscales. Ce coût de perception ne correspond pas simplement aux dépenses supplémentaires d'administration et d’observation, mais également à la diminution du rendement total qui se produit lorsque les impôts et taxes influent de façon néfaste sur les incitatifs et sur les décisions des particuliers et des entreprises en matière d'emploi, d'épargne et de placements. 3. Cette question est abordée de façon très détaillée dans un ouvrage de Charles McLure (1983). Pour une analyse plus récente, voir McLure (1994). 4. Voir Musgrave (1983, p.11).

RÉFÉRENCES

Bird, Richard M. et Pierre-Pascal Gendron (1998) « Dual VATs and Cross-Border Trade : Two Problems, One Solution?” International Tax and Public Finance, vol. 5, no 3 : 429-442. McLure, Charles E. Jr. (1983) Tax Assignment in Federal Countries, Centre for Research on Federal Financial Relations, Université nationale de l'Australie, Canberra, Australie. McLure, Charles E. Jr. (1994) « The Tax Assignment Problem : Ends, Means, and Constraints », Australian Tax Forum, vol. 11, no 2 : 153-183. Musgrave, Richard A., (1983) « Who Should Tax, Where, and What? » dans Charles E. Jr. McLure (éditeur), Tax Assignment in Federal Countries, Centre for Research on Federal Financial Relations, Université nationale de l'Australie, Canberra, Australie.

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