Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Article de référence

PLURALITÉ RELIGIEUSE ET FÉDÉRALISME

Daniel J. Elazar Directeur du Centre d'études sur le fédéralisme de l'Université Temple

Le thème exact que les organisateurs de la conférence ont retenu et communiqué au rédacteur était « Pluralité religieuse et fédéralisme ». J’aborderai ce thème dans le présent document, mais j’estime qu’il nous faut d’abord explorer, dans une perspective plus large, les relations qui existent entre la religion et le fédéralisme. Il faut particulièrement s’attarder aux origines des deux institutions, qui sont imbriquées l’une dans l’autre, et au maintien de ce rapport au fil des ans, en examinant celui-ci tant dans son ensemble que sous l’aspect de la pluralité religieuse. L’idée même du fédéralisme est d’origine religieuse : elle a vu le jour dans la Bible, où sont décrites la relation existant entre Dieu et les Israélites, son peuple, et la relation gouvernementale qui liait les douze tribus d’Israël et leur gouvernement national dans les termes de « convention » ou de « fédéralisme ».

Quelle que soit la signification théologique du concept, politiquement, l’idée de « convention » comporte en elle-même les fondements des notions de consentement et de constitutionnalisme; autrement dit, les institutions humaines sont formées par consentement mutuel et les individus concluent des pactes entre eux pour établir ces institutions et pour mener leurs affaires. Le consentement et le constitutionnalisme sont à la base même de la théorie et de la pratique du fédéralisme, et le pacte présenté dans les Saintes Écritures comme étant l’essence du rapport entre Dieu et les humains donne à ces deux concepts une place très spéciale dans les affaires humaines, tout particulièrement en Occident.

Le mot « fédéral » vient du latin « foedus », la traduction du mot hébreu « brit », signifiant « convention », qui provient de la version vulgate de la Bible. Le fédéralisme est fondé sur l’organisation des affaires humaines par des conventions, à savoir des pactes convenus mutuellement; les parties comprennent bien la portée morale, elles s’engagent à établir et à maintenir certains rapports entre elles, et conviennent des structures requises à cette fin.

Le fédéralisme religieux, au sens biblique, a connu son apogée à l’époque de la Réforme protestante, aux seizième et dix-septième siècles, selon l’expression qu’en ont donné trois chefs protestants réformistes, Zwingli et Calvin, en Suisse, à Zurich et à Genève respectivement, et Knox, en Écosse. Ils ont, avec leurs collègues, fondé la théologie fédérale selon laquelle le monde est organisé en fonction de la convention fondamentale unissant Dieu et les hommes, et des conventions secondaires que les humains ont conclues entre eux pour atteindre leurs idéaux sociaux, politiques et théologiques. C’est dans la colonie puritaine de la Baie du Massachussets, établie dans l’Amérique du Nord britannique en 1629, que la théologie fédérale a connu son application la plus entière dans la vie politique et sociale d’une collectivité. Le gouverneur de la colonie,

John Winthrop, a donné la définition la plus claire de la liberté en établissant une distinction entre la liberté fédérale et la liberté naturelle; il qualifie la première de liberté approprié, qui donne aux humains la liberté de vivre selon leurs propres conventions, et la seconde, de liberté inconvenante, qui incite l’être humain à faire tout ce qu’il désire jusqu’à ce qu’il se heurte à la volonté d’un autre. Cette opposition entre les deux formes de liberté est encore présente aujourd’hui.

Cette définition religieuse du fédéralisme a donné naissance à la définition politique moderne que nous connaissons. C’est Johannes Althusius, politicologue, fonctionnaire (il était syndic ou magistrat en chef à la ville d’Emden, en Allemagne) ainsi que théologien protestant de la Réforme, qui a été le premier à faire le lien entre le fédéralisme religieux et le fédéralisme politique; dans son livre Politica Methodice Digesta (« Présentation méthodique de la politique »), Althusius a esquissé le premier canevas de la structure d’un État fédéral. Pendant qu’Althusius élaborait une théorie politique du fédéralisme, les puritains des colonies de la Nouvelle-Angleterre faisaient l’expérience réelle de rapports et d’aménagements fédéraux tout au long du dix-septième siècle.

Au dix-septième siècle, au début de l’époque moderne, les philosophes ont commencé à parler de séparation entre l’Église et l’État pour éviter que des croyances religieuses ou le maintien d’Églises particulières ne soient imposés de force par l’État. À la fin du dix-huitième siècle, cette idée de séparer l’Église et l’État, adaptée au contexte fédéral, a été enchâssée dans la Constitution américaine. Lorsque les fondateurs de la nation américaine ont élaboré une fédération moderne en 1787, ils se sont inspirés de deux héritages religieux : de façon directe, ils ont puisé, principalement mais non exclusivement, dans les expériences des colonies de la Nouvelle-Angleterre, et, de façon indirecte, ils ont utilisé les enseignements des Écossais. Le fédéralisme qu’ils ont établi suivait de très près le fédéralisme ancien de la Bible; ce fédéralisme veut que toutes les parties en cause partagent une constitution et des lois communes pour les questions essentielles à la définition de l’État dans son ensemble et pour l’autoadministration des unités constituantes (les différents États qui composent le pays), et ce, dans tous les détails. En outre, les États ont participé de façon continue à la définition de la constitution nationale et à l’élaboration des lois.

La pluralité religieuse a été au nombre des décisions les plus critiques que les fondateurs de la nation américaine ont dû prendre. Comme les États-Unis étaient un pays protestant, ils comptaient au départ de nombreux groupes de confessions différentes; tous, conformément à la tradition protestante, protégeaient jalousement leur autonomie, et le plus fort d’entre eux s’attendait à ce que le gouvernement demeure neutre devant les représentations de chacun. Bien que le fédéralisme ait vu le jour pour faire avancer certaines idées religieuses originales de gouvernement par convention, le fédéralisme américain, du moins au niveau fédéral, établit une séparation nette entre l’État et l’Église de façon à ce qu’aucune confession religieuse n’ait préséance sur les autres. À l’origine, ces restrictions ne s’appliquaient qu’au gouvernement fédéral en vertu de la Constitution américaine, c’est-à-dire que le Congrès ne pouvait passer de lois pour « étatiser » une religion, limiter la liberté de pratique religieuse ou aider une Église en particulier. En vertu de leur Constitution respective, la plupart des États pouvaient conserver des Églises officielles s’ils le désiraient, et un petit nombre a continué à exercer ce droit pendant encore cinquante ans. Cependant, l’idée de séparer les deux institutions et de choisir la neutralité entre les diverses confessions religieuses et leurs doctrines propres a fini par devenir la norme partout au pays. Chaque État a adopté des dispositions constitutionnelles prévoyant la séparation de l’Église et de l’État, connues dans de nombreux cas sous l’appellation d’« amendements Blain », lesquelles dispositions étaient beaucoup plus strictes que celles qui figuraient dans la constitution fédérale. Par ailleurs, au dix-neuvième siècle, la population a adopté un ensemble de croyances protestantes qui se sont retrouvées au centre du mode de vie américain; sans constituer un appui à une confession particulière, cette situation a eu pour conséquence « d’étatiser » plus ou moins une certaine « vision » du monde, à la plus grande insatisfaction de la minorité catholique qui gagnait en importance numérique. Au vingtième siècle, après les pressions politiques qu’a exercées la minorité catholique croissante, et une série d’actions en justice que des experts juridiques juifs ont défendues avec force, la Cour suprême des États-Unis a éliminé ce protestantisme établi officieusement, et l’a remplacé par un multiculturalisme ouvert qui a toujours cours aujourd’hui dans ce pays.

La position américaine concernant la séparation de l’Église et de l’État peut être considérée, dans l’ensemble, comme étant unique à ce pays. Toutefois, l’idée de cloisonnement, ou du moins d’un décloisonnement plus limité, entre l’Église et l’État, s’est répandu en Europe, d’abord en France, où les artisans de la Révolution ont mis en place ce qui s’est finalement avéré être une brève période de séparation des deux institutions, dans un effort destiné davantage à abolir la religion qu’à la libérer de la contrainte de l’État. Même lorsqu’une forme de séparation superficielle existe ailleurs, comme cela est le cas en France, celle-ci est d’un ordre différent que celui qui a cours aux États-Unis et a pour objet de favoriser l’avènement d’une société laïque. Aux États-Unis, la séparation de l’Église et de l’État a été instituée pour protéger les diverses confessions religieuses que les Américains avaient embrassées, et l’objectif demeure : il faut lutter en faveur de la neutralité gouvernementale pour le bien de la religion, et non pour sa disparition. Dans les autres systèmes fédéraux, le fédéralisme a été utilisé pour protéger la pluralité religieuse d’autres façons. Au cours du dix-neuvième sìècle, six modèles ont vu le jour en Europe. L’un de ces modèles, dont on trouve un exemple dans le Royaume-Uni, consistait en l’institution d’une Église officielle et la liberté de culte pour les autres Églises dissidentes. Dans les États allemands, par contre, une disposition prévoyait, pour toutes les Églises reconnues, une aide égale, calculée per capita et financée à même les impôts, accompagnée de l’obligation pour les Églises de se doter d’une corporation à charte reconnue par l’État. En Italie, plusieurs Églises sont officielles mais l’une est favorisée par rapport aux autres. Dans d’autres pays, aucune religion n’est désignée religion d’État, mais les Églises reçoivent une aide gouvernementale pour les services éducatifs et sociaux nécessaires ainsi que les activités religieuses qu’elles offrent. Ailleurs, aucune religion n’est officielle et aucun groupe confessionnel ne reçoit d’aide financière, mais ils sont tous admissibles à une aide gouvernementale dans la mesure où ils fournissent des services éducatifs et sociaux jugés nécessaires par l’État. Enfin, dans d’autres pays, comme la France, la religion et l’État sont complètement séparés. Les groupes confessionnels reconnus par l’État reçoivent alors une aide financière calculée selon un pourcentage égal de l’impôt sur le revenu fédéral, allouée en fonction de leur taille; les Églises ont également accès à des programmes d’aide foncière pour les projets qu’elles réalisent elles-mêmes. Ce dernier modèle est en usage en Australie, où l’État n’appuie aucun groupe confessionnel en particulier mais où les diverses Églises sont admissibles à une aide financière calculée à part égale pour les services éducatifs et sociaux qu’elles offrent. Là encore, le gouvernement fédéral accorde parfois une aide, mais le réglage de cette aide est minutieux. Les États accordent cette aide de la façon qui convient le mieux aux Églises présentes dans leur territoire.

Le Canada est peut-être l’État fédéral le plus diversifié à cet égard. La base socio-religieuse du système en place repose sur la diversité des confessions religieuses présentes dans les provinces, et sur les grandes différences qui existent entre le Québec catholique et français, l’Ontario, protestante, les provinces de l’Ouest, plus diverses et ouvertes, et les Maritimes, fortement imprégnées de la religion presbytérienne d’Écosse.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ces modèles ont commencé à se fondre pour n’en former plus qu’un ou deux : ou bien plusieurs Églises sont reconnues officiellement mais reçoivent toutes un traitement égal, ou bien il y a séparation entre l’Église et l’État, mais celui-ci accorde une aide aux Églises pour les services que les autorités politiques jugent nécessaires pour la collectivité. Dans les deux cas, le fédéralisme sert souvent de mécanisme pour exécuter ces tâches. Par exemple, en Suisse, certains cantons ont des Églises officielles et d’autres n’en ont pas, alors que la religion et l’État sont séparés dans la constitution fédérale. Un autre exemple est observable en Australie et au Canada, où aucune religion n’est désignée religion d’État mais où les États accordent aux groupes religieux une aide pour les services éducatifs et sociaux essentiels qu’ils fournissent.

Dans quelle mesure le fédéralisme contribue-t-il à préserver la pluralité religieuse? Il convient d’établir clairement qu’au nombre des canons de la démocratie moderne et contemporaire figurent la liberté de conscience et la liberté de religion. L’expérience nous a appris que la pluralité religieuse, à divers degrés, est présente partout où la démocratie existe. Ailleurs, j’ai montré que le fédéralisme est une force majeure qui contribue au succès de la démocratie. Cette situation entraîne nécessairement des conséquences pour la pluralité religieuse, qui peuvent être tout particulièrement évidentes dans la conception du fédéralisme postmoderne. Le fédéralisme moderne est essentiellement une fédération, c’est-à-dire l’établissement d’un gouvernement national fort et d’unités constituantes fortes à la façon des États-Unis, le premier exemple, et le plus convaincant, du fédéralisme moderne. La fédération vient, par le biais du protestantisme de la Réforme, de la conception biblique semblable du fédéralisme. La fédération moderne s’est révélée une idée si séduisante à une époque d’étatisme qu’elle a éclipsé le seul autre mot de la même racine qui lui faisait compétition, « confédération », la forme prédominante du fédéralisme prémoderne, où les confédérations se désintègrent ou se consolident les unes après les autres.

Depuis la Seconde Guerre mondiale, de nouveaux aménagements ont vu le jour, le plus connu étant la conférération postmoderne (le meilleur exemple est l’Union européenne), où des États auparavant souverains ont cédé une partie de leur souveraineté à une nouvelle entité reposant sur des principes fonctionnels. Ces formules confédérales d’un style nouveau sont en train de devenir la norme en cette époque postmoderne, comme les fédérations de style américain l’ont été auparavant. Bien qu’aucune ne soit encore aussi bien articulée que le fédéralisme américain, des formules semblables existent dans la Communauté des Caraïbes, l’Association des Nations de l’Asie du sud-est, et la Communauté des États indépendants; certaines régions s’emploient depuis plusieurs années à mettre en place d’autres aménagements économiques qui devraient se rapprocher de cette formule confédérale. Ces nouveaux modes d’organisation ont des répercussions sur la pluralité religieuse, même s’ils ne sont pas nécessairement conçus à cette fin. Dans de nombreux cas, les États qui forment la confédération ont des Églises dominantes, ou même officielles, qui diffèrent de celles des autres États de la confédération. Les Églises, qui étaient considérées autrefois comme dominantes ou favorisées dans des États particuliers, voient donc, à certains égards, leur profil devenir plus neutre, et doivent, dans leurs traditions, sinon leurs institutions, partager leur place avec d’autres Églises ayant des traditions et des institutions différentes.

Étant donné que ces nouvelles confédérations reposent sur un mode fonctionnel, il ne fait pas de doute que le fédéralisme a joué un rôle important dans cette évolution,. La religion n’a fait aucunement partie des fonctions qui ont été cédées à la confédération, mais, indirectement, certaines fonctions que les institutions religieuses peuvent exécuter dans les États où elles existent ont été transférées à ce niveau de gouvernement. L’évolution observée en Europe et, semble-t-il, dans le reste du monde s’oriente vers la convergence des États; de plus, on a tendance maintenant à refuser d’adopter ou de conserver une religion d’État, comme cela a été le cas dans tant de pays européens par le passé, ou encore à opter pour une séparation complète de l’Église et de l’État, comme cela s’est fait aux États-Unis. Pour ces raisons, toutes les Églises sont maintenant placées sur un pied d’égalité dans le nouvel aménagement politique, c’est-à-dire que toutes sont favorisées ou défavorisées de la même manière par les gouvernements responsables, et que toutes reçoivent une aide pour les services jugés nécessaires qu’elles fournissent à la population. Dans ces conditions, le fédéralisme devient un moyen très important de préserver la pluralité religieuse.

La pluralité religieuse prend donc deux formes : la protection égale des divers groupes religieux au sein de la même organisation politique, et l’association, au moyen du fédéralisme, d’organisations politiques ayant des confessions religieuses dominantes différentes tout en protégeant la pluralité religieuse sur chaque territoire concerné. Ces deux formes sont devenues beaucoup plus complexes dans le contexte de la mondialisation.

Lors de la fondation des États-Unis, les artisans de la Constitution pouvaient parler de l’existence de droits égaux pour non seulement les différentes confessions religieuses chrétiennes mais aussi pour les « juifs, les Turcs et les infidèles ». Ils pouvaient tenir ce genre de propos sans se sentir mal à l’aise. À l’époque, les juifs constituaient le seul groupe non chrétien présent dans la chrétienté, formant une minorité très petite; les Turcs, ou musulmans, pour leur part, étaient encore plus rares et ne faisaient que passer; les infidèles ou athées commençaient tout juste à se manifester en réponse aux idées du Siècle des lumières. Cette situation est restée inchangée en Occident, où le fédéralisme s’est développé à l’époque moderne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.

Depuis lors, des millions de musulmans se sont installés en Europe, et plus tard, en Amérique du Nord; des membres de religions orientales, qui ne sont normalement pas considérées comme étant monothéistes, ont migré vers l’Ouest en nombre suffisant pour établir leurs institutions religieuses. Bien que la présence d’infidèles et d’athées n’ait pas soulevé de problème politique important, l’émergence du néo-paganisme, par la renaissance de la religion wicca ou de la sorcellerie et les nouvelles formes de culte de la nature, commence à soulever des problèmes pour presque toutes les organisations politiques concernant les limites de la pluralité religieuse, si l’on peut parler de religion dans ces cas. Les États devront trouver des réponses à ces questions, chacun à leur façon. Même si nous savons qu’il y a des limites aux réponses qui pourront être considérées comme acceptables dans le contexte de la mondialisation, où l’accent est mis sur la démocratie et les droits de la personne, y compris la liberté de religion, les systèmes fédéraux devront s’occuper de ces questions. Le fédéralisme, de par sa nature même, nous enseigne de quelle façon il est possible de préserver la pluralité religieuse au moyen de conventions, de consentements mutuels et de constitutionnalisme. À cet égard, la pluralité religieuse, même si elle demeure un sujet délicat, ne fait pas exception. C’est à l’intérieur de ce cadre d’organisation politique que la responsabilité des gouvernements à l’endroit des groupes confessionnels s’articule.

En conséquence, en ces temps où la relation entre l’Église et l’État fait l’objet d’une réévaluation, le maintien de la pluralité religieuse prend également de nouvelles formes. En somme, on pourrait difficilement faire valoir que le fédéralisme est tout particulièrement utile pour le maintien de la pluralité religieuse; par contre, il semble y avoir peu de doute sur le fait qu’il contribue au maintien de cette pluralité.

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