Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Article de référence

LE FÉDÉRALISME PROTÈGE-T-IL LES DROITS DES AUTOCHTONES?

Christine Fletcher Directrice du North Australia Research Unit à l'Université d'Australie

Introduction et aperçu

Le présent exposé a pour objet d’examiner et de mettre en question certains aspects de la relation entre les peuples autochtones et les gouvernements dans les systèmes fédéraux. Les systèmes fédéraux sont fondés sur le principe du partage des pouvoirs, et les constitutions fédérales, du moins celles des fédérations démocratiques, représentent les intérêts des collectivités à l’échelon infra-national et à l’échelon national. Pourtant, même si elles mettent en valeur les vertus des démocraties fédérales, les constitutions fédérales des systèmes démocratiques occidentaux ne représentent pas facilement les intérêts des populations autochtones, et elles ne répondent pas non plus aux besoins de ces dernières.

Pour comprendre le rapport entre la qualité de vie des peuples autochtones et le cadre fédéral qui les gouverne, il faut tenir compte des dimensions politique, culturelle et constitutionnelle. Il faut par exemple savoir en quoi les convictions politiques peuvent influencer les institutions gouvernementales, surtout celles mises sur pied par les sociétés occidentales, de même que les systèmes de croyances des peuples autochtones, et les relations étroites entre les principes fédéraux et les principes d’autodétermination.

Les questions concernant la domination de la société civile dans certaines de nos fédérations démocratiques doivent faire partie intégrante de tout débat sur la réforme fédérale, parce qu’elles donnent une idée de la façon dont les développements sociaux ont influencé l’organisation du pouvoir (constitution, appareil judiciaire, processus politiques, systèmes financiers, compétences territoriales, etc.). La façon dont les différents ordres de gouvernement d’une fédération se partagent les pouvoirs varie d’un pays à l’autre, certains acceptant toutes les libertés, d’autres pas. D’un autre côté, les gouvernements des fédérations ne sont pas indépendants les uns des autres. En pratique, il n’y a que peu de fonctions, voire aucune, qui puissent être exécutées par un seul ordre de gouvernement en toute indépendance des autres.

Il y a beaucoup plus de chances que les gouvernements essaient de répondre aux besoins des peuples autochtones dans une fédération démocratique que dans une fédération où les libertés sont limitées. En l’absence de libertés individuelles, il est fort peu probable que le fédéralisme soit d’un grand secours pour les peuples autochtones. Si les gouvernements ne reconnaissent pas, au départ, les principes de l’autodétermination, comment espérer qu’ils les mettent en pratique?

L’histoire nous montre qu’un grand nombre des problèmes auxquels sont actuellement confrontés les peuples autochtones peuvent être reliés, d’abord, au fait qu’on les a dépossédés et, deuxièmement, au fait qu’on les a exclus de la citoyenneté. Jusqu’à récemment, les populations autochtones n’avaient pas les moyens d’influencer les institutions fédérales : elles n’avaient que peu d’effet sur l’évolution constitutionnelle et sur la répartition des pouvoirs. Le fait qu’elles ne participent pas à la façon dont les systèmes fonctionnent soulève un certain nombre de questions quant au rôle éventuel de la société civile dans la démarche de dépossession.

Au fil des ans, on a craint que les systèmes fédéraux n’aient multiplié les organisations ayant accéléré la dépossession des autochtones ou encore que le régionalisme exercé à l’échelon fédéral n’ait entravé la liberté des minorités. C’est William Riker, au début des années 80, qui a formulé sa fameuse théorie voulant que le fédéralisme soit une forme de gouvernement raciste, pour revenir d’ailleurs plus tard sur cette conclusion.

Il est possible que le fédéralisme fasse obstacle à la promotion des droits des autochtones. D’un autre côté, on peut aussi affirmer qu’il offre davantage de possibilités à ces derniers, car ils peuvent chercher un appui auprès d’un autre ordre de gouvernement. Dans un cas comme dans l’autre, le fédéralisme est un système à paliers administratifs multiples, qu’on favorise le plus souvent pour sa souplesse. Sa force réside dans sa réceptivité politique et dans sa capacité de tenir compte des diverses relations existant entre les différentes populations.

Les systèmes fédéraux disposent des instruments voulus pour opérer des réformes positives. Vu la nécessité de réformes, il vaut la peine de chercher à ajouter de nouvelles dimensions à notre système fédéral.

Systèmes de croyances, démocratie et fédéralisme

Chaque pays est conditionné par l’effet conjugué de son histoire politique, de son immigration, de son paysage culturel et social ainsi que de ses systèmes de croyances.

À quelques exceptions près, les institutions sociales, politiques et économiques qui dominent la vie des autochtones dans la plupart des pays fédérés ne tiennent généralement pas compte de leurs croyances. On pourrait soutenir que le fait d’avoir exclu à l’origine, les sociétés autochtones de la citoyenneté et des institutions nationales et infra-nationales (états ou provinces et localités) servant l’ensemble de la population, a été déterminant dans la mise en place des processus qui déterminent la façon dont les autochtones sont gouvernés aujourd’hui.

Dans les fédérations qui sont d’anciennes colonies, surtout celles où une politique d’immigration stricte a limité l’ouverture à d’autres cultures (en Australie, avant la Deuxième Guerre mondiale, par exemple, presque tous les immigrants provenaient des îles britanniques(1)), les institutions gouvernementales ont été uniquement fondées sur les traditions parlementaires britanniques . La démocratie fédérale australienne est sans doute la plus dénuée d’intérêt puisque, durant toute la première moitié du XXe siècle, elle a conservé un cadre de traditions monoculturelles que certains observateurs ont peu aimablement attribué à son héritage anglo-celtique. Tout au long des années de formation de ses institutions gouvernementales, les seuls aspects de la société civile dont la population de ce pays ait effectivement fait l’expérience étaient fondés sur le système de valeurs des groupes dominants.

En général, les systèmes fédéraux occidentaux à caractère libéral encouragent les collectivités régionales à prendre part au processus décisionnel. Or, comment un système fédéral non démocratique peut-il répondre aux attentes de la population puisqu’il n’est naturellement pas à son écoute? C’est une question difficile.

Les systèmes démocratiques occidentaux ne sont d’ailleurs pas exempts de problèmes : le niveau de qualité de vie des autochtones s’apparente davantage à celui d’une population du tiers monde qu’à celui de la population d’un système fédéral démocratique. Les statistiques en matière de santé, de bien-être et de développement communautaire dans des pays comme l’Australie, le Canada et les États-Unis, par exemple, indiquent que les autochtones souffrent souvent de carences généralisées caractéristiques des pays en développement.

Dans un système fédéral, les relations entre autochtones et gouvernements sont en partie déterminées par la répartition des pouvoirs constitutionnels entre les états ou les provinces et les gouvernements fédéraux (la plus grande partie du territoire relevant plutôt des états ou des provinces que du fédéral), bien que les gouvernements fédéraux conservent le pouvoir de décider de l’administration de leurs terres domaniales.

En outre, dans les systèmes fédéraux post-coloniaux, les premiers colons européens se sont installés sur les terres les plus riches et les plus accessibles, ce qui a eu pour effet de déposséder les autochtones qui étaient pourtant les propriétaires traditionnels de la terre. Dans la plupart des cas, après le passage d’un système de gouvernement colonial à un système d’états ou de provinces, la dépossession territoriale et la privation socioculturelle des autochtones se sont aggravées. Les peuples autochtones se sont alors tournés vers l’instance fédérale pour lui demander de protéger leurs droits dans la constitution, d’intervenir dans l’exploitation de leurs territoires traditionnels par les états ou les provinces, de financer les services essentiels dont ils avaient besoin, de se charger de l’application des traités ainsi que du processus de réconciliation, etc.

Il est difficile de savoir si, à cause du comportement des gouvernements des états ou des provinces, le cadre fédéraliste a joué contre les intérêts des peuples autochtones ou si, au contraire, sans l’appareil fédéraliste, ces derniers n’auraient pas été davantage victimes d’un système unitaire de mauvais gouvernement, car ils n’auraient pas pu en appeler à un autre palier. Indépendamment de ces conjectures, les accrochages sur les questions territoriales aux paliers infra-nationaux ont toujours envenimé les relations entre les peuples autochtones et les gouvernements. En conséquence, les Autochtones se sont tournés vers les gouvernements fédéraux pour faire protéger leurs droits dans la constitution (2).

Dans certaines fédérations, la constitution des états est antérieure à celle du gouvernement central, et c’est pourquoi certains chercheurs, notamment Daniel J. Elazar, soutiennent que la notion de gouvernement « central » à l’échelon national d’une fédération, est trompeuse. Le cas échéant, il serait quasiment impossible pour un gouvernement national de se décentraliser et de transférer l’ensemble de ses pouvoirs aux états ou aux provinces, sans l’accord de toutes les parties. En outre, les communautés autochtones ne veulent pas forcément toutes se distancer des ordres de gouvernement inférieurs. Ainsi, les Aborigènes australiens ne cessent de réclamer que les états assument la responsabilité de la prestation des biens et services à leurs collectivités, suivant les mêmes normes que pour les collectivités non-autochtones.

Reconnaissance du droit à l’autodétermination

Les peuples autochtones de la planète s’entendent pour affirmer que l’autodétermination est leur meilleure chance de survie, et c’est d’ailleurs ce à quoi ils aspirent.

Les autochtones ont réalisé certains gains : gouvernements autonomes et institutions territoriales au Canada, souveraineté économique infra-nationale dans certains états américains, reconnaissance des droits territoriaux et reconnaissance limitée du titre foncier aborigène en Australie, tentatives de réduction de la pauvreté et de protection des peuples d’Amérique latine et du Mexique, et reconnaissance limitée accordée aux tribus de montagnards en Inde et au Pakistan (3).

Les peuples autochtones veulent, d’abord et avant tout, obtenir la reconnaissance politique. Leurs revendications traduisent souvent la destruction de leurs territoires ancestraux et leur appauvrissement économique. Ce fut certainement le cas au Brésil, au Mexique et dans d’autres régions du monde (les pays d’Amérique latine comptent quelque 30 millions d’autochtones, et les groupes d’intérêt public se préoccupent des questions environnementales dans cette partie du monde). Les problèmes d’environnement constituent donc une plate-forme internationale pour les peuples autochtones (4).

Le type d’autodétermination que les groupes autochtones cherchent à obtenir par l’intermédiaire des Nations Unies et autres tribunes internationales semble devoir faire concurrence aux divers niveaux de souveraineté et, dans la pratique, de grands compromis seront nécessaires. D’un autre côté, le fait que le principe fédéral englobe les éléments de l’autodétermination signifie qu’il existe une certaine tension entre ces deux principes. De plus, les gouvernements de fédérations estiment très souvent que l’autodétermination des autochtones et l’autonomie gouvernementale risquent de déstabiliser leurs processus de contrôle politique. Beaucoup soutiennent que le facteur de contrôle remet en question le principe de la responsabilité gouvernementale.

La définition de l’autodétermination varie d’un pays à l’autre, et elle n’est pas la même selon qu’on retient la déclaration du Groupe de travail des Nations Unies sur les populations autochtones ou celle des gouvernements dont la compétence risque d’être affectée par des décisions prises ailleurs. En principe, l’autodétermination constitue la base de toute réforme, mais, en pratique, elle va d’une reconnaissance limitée accordée aux premières nations d’un pays à l’autonomie gouvernementale, en passant par la mise en place d’institutions spéciales, par une reconnaissance constitutionnelle et par l’autorité sur les recettes et les dépenses.

Il existe un lien très net entre le principe du fédéralisme, qui a pour objet de garantir certains pouvoirs à l’échelon infra-national, et celui de l’autodétermination qui, lui, amène les gouvernements et les sociétés à jeter les bases d’une revendication possible de l’autonomie gouvernementale, de la souveraineté et de l’autonomie tout court. Si le fédéralisme est favorable à la liberté, les principes d’autodétermination ont également plus de chances d’aboutir dans un cadre fédéral. La compétence territoriale que revendiquent les gouvernements infra-nationaux forme la base d’une constitution fédérale. Les gouvernements des états et des provinces répugnent souvent à partager l’autodétermination territoriale avec des peuples autochtones, et il revient donc aux gouvernementaux nationaux, soit de donner forme à l’autonomie autochtone en leur cédant une partie de leurs compétences nationales (et en dédommageant au passage les états ou provinces concernés), soit de s’appuyer sur les frontières des anciennes réserves et missions autochtones ou aborigènes pour définir l’autonomie territoriale.

Pour réformer les relations entre les intéressés, il faut commencer par comprendre ce qui constitue les qualités spéciales du fédéralisme, en quoi les systèmes fédéraux diffèrent les uns des autres et comment on pourra parvenir à améliorer leurs qualités respectives (5). Ce faisant, on parviendra à mieux comprendre la culture fédérale. C’est donc grâce à l’interaction des différentes cultures qu’on peut espérer trouver, sur le plan institutionnel, les solutions qui donneront lieu à une saine gestion publique et à l’amélioration du cadre fédéral en vue de concilier les aspirations des uns et des autres.

L’unité des autochtones

À l’échelon international, l’unité politique des peuples autochtones est essentiellement fondée sur leur statut de « premières nations », et non sur l’ensemble des accords de partage de pouvoirs à l’échelon national, dans leur pays respectif. Toutefois, d’après le Groupe de travail des Nations Unies sur les populations autochtones, il est évident que les formes de souveraineté autochtone revêtent une importance déterminante.

Les peuples autochtones des pays en voie de développement, unitaires comme fédéralistes (c’est-à-dire l’Indonésie, les Philippines, le Laos, certaines parties de l’Afrique, les îles du Pacifique et les Amériques), font valoir leurs intérêts sur la scène internationale en vertu des mêmes principes d’autodétermination.

L’unité des peuples autochtones par-delà les frontières leur donne une identité mondiale. Par ailleurs, l’état n’a jamais été un concept autochtone. C’est une notion dont les peuples autochtones ont hérité à leur corps défendant, la formation des états ayant donné lieu à leur dépossession.

L’action unie qu’ils ont menée à l’échelon national a eu pour effet de sensibiliser davantage le grand public, de renforcer leurs organisations, d’accroître leur statut politique et de leur conférer l’influence nécessaire pour réclamer l’autorité sur leurs terres. Cela dit, les éléments qui contribuent à la qualité de vie des peuples autochtones n’ont jamais été scrutés aussi attentivement que maintenant.

Autodétermination – tendances et réponses à l’échelon international

L’Organisation des Nations Unies a prouvé qu’elle est une tribune accessible pour les peuples autochtones. Le Groupe de travail de l’ONU sur les populations autochtones a rédigé le plan directeur, les principes et les bases à partir desquels les peuples autochtones de certaines fédérations (surtout le Canada, l’Australie, les États-Unis, l’Inde, les pays d’Amérique latine et le Pakistan), ont pu redéfinir l’ensemble des questions touchant à leur autodétermination et à leur souveraineté.

Après avoir été avalisé par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies en 1982, le Groupe de travail de l’ONU s’est réuni tous les ans depuis 1983 (6). Il poursuit deux grands objectifs : veiller à protéger les droits et les libertés des autochtones, et contrôler les normes internationales les concernant. Cependant, sans l’appui des gouvernements nationaux, les Nations Unies ne jouissent que d’une influence limitée sur les états membres. En ce qui concerne les droits des autochtones, la souveraineté nationale, le partage des pouvoirs entre gouvernements nationaux et infra-nationaux, et la réalité de la politique intérieure en disent normalement beaucoup plus long sur la formulation des politiques gouvernementales que les déclarations des Nations Unies.

Selon certains, l’interprétation que l’ONU donne de l’autodétermination instaure une trop grande distance entre les demandes des groupes autochtones et ce que les gouvernements sont prêts à faire pour reconnaître officiellement leur autodétermination.

La promotion des intérêts des populations autochtones dépend également des traditions politiques et culturelles. L’Inde est la plus importante démocratie fédérale du monde, mais à cause des réalités sociales, tribales et ethniques complexes de ce pays, les tribus de montagnards ont de la difficulté à obtenir satisfaction dans leurs revendications d’un traitement spécial. L’autodétermination, pour ces tribus de montagnards en Inde et dans certaines régions du Pakistan, doit être compatible avec les traditions et les pratiques religieuses des autres groupes, et ne pas aller à l’encontre des pratiques des administrations locales et des gouvernements central et régional.

Il n’est pas vraiment établi que les peuples autochtones du Pakistan ou du Bangladesh aient vraiment bénéficié de leurs systèmes de gouvernement. D’un autre côté, les peuples autochtones des montagnes du district de Chittagong sont parvenus à obtenir l’appui de l’ONU et de l’OIT (Organisation internationale du travail).

Les Inuit, de leur côté, sont arrivés à mettre sur pied des instances territoriales et à instaurer des liens fructueux avec le gouvernement national et les gouvernements infra-nationaux au Canada. En général, la tendance dans ce domaine a consisté à élaborer des solutions fondées sur des transferts territoriaux assortis de certaines dispositions permettant aux collectivités autochtones de partager les responsabilités politiques avec d’autres ordres de gouvernement ou de travailler au sein de nouvelles instances.

Dans la prochaine partie, nous allons voir que les principes d’autodétermination et de fédéralisme ne sont pas très éloignés les uns des autres.

Fédéralisme et autodétermination

Le partage de la responsabilité gouvernementale est le résultat de ce qu’on appelle habituellement le principe du fédéralisme, principe qui vise à promouvoir l’unité en encourageant le consensus entre les états, les provinces et les territoires participants. Le consensus est possible parce que le principe, mis en œuvre dans les constitutions fédérales, impose une limite au pouvoir central. Il se caractérise par sa capacité de marier différents niveaux de pouvoirs constitutionnels avec différents types d’autonomie régionale, et d’unir les divers gouvernements infra-nationaux et nationaux dans un même système constitutionnel.

Par ailleurs, le principe de l’autodétermination a des applications multiples : c’est dans un contexte national qu’on retrouve la forme d’autodétermination la plus répandue. Elle intervient quand la population et les gouvernements s’entendent pour partager un cadre officiel avec d’autres collectivités régionales. Si l’entente est possible, elle permet aux collectivités d’assumer la maîtrise des décisions leur permettant de répondre à leurs besoins directs.

Pour la plupart des peuples autochtones, l’autodétermination va de la réforme constitutionnelle à de simples ententes politiques conclues entre les parties. D’un autre côté, afin de garantir la pérennité de ces ententes politiques, il est nécessaire de leur conférer une certaine protection constitutionnelle, et qu’elles fassent l’objet d’une volonté politique. L’éventail des formules d’autodétermination va de la création de nouveaux territoires (comme le Nunavut) à l’adoption de lois contenant des dispositions qui garantissent l’inaliénation des droits de terre franche (états et territoires australiens), en passant par certains types de programmes d’autonomie gouvernementale (cas des Amérindiens) (7).

Depuis une vingtaine d’années, les Canadiens sont engagés dans des référendums constitutionnels, des processus de renouvellement de traités et des réformes territoriales. Aux États-Unis, les mesures relatives aux recettes et aux dépenses sont intégrées au processus de gouvernement autonome des Amérindiens depuis un certain temps. Il faut dire que les processus relatifs aux traités, aux États-Unis et au Canada, remontent au XIXe siècle. La plupart des ententes ont été conclues avec les gouvernements nationaux, plutôt qu’avec ceux des états ou des provinces, sauf en Australie. Dans ce dernier pays, le gouvernement national est généralement exclu des ententes régionales conclues avec les groupes d’aborigènes, parce qu’il n’a pas de pouvoir administratif sur les terres des états. En Australie, sauf en ce qui concerne les territoires administrés par le commonwealth (c’est-à-dire par le gouvernement national), les ententes avec les groupes aborigènes sont conclues avec les états et les autres parties concernées pour diverses raisons : pour faciliter le commerce, pour accélérer les services, pour protéger des sites, etc.

Les programmes d’autonomie gouvernementale des Indiens, aux États-Unis, sont visés par des lois du Congrès concernant la souveraineté, et il ne faut pas oublier qu’il s’agit là d’une forme infra-nationale de souveraineté tout à fait compatible avec le fédéralisme. Dans ce cas, l’autonomie gouvernementale peut être révisée ou carrément révoquée par le Congrès. D’un autre côté, dans le cadre du système de relations intergouvernementales qui régit les affaires indiennes aux États-Unis, les gouvernements tribaux indiens ont le même statut que ceux des états et des localités. L’actuel système intergouvernemental a été avalisé par l’administration Clinton et officiellement reconnu par le Congrès, situation qu’envient d’ailleurs les Aborigènes australiens.

Ce n’est que récemment (en 1967) que ces derniers ont été reconnus comme étant les propriétaires originels (mais non les gardiens) de leur pays, à la suite d’un référendum national. En 1993, l’Australie a reconnu la notion du titre foncier autochtone – dans la décision Mabo – mais les gouvernements de ce pays accordent une telle place à la politique électorale que la volonté politique généralement nécessaire pour en arriver à l’autodétermination ou à l’autonomie gouvernementale ne va jusqu’au stade de la conciliation des différences.

Les gouvernements de nombreux systèmes non fédéraux reconnaissent également l’importance des terres pour les peuples autochtones : la Nouvelle-Zélande en est un exemple et, plus récemment, nous avons aussi vu celui des Philippines. Le gouvernement des Philippines vient en effet d’adopter tout récemment une Loi de 1998 sur les droits des Autochtones, destinée à protéger les peuples autochtones contre toute forme d’exploitation. Jusqu’à présent, les gouvernements et l’industrie minière internationale ont déployé de sérieux efforts pour essayer de comprendre les réformes qui seront apportées en vertu de cette loi. Celle-ci a amené les gouvernements et les communautés autochtones d’Australie et des Philippines à s’asseoir à une même table pour discuter de ce qu’une loi semblable a donné en Australie.

En pratique, l’autodétermination dans une fédération est un concept gouvernemental. La mise en œuvre de l’autodétermination est fonction des réponses réalistes des gouvernements, de la disponibilité des ressources, de l’appareil administratif et du degré de tolérance politique de la population en général.

Dans un système fédéral, qui dit autodétermination dit autonomie régionale, qu’elle soit limitée à une simple participation à la formulation ou à la reformulation des politiques ou qu’elle soit plus généreuse et confère aux autochtones le pouvoir de traiter des questions politiques sur le même pied que les autres ordres de gouvernement. Que ce soit pour les états ou pour les provinces, l’autodétermination est officiellement garantie par la constitution et, dans les anciens systèmes, elle était accordée par les régions. Autrement dit, les gouvernements infra-régionaux réclament souvent des responsabilités constitutionnelles supérieures à celles du gouvernement « national », et les gouvernements infra-nationaux n’ont pas tous accès à des ressources suffisantes (8). Par ailleurs, le fédéralisme n’est efficace que parce que les fonctions politiques sont essentiellement réparties entre différentes instances.

Le consensus

Pour que fédéralisme et autodétermination puissent aller de pair, il faut tenir compte des différences culturelles. Dans les ouvrages sur le fédéralisme, surtout ceux de Daniel J. Elazar, on apprend que cette prise en compte s’exprime généralement sous la forme d’un consentement. D’ailleurs, on aura pu constater l’efficacité du consensus dans l’expérience canadienne. Cela ne revient pas à dire que toutes les fédérations peuvent ou doivent imiter le Canada, mais à souligner simplement la grande proximité des deux principes. La coexistence par le truchement du consensus ne va pas nécessairement sans heurts, mais elle fonctionne.

La politique est sans doute l’entrave la plus importante à l’autodétermination. Il arrive souvent que des segments de la population non-autochtone remettent en question le principe de l’autodétermination et demandent pourquoi le gouvernement devrait participer à l’instauration de conditions uniquement favorables aux autochtones. Pour l’observateur occasionnel, il s’agit de questions d’ordre idéologique qu’il y a lieu de surmonter, et, pour certains économistes, l’exclusion obéit à de simples raisons rationnelles. Cependant, pour ceux et celles dont la survie dépend des réformes, la distinction entre les peuples autochtones et la population en général tient à des paradigmes culturels sous-jacents.

La réponse elle-même dépend des différents systèmes de croyances et des différentes perspectives culturelles : pour justifier le soutien particulier accordé aux autochtones, les gouvernements doivent accepter l’idée que les systèmes de croyances autochtones sont nettement différents de ceux des sociétés non-autochtones, notamment dans les systèmes occidentaux.

Le fédéralisme permet-il d’améliorer la qualité de vie des autochtones?

Étant donné la façon dont le pouvoir est partagé – c’est-à-dire l’envergure du pouvoir et la mesure dans laquelle certains ordres de gouvernement entravent l’action d’autres gouvernements – le fédéralisme permet à la population de faire pression sur ceux qui la gouvernent aux différents paliers, et de réclamer une amélioration de sa qualité de vie. Pour les peuples autochtones, cela peut être rendu possible par un renforcement des pouvoirs après qu’ils aient retrouvé la maîtrise de leurs terres ancestrales. Mais il y a lieu de s’inquiéter de ce qui se passe dans un système fédéral non démocratique où règne la force plutôt que le consentement, et où l’on porte atteinte aux droits humains fondamentaux des peuples autochtones.

Il s’en trouvera toujours pour vanter le fédéralisme même dans le pire système de gouvernement, et le problème est donc de savoir comment éviter de minimiser la destruction des sociétés simplement parce qu’on veut exalter les « vertus » du fédéralisme. Prenons le cas du Nigeria, par exemple. Il s’agit d’un système fédéral qui a presque toujours été dominé par des militaires et dont le passé, jusqu’à sa récente transition à la démocratie, a été marqué par des infractions aux droits de la personne perpétrées contre ses ethnies, surtout les Ogoni. Les changements de régime de cette nature sont davantage attribuables à de complexes et profonds problèmes de gouvernement, et l’on ne peut simplement les imputer à des travers du fédéralisme. Les problèmes de nature systémique nous rappellent qu’il faut se garder de généraliser, a priori, les vertus des institutions fédérales.

Un système classé démocratique et fédéral, mais par ailleurs considéré comme corrompu, pourra-t-il faire preuve de générosité envers ses populations indigènes?

Il existe aussi des problèmes dans les systèmes fédéraux démocratiques.

Comme nous l’avons vu, les conditions de certains peuples autochtones dans des fédérations que certains auteurs ont qualifiées de « parvenues à maturité » se comparent souvent à celles qu’on s’attend à rencontrer dans des pays en développement. C’est en occident qu’on retrouve les fédérations mûres qui s’appuient sur de longues décennies de stabilité fédérale. Cela ne les a pas empêchées de négliger leurs populations autochtones. Encore une fois, on constate des différences d’un système à l’autre et, même quand certains autochtones jouissent de meilleures conditions, il y a de fortes chances pour que celles-ci ne soient pas conformes au niveau de services offerts par ailleurs ni à la qualité de vie du reste de la population.

Pourquoi les peuples autochtones ont besoin d’institutions spéciales au sein des fédérations

Les croyances et les traditions historiques des sociétés autochtones viennent d’une ère qui ne se mesure habituellement pas sur l’échelle du temps européenne, et qui n’est pas non plus fondée sur des orthodoxies occidentales. La plupart des gouvernements reconnaissent que les valeurs et les croyances des collectivités autochtones traduisent des modes de vie qui évoluent suivant un ensemble de paradigmes appartenant à certaines des plus anciennes cultures vivantes du monde. D’ailleurs, les héros et les philosophes des sociétés autochtones sont totalement inconnus dans la plupart des sociétés occidentales.

Avant de récuser l’importance des croyances historiques, il convient de se rappeler que les principes de gouvernement démocratique moderne en occident sont vieux de plusieurs centaines d’années et demeurent profondément ancrés dans nos institutions politiques et dans nos cadres constitutionnels.

Les agents de l’état – c’est-à-dire le gouvernement, l’appareil judiciaire, la fonction publique et les autres institutions – rappellent et interprètent régulièrement ces principes pour guider la pratique. Pourquoi donc les sociétés autochtones devraient-elles mettre moins de vigueur à vivre leur histoire?

Les institutions autochtones s’appuient sur des philosophies terriennes. On a vu récemment, dans le cas des communautés ethniques de certains pays de l’ex-Europe de l’Est, que ceux à qui l’on refuse la citoyenneté, qu’on sépare de leurs familles par la force, à qui l’on confisque la terre ou qu’on soumet à la sujétion de l’état, sont dénués des protections fondamentales normalement accordées à un citoyen, et qu’ils sont totalement vulnérables aux différentes formes d’exploitation et même d’agression physique. Comme Walzer et d’autres l’ont soutenu, il suffit de briser les chaînes d’un gouvernement répressif pour que l’association entre le peuple et le gouvernement prenne un nouvel élan.

La société civile réclame la liberté d’association – les peuples autochtones n’étaient pas libres.

Passer outre à cette caractéristique de la formation des institutions dans nos fédérations revient à faire courir davantage de risques aux peuples autochtones, à décider du type de politique à adopter et des institutions gouvernementales à mettre en place, sans faire participer le peuple à ce processus.

Conclusion

Dans cet exposé, je me suis efforcée de faire le point sur les principaux éléments considérés comme des dimensions essentielles du processus de conciliation des différences entre les peuples autochtones et les gouvernements dans les systèmes fédéraux.

Les peuples autochtones sont parmi les plus pauvres du monde. Un grand nombre de systèmes fédéraux sont relativement riches et peuvent donner davantage d’occasions aux peuples autochtones d’exercer leur propre autorité. Dans les démocraties fédérales, ce genre de possibilité n’est limité que par le bon vouloir des gouvernements et des sociétés. Dans les fédérations dont les gouvernements n’adhèrent pas au principe du fédéralisme – c’est-à-dire où l’on refuse l’autodétermination régionale et où la démocratie ainsi que la dignité humaine sont menacées – il y a peu de chances pour que le fédéralisme soit porteur de bonnes nouvelles. Avant de généraliser les vertus du fédéralisme et sa capacité de répondre à la diversité, nous devons d’abord nous assurer que le système en place est beaucoup plus que la simple somme de ses principales composantes.

S’agissant de réforme, on dit que si les gouvernements doivent comprendre l’importance des institutions autochtones, ils doivent également comprendre l’importance de leurs propres institutions.

Partant du principe énoncé par l’ONU, l’autodétermination est devenue la norme en fonction de laquelle les peuples autochtones évaluent leur part limitée de justice. Le fédéralisme englobe déjà une version « nationale » de l’autodétermination qu’il doit aux origines de son système de gouvernement. Ce dernier est non seulement associé à différentes formes d’autonomie des groupes communautaires et à l’autonomie gouvernementale des régions, mais il appuie aussi les différents niveaux constitutionnels de partage des pouvoirs entre des régions et des territoires « spéciaux » de nos fédérations respectives . Sur le plan constitutionnel, le fédéralisme propose un ensemble de structures idéales pour incorporer les intérêts des autochtones dans le cadre de gouvernement. Sur le plan politique, l’autodétermination des autochtones dépend de la capacité du fédéralisme de parvenir à un équilibre entre l’interprétation internationale et l’interprétation nationale donnée à ce principe de société.

Pour les peuples autochtones, l’efficacité des institutions fédérales se mesure à la façon dont le système répond à leurs demandes.

Notes

1. Pour avoir un exemple de la colonisation des idées, voir Edward W. Said, 1993, Culture and Imperialism Vintage Books, Random House, New York. 2. On constate une pénurie d’écrits à ce sujet par des auteurs autochtones– voir, par exemple, Michael Dodson, Fifth Report, 1997, Office of the Aboriginal and Torres Strait Islander Commission, Sydney. Paul Chartrand, 1999, Aboriginal Peoples in Canada: Aspirations for Distributive Justice as Distinct Peoples, in Paul Havemann (éd.), Indigenous Peoples’ Rights in Australia, Canada and New Zealand, Oxford University Press; voir également Beatriz Perrone-Moises, The Indians of Brazil: A fragile constitutional recognition – The Constitutional Struggle of 1988, in Marie Leger (éd), Aboriginal People: Towards Self-Government, Black Rose Books, Montréal; 3. Voir B.K Roy Burman et B.G. Verghese (éd), Aspiring to Be – Tribal/Indigenous Condition, publié conjointement par Commonwealth Human Rights Initiative et Minority Rights Groups, Londres, Konark Publishers, Delhi. 4. L’Union européenne a récemment approuvé une politique visant à reconnaître les droits des peuples autochtones dans les questions d’environnement. Cette politique est respectée par la communauté internationale parce que la Commission européenne a pris directement part aux programmes de développement dans la région Asie-Pacifique (voir The Courier – Africa, Caribbean, Pacific, European Union, no 173, janvier-février 1999, publié par la Commission européenne, à Bruxelles). 5. L’un des textes clés pour étudier les questions particulières liées au fédéralisme et aux cultures minoritaires est le texte de Will Kymlicka et Jean-Robert Raviot, ‘Living Together: International Aspects of Federal Systems’, in Canadian Foreign Policy, Vol. 5 (3), automne 1997, p. 1-50. Pour faire le tour des différentes approches en la matière, consulter Kymlicka, W. (éd), 1995, The Rights of Minority Cultures, Oxford University Press, New York. 6. Le Groupe de travail des Nations Unies sur les populations autochtones, ‘The Australian Contribution’, 10e session, 20–31 juillet 1992, Genève, Aboriginal & Torres Strait Islander Commission, Canberra, décembre 1992. 7. Les dispositions constitutionnelles les plus radicales permettent aux autochtones de faire sécession. Par exemple, la constitution fédérale éthiopienne prévoyait une procédure permettant à l’Érythrée de se séparer. Dans le cas de l’Éthiopie, on a considéré que cet article sur la séparation était en fait une condition à l’unité. Le Canada est également confronté à un problème de séparation, mais dans des circonstances différentes. Voir la partie concernant Allan Buchanan, dans Kymlicka (1995). 8. D’après l’analyse classique du fédéralisme de Daniel J. Elazar, dans le système fédéral américain, les états sont plutôt indépendants sur les plans politique et économique – 1987, Exploring Federalism, the University of Alabama Press, Tuscaloosa.

Lectures suggérées?

Anaya, James, 1996, Indigenous Peoples in International Law, Oxford University Press.

Henderson, James, 1994, ‘Treaty Federalism’, in University of Saskatchewan Law Journal

Kymlicka, Will et Raviot, Jean-Robert, ‘Living Together: International Aspects of Federal Systems’, in Canadian Foreign Policy, vol. 5/1 (1997) 1–50.

Said, Edward, W. 1993, Culture and Imperialism, Vintage books, Random House, New York.

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