Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Article de référence

PEUPLES AUTOCHTONES : AUTONOMIE ET RELATIONS INTERGOUVERNEMENTALES

David C. Hawkes Professeur auxiliaire d’études canadiennes à l’Université Carleton et ancien co-directeur de recherche pour la Commission royale sur les peuples autochtones

Introduction

Bien qu’elle soit peut-être un phénomène indépendant, la montée du nationalisme autochtone suit la même courbe ascendante que l’internationalisation et la mondialisation depuis trente ans. « Peuples » au sens de la loi internationale, les peuples autochtones affirment leur droit à l’autodétermination. Toutefois – sauf dans les circonstances les plus extrêmes(1) - ce droit à l’autodétermination doit trouver son mode d’expression dans les limites des États actuels. Comme on compte beaucoup plus de nations(2) que d’États, un problème se pose, celui d’accommoder l’autodétermination des Autochtones au sein de ce que nous pourrions qualifier des « États multinationaux », par exemple (pour ne citer que des États fédéraux) l’Australie, le Canada, le Mexique, les États-Unis d’Amérique et la Russie.

Ce droit à l’autodétermination des peuples autochtones au sein des États revêt ordinairement deux formes : 1) un mouvement pour une autonomie accrue des nations autochtones (sous forme, souvent, de l’autonomie gouvernementale des Autochtones); 2) une recherche de participation accrue aux institutions de l’État qui prennent les décisions (sous forme, parfois, d’une représentation garantie des peuples autochtones dans les institutions législatives, ou de la réforme des institutions de l’État qui s’occupent du règlement des différends). Ces deux aspects de l’autodétermination des Autochtones semblent être très étroitement liés aux deux grands piliers du fédéralisme : l’autonomie et le partage du pouvoir. Le présent document de référence est une analyse des façons dont le fédéralisme peut créer un cadre qui accommodera l’autodétermination des peuples autochtones au sein des États fédéraux.

Fédéralisme et peuples autochtones

Plusieurs des traits propres au fédéralisme laissent à penser qu’il pourrait être fait pour la création d’un cadre adapté aux aspirations des peuples autochtones au sein des États. En premier lieu, le fédéralisme se caractérise par le respect fondamental de la diversité, peut-être même de la « diversité profonde » qui, selon le philosophe canadien Charles Taylor, marque les différents modes d’appartenance des citoyens à l’État (à titre d’exemple, certains de ces modes utilisent la communauté en tant qu’intermédiaire, tandis que d’autres sont sans intermédiaires)(3). Le fédéralisme recèle en lui-même la possibilité de témoigner de respect envers les cultures, langues, lois et modes de vie des peuples autochtones. Les institutions des États fédéraux peuvent aussi intégrer cette diversité aux symboles et pratiques publics, et témoigner ainsi, dans leurs modalités politiques, de respect pour les peuples autochtones.(4) Comme l’a conclu l’érudit autochtone Taiaiake Alfred dans son étude de la position des peuples autochtones au Canada, les relations entre les peuples doivent reposer sur les principes de l’autonomie et de l’interdépendance [TRADUCTION] :

Il suffit à l’État, pour faire droit aux notions autochtones de statut national et pour mettre fin à ses ingérences dans les collectivités autochtones, de s’en rapporter au principe fédéral.(5)

En deuxième lieu, le fédéralisme permet à un même État d’accommoder des identités et allégeances multiples, ainsi que plusieurs « paliers » du gouvernement, dont certains se partagent la souveraineté. Ainsi, l’État et les gouvernements des différents États de l’Australie exercent chacun un pouvoir souverain dans leur domaine de compétence; aux États-Unis d’Amérique, le gouvernement fédéral et les États exercent des droits de souveraineté, mais les tribus américaines et indiennes revendiquent elles aussi leur souveraineté, qui est admise par le gouvernement fédéral et repose sur le principe qu’elles constituent des nations internes et dépendantes (« domestic, dependent nations »), doctrine tirée de l’arrêt Cherokee Nation v. Georgia(6), rendu en 1831 par la Cour suprême des États-Unis, qui a fait jurisprudence. Au Canada, la Commission royale sur les peuples autochtones en a conclu que :

... le droit inhérent des autochtones à l'autonomie gouvernementale a été reconnu et confirmé au paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 en tant que droit ancestral et issu de traités. Ce droit inhérent est maintenant inscrit dans la Constitution du Canada, si bien qu'il représente l'assise de gouvernements autochtones en tant que l'un des trois ordres distincts de gouvernement au Canada.(7)

Le gouvernement du Canada reconnaît que le droit inhérent à l’autonomie gouvernementale est protégé par le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982. On pourrait donc soutenir que le fédéralisme peut accommoder une mise en commun des souverainetés, tant au palier fédéral qu’à ceux de l’État et des Autochtones. Le droit canadien contient peut-être la base pour une telle mise en commun, mais on connaît peu d’exemples tangibles de son fonctionnement dans la réalité. Nous aborderons cette question dans le présent document de référence.

Les relations intergouvernementales au sein des fédérations se sont révélées très adaptables à l’évolution des situations et tout à fait innovatrices – une troisième caractéristique qui donne à penser que le fédéralisme pourrait se montrer prometteur en son principe. Ainsi, quatre conférences des premiers ministres fédéral et provinciaux se sont tenues au Canada, entre 1983 et 1987, avec des dirigeants autochtones en vue d’aborder les questions constitutionnelles autochtones : même si elle se sont révélées un échec, il s’agissait là de rencontres sans précédent dans les annales de la politique du Canada.(8)

Les traditions partagées fournissent une quatrième raison d’étudier les notions de fédéralisme et leur application aux aspirations des peuples autochtones : en effet, il existe des points de ressemblance entre les notions fédérales occidentales et les traditions des peuples autochtones eux-mêmes. Bien avant que les Européens eurent accosté à leurs rivages, les nations autochtones des Amériques avaient mis sur pied leurs propres organisations politiques fédérales ou confédérales, depuis la confédération des Micmacs de la région des Maritimes jusqu’à celle des Pieds-Noirs dans l’Ouest, sans oublier la confédération Haudenasaunee (iroquoise) des Grands-Lacs. Les peuples autochtones les formèrent au moyen de traités – une autre notion dont les racines remontent loin dans les traditions occidentales et autochtones, et que nous allons décrire sous peu. Dans la tradition occidentale, le fédéralisme trouve son origine dans l’œuvre d’Althusius au 17e siècle; ces travaux antiques sur le fédéralisme semblent s’apparenter aux notions autochtones, puisqu’ils mettent l’accent sur l’autonomie, l’interdépendance et les processus de communication et de prise en commun des décisions (p. ex. la participation et le caractère inclusif). Le fédéralisme althussien est aussi marqué par la souplesse des institutions et un engagement envers une union sous une forme quelconque.(9)

De même, l’établissement de traités a des racines qui remontent loin dans l’histoire autochtone aussi bien qu’occidentale. Dans la tradition occidentale, on connaît les traités depuis au moins l’époque romaine et le principe fondamental du pacta sunt servanda, « un traité doit être honoré de bonne foi ». Dans l’ancien monde, les traités remplissaient des fonctions variables, entre autres la reconnaissance de l’indépendance et des frontières de l’État, la conclusion d’alliances militaires ou de paix, l’essor du commerce, les sauf-conduits et les conditions d’une capitulation à l’issue d’une guerre. Les peuples autochtones des Amériques avaient eux aussi, avant les premiers contacts avec les Européens, leurs propres protocoles diplomatiques bien établis. Les alliances entre nations étaient souvent conclues à l’image du clan familial, puis renforcées et entretenues par le biais de l’adoption, de l’échange de cadeaux, et de mariages organisés d’avance – méthodes analogues à celles que les monarchies européennes avaient adopté. Ces alliances rendaient possibles la liberté du commerce, l’échange de ressources, les sauf-conduits, les alliances militaires et l’assistance économique en cas de besoin. L’arrivée de nouveaux peuples – indiens ou européens – dans leurs territoires s’accompagnait de la conclusion de nouvelles alliances ou de nouveaux traités.(10)

Tout cela a donné naissance, chez les érudits autochtones, à une théorie du « fédéralisme des traités », où les traités forment les relations politiques fondamentales entre les peuples autochtones et l’État canadien, parallèlement au « fédéralisme provincial » de la Loi constitutionnelle de 1867, qui fixe les relations entre les gouvernements fédéral et provinciaux.(11) Le fédéralisme des traités suppose une coordination et un compromis qui reposent sur le consensus et qui engendrent un partenariat évolutif, horizontal et renouvelable, visant à assurer à tous les participants l’autonomie et la réciprocité.(12) Des érudits non autochtones, comme James Tully, ont étudié cette même histoire pour en arriver à la notion de « constitution par les traités », où les traités donnent lieu à une association constitutionnelle marquée par l’interdépendance et la protection.(13) La notion de traités avec les peuples autochtones en tant qu’instruments fédératifs pourrait se révéler féconde sur le plan de l’acceptation de l’autodétermination des peuples autochtones au sein des États fédéraux.(14)

Gouvernement public autochtone et autonomie gouvernementale

Les peuples autochtones au sein d’États fédéraux conservent leur droit à l’autodétermination et s’efforcent de conclure des arrangements qui les autoriseront à exercer leur autonomie. Certains recherchent des compétences en vertu du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale; d’autres veulent que, par le biais d’une forme de gouvernement public, leur droit à l’autodétermination devienne réalité. Cette aspiration trouve son origine dans la volonté des Autochtones de parvenir à l’autonomie gouvernementale en vue de conserver leurs valeurs et traditions, leurs modes de vie, et leurs langues et cultures, tout cela dans le contexte moderne.

Les peuples autochtones disposent du plus grand nombre d’options à cet égard lorsqu’ils sont géographiquement concentrés et qu’ils forment la majorité des habitants d’une région. Le Canada en fournit un exemple actuel : les Inuits de l’Est de l’Arctique, qui ont choisi d’exercer leur droit à l’autodétermination au moyen d’une forme de gouvernement public. Les Inuits ont récemment réglé leur revendication territoriale et décidé de créer un nouveau gouvernement territorial dans leurs terres traditionnelles de l’Est de l’Arctique : le Nunavut, qui signifie « notre terre » en inuktitut, langue des Inuits. Comme ces derniers constituent bien plus de 80 p. 100 de la population de cette région, et qu’ils y sont donc en majorité écrasante, ils peuvent réaliser l’autodétermination au moyen d’un gouvernement public quelconque. L’inuktitut est l’une des trois langues officielles (avec le français et l’anglais) dans le nouveau territoire du Nunavut, né le 1er avril 1999 à la suite d’une loi que le Parlement canadien a promulguée. Les Inuits ont sans doute été en partie influencés, dans leur choix d’une telle forme de gouvernement, par l’exemple de leurs proches voisins, les Inuits du Groenland, qui ont conclu avec le Danemark des modalités d’autonomie gouvernementale.

Dans l’exemple du Nunavut, le fédéralisme a montré sa capacité d’accommoder, au sein de l’État, les aspirations des Inuits en matière d’autodétermination. Le Nunavut admet et respecte leurs aspirations, langue et culture, et leur donne la possibilité d’accéder à l’autonomie dans leurs terres traditionnelles. Si l’on en arrivait à une situation où les Inuits du Nunavut étaient en minorité numérique dans leurs terres traditionnelles, ceux-ci conserveraient le droit de choisir d’exercer leur droit à l’autodétermination d’une autre façon, par exemple l’autonomie gouvernementale.

Pour autant que l’auteur le sache, les langues autochtones n’ont pas de mots ou d’expressions qui signifient « autonomie gouvernementale »; l’expression qui s’en rapproche le plus, dans la plupart des langues autochtones du Canada, signifie à peu près « nous nous occupons de nous-mêmes »(15), ce qui ne s’éloigne pas énormément de la notion d’« autonomie gouvernementale » dans le fédéralisme. La Commission royale a ainsi résumé la position du droit constitutionnel canadien relativement au droit inhérent à l’autonomie gouvernementale des peuples autochtones :

Au moment de l'arrivée des Européens, les peuples autochtones étaient souverains et indépendants et possédaient leurs propres territoires, régimes politiques et droits coutumiers. Bien que le régime colonial ait modifié cette situation, il n'a pas privé les peuples autochtones de leur droit inhérent à l'autonomie gouvernementale, qui faisait partie intégrante de leur culture. Ce droit continue d'exister en l'absence de toute disposition législative claire et expresse l'abolissant. Même si, dans de nombreux cas, ce droit a été limité et étroitement réglementé, il n'a jamais été complètement éteint.(16)

La question essentielle, en ce qui concerne l’autonomie gouvernementale, est de savoir à qui est conféré le droit à l’égard de cette autonomie. En effet, il n’est pas conféré aux petites collectivités locales d’Autochtones comme les bandes indiennes individuelles au Canada,(17) mais plutôt aux nations autochtones, c’est-à-dire à l’ensemble des collectivités qui forment une nation. L’un des défis fondamentaux qu’il faut relever pour assurer la réussite de la méthode axée sur l’autonomie gouvernementale consiste à reconstituer les nations autochtones, qui sont actuellement fragmentées, une situation à laquelle les gouvernements coloniaux ont largement contribué. Le gouvernement du Canada a reconnu formellement son rôle historique à cet égard :

Malheureusement, notre histoire en ce qui concerne le traitement des peuples autochtones est bien loin de nous inspirer de la fierté. Des attitudes empreintes de sentiments de supériorité raciale et culturelle ont mené à une répression de la culture et des valeurs autochtones. En tant que pays, nous sommes hantés par nos actions passées qui ont mené à l'affaiblissement de l'identité des peuples autochtones, à la disparition de leurs langues et de leurs cultures et à l'interdiction de leurs pratiques spirituelles. Nous devons reconnaître les conséquences de ces actes sur les nations qui ont été fragmentées, perturbées, limitées ou même anéanties par la dépossession de leurs territoires traditionnels, par la relocalisation des peuples autochtones et par certaines dispositions de la Loi sur les Indiens. Nous devons reconnaître que ces actions ont eu pour effet d'éroder les régimes politiques, économiques et sociaux des peuples et des nations autochtones.(18)

L’exercice du droit inhérent à l’autonomie gouvernementale oblige les nations autochtones à négocier avec les gouvernements fédéral et provinciaux des ententes d’autonomie gouvernementale qui fixent les compétences dévolues aux gouvernements autochtones, y compris la prépondérance en cas de conflits entre leurs lois et celles du gouvernement fédéral ou de l’État, et qui s’accompagnent de modalités financières connexes. Au Canada, les ententes d’autonomie gouvernementale peuvent acquérir force de loi par les gouvernements fédéral et autochtones, ou par les trois parties (si l’on inclut le gouvernement provincial); les droits énoncés dans ces ententes et lois peuvent recevoir une protection constitutionnelle si les parties le souhaitent.

Participation accrue des Autochtones aux institutions décisionnelles de l’État

Le deuxième volet du mouvement des peuples autochtones vers l’autodétermination concerne la participation accrue aux processus décisionnels de l’État, souvent à ceux des institutions fédérales actuelles et aux processus qui touchent les relations intergouvernementales. Ce mouvement se rapporte à l’un des deux piliers du fédéralisme, à savoir le partage des pouvoirs.

Cette exigence revêt la forme, entre autres, de la volonté de parvenir à une représentation accrue des Autochtones dans le corps législatif, car les peuples autochtones ont souffert historiquement d’une inquiétante sous-représentation dans les législatures des gouvernements fédéraux et des États. Au Canada, par exemple, on compte près de 11 000 députés élus à la Chambre des communes entre la Confédération (en 1867) et l’élection fédérale de 1993 : de ce nombre, seuls 13 s’identifiaient à titre d’Autochtones.(19) Bien sûr, cette situation est influencée par le refus d’affranchir la plupart des Indiens jusqu’en 1960; en outre, les Autochtones ont, de leur côté, évité de participer au système électoral canadien sous prétexte qu’il s’agit d’une institution « coloniale » qu’ils n’ont nullement contribué à créer. Certains estiment ainsi que le simple fait de voter porterait atteinte à la nature des relations avec l’État, celles de nation à nation.

Il existe des exemples de représentation assurée des Autochtones dans les corps législatifs : le plus connu est peut-être celui de la Nouvelle-Zélande, où quatre sièges sont réservés aux Maoris. Tout électeur maori peut s’inscrire sur la liste des Maoris de sa région, ou sur la liste électorale générale de la circonscription où il habite. Les principaux partis politiques et le parti maori se disputent les sièges des Maoris. On connaît moins bien l’exemple des États-Unis, où les tribus Penobscot et Passamaquoddy élisent chacune un représentant à la législature de l’État du Maine. Même si ces représentants ne votent pas au sujet des projets de loi déposés à la législature – une décision que les Autochtones ont d’aillleurs prise eux-mêmes –, ils détiennent tous les autres droits et privilèges ordinaires (siéger aux comités législatifs, prendre la parole à la chambre sur toute question, bénéficier des mêmes avantages que les représentants élus).(20)

Dans le même ordre d’idées, une solution consiste à créer un Parlement autochtone, une innovation qui provient des États scandinaves. On compte désormais trois parlements sammis (anciennement lapons), en Suède, Norvège et Finlande. Le codicille sammi de 1751, qui était annexé à un traité entre la Suède et l’ancien Danemark-Norvège, admettait certains des droits ancestraux des Sammis, y compris leur droit coutumier et la libre circulation de leurs pasteurs de troupeaux de rennes, et reconnaissait la nation des Sammis. Le parlement sammi en Norvège a été fondé en 1987, après que l’assemblée norvégienne eut adopté la loi des Sammis. Inscrits sur la liste électorale des Sammis, ceux-ci élisent trois membres à partir de chacune des 13 circonscriptions sammies. Le parlement (désigné Samediggi) a un rôle purement consultatif. Créé au début des années 1970, le parlement des Sammis en Finlande (qualifié de Délégation aux affaires sammies) compte 20 députés élus. De même que les deux autres parlements sammis, il ne détient aucune attribution législative.(21)

Au Canada, la Commission royale sur les peuples autochtones estimait qu’une troisième chambre au Parlement serait l’aboutissement logique des trois ordres de gouvernement, et qu’il convenait de créer un parlement autochtone (puis, plus tard, une Maison des premiers peuples enchâssée dans la Constitution) qui compléterait la Chambre des communes et le Sénat actuels. On permettrait ainsi aux peuples autochtones de se faire entendre relativement à toute prise de décision nationale qu’il convient de prendre en commun. La Commission, consciente des limitations d’un organisme consultatif, a soutenu l’idée d’un parlement autochtone qui aurait le pouvoir de préparer des lois, de donner des conseils sur les mesures législatives et les questions constitutionnelles se rapportant aux peuples autochtones, et qui, de plus, aurait des fonctions d’examen et de surveillance, ainsi que de collecte de renseignements et d’enquête.(22)

Les peuples autochtones ont recherché, outre des réformes législatives, une participation accrue aux institutions étatiques de règlement des différends, ou tenté de créer des processus et institutions (à caractère souvent mixte) adaptés à leurs besoins. Ce n’est pas seulement l’expérience des États fédéraux : parmi les premiers exemples, et les plus réussis, figure le tribunal Waitangi en Nouvelle-Zélande, qui fut établi en 1975. Créé à la suite du traité de Waitangi, signé en 1840, le tribunal est un organisme consultatif quasi-judiciaire qui mène des enquêtes sur les revendications des Maoris relatives aux terres et ressources, découlant de dispositions du traité (lequel est en anglais et en maori, les deux textes ayant force légale), puis formule des recommandations à la Couronne. Toutefois, le tribunal souffre de limitations : sa nature consultative (sauf à l’égard des terres de la Couronne, où ses décisions sont exécutoires) et son manque de compétence touchant les terres en litige qui appartiennent à des intérêts privés.(23)

Dans les années 1970, le Canada a adopté des politiques et processus relatifs aux revendications globales et spécifiques après que le gouvernement fédéral eut énoncé sa première politique sur les revendications en 1973. La politique sur les revendications globales porte sur les revendications territoriales reposant sur des titres ancestraux qui ne sont pas éteints; la politique sur les revendications particulières (qui concerne uniquement les Indiens, et non tous les peuples autochtones) traite des griefs soulevés par l’administration passée, la Couronne, des terres et autres biens des Indiens, ainsi que du mode d’exécution des dispositions des traités actuels.(24) Critiquées sans ménagement par bon nombre d’analystes (y compris la Commission royale sur les peuples autochtones), ces politiques font l’objet d’un examen conjoint du gouvernement fédéral et de l’Assemblée des Premières nations (organisme qui représente les Premières nations du Canada). Récemment, la province la plus à l’ouest du Canada a mis sur pied, en 1992, la Commission des traités de la Colombie-Britannique; il s’agit d’une création commune du Sommet des Premières nations et des gouvernements fédéral et de la Colombie-Britannique. Les gouvernements fédéral et provinciaux y nomment chacun un commissaire, tandis que le Sommet des Premières nations y nomme deux représentants. Le commissaire en chef est désigné conjointement par les parties.(25) De même, une entente a été conclue en 1996 entre le gouvernement du Canada et la Fédération des nations indiennes de la Saskatchewan en vue de reconduire dans cette province le Bureau du commissaire aux traités, dans le dessein de favoriser une compréhension commune des traités et des questions de compétence.(26)

Cette volonté de faire participer davantage les Autochtones aux prises de décisions englobe aussi les relations intergouvernementales. On a vu une représentation des peuples autochtones aux conférences des premiers ministres, conférences annuelles des premiers ministres, et conférences des ministres fédéraux, provinciaux et territoriaux chargés des affaires autochtones au Canada, et ce, même si aucune « invitation permanente » n’a été lancée aux dirigeants autochtones; on ne constate qu’une exception : l’article 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (modifiée) stipule qu’on doit consulter les peuples autochtones si leurs intérêts constitutionnels sont en jeu.(27) Abstraction faite de cette disposition, les dirigeants autochtones sont dans l’obligation de renouveler leur demande de participation avant chaque réunion – et essuient souvent un refus. Il vaut toutefois la peine de noter que même en l’absence d’une participation directe, les intérêts des peuples autochtones ont été au moins partiellement pris en ligne de compte dans les toutes dernières négociations intergouvernementales sur la nouvelle entente d’union sociale. À titre d’exemple, les principes énoncés dans la première partie comprennent le respect de la diversité, l’équité, l’entraide ainsi que celui-ci : « ne porter atteinte à aucun des droits des peuples autochtones du Canada, qu'il s'agisse des droits ancestraux, des droits issus de traités ou de tout autre droit, y compris l'autonomie gouvernementale ». La quatrième partie contient un engagement : « Les gouvernements collaboreront avec les peuples autochtones du Canada pour trouver des solutions pratiques à leurs besoins pressants ».(28)

Résumé

Pour résumer, le droit à l’autodétermination des peuples autochtones au sein des États revêt ordinairement deux formes : 1) un mouvement pour une autonomie accrue des nations; 2) une recherche de participation accrue aux institutions de l’État qui prennent les décisions. Ces deux aspects de l’autodétermination des Autochtones semblent être très étroitement liés aux deux grands piliers du fédéralisme : l’autonomie et le partage du pouvoir. Le fédéralisme renferme toutes sortes d’aspects qui le rendent propre à accommoder l’autodétermination des peuples autochtones au sein des États fédéraux : il peut assurer un respect fondamental pour la diversité des peuples autochtones, et pour leurs différents modes de vie, cultures, langues et lois; il peut aussi accepter une multiplicité d’identités et d’allégeances au sein de l’État, de même que divers « paliers » ou ordres de gouvernement, dont certains partagent la souveraineté. Adaptables au changement, les systèmes fédéraux se révèlent capables de beaucoup d’innovation. Le fédéralisme a des racines qui remontent loin dans les traditions de l’Occident et des Autochtones, comme l’établissement de traités. On doit voir les traités entre États et peuples autochtones comme des instruments fédératifs qui lient les parties dans une association marquée à la fois par l’autonomie et l’interdépendance.

Le mouvement vers une autonomie accrue (ou l’auto-gouvernement) peut être satisfait par un gouvernement public quelconque, là où les Autochtones sont en majorité dans une région, ou par l’exercice du droit autochtone à l’autonomie gouvernementale et la négociation d’ententes intergouvernementales. On peut aussi parvenir à les faire participer davantage aux institutions étatiques qui prennent les décisions (ou à un partage des pouvoirs) de plusieurs façons : représentation garantie des peuples autochtones dans les corps législatifs des fédérations, création de parlements autochtones et de modes étatiques de règlement des différends qui répondent aux besoins particuliers des peuples autochtones, mise en place de processus d’établissement et de renouvellement de traités, et participation des Autochtones aux relations intergouvernementales dans les États fédéraux.?

Notes de fin de texte 1. En vertu du droit international, le droit à l’autodétermination des peuples autochtones ne peut justifier la prétention à l’indépendance que dans les cas les plus extrêmes, par exemple le génocide, le pillage systématique des terres et ressources, ou l’outrage aux droits de la personne les plus élémentaires. Voir L'obligation de fiduciaire du Canada envers les peuples autochtones dans le contexte de l'accession du Québec à la souveraineté, Volume I, Dimension internationale, par S. James Anaya, Richard Falk et Donat Pharand, et Volume II, Dimension intérieure, par Renee Dupuis et Kent McNeil, documents préparés dans le cadre du programme de recherche de la Commission royale sur les peuples autochtones, août 1995. De même, la Commission royale sur les peuples autochtones est arrivée à la conclusion que voici :

Le droit à l'autodétermination… n'autorise pas les peuples autochtones à faire sécession ou à former des États indépendants, sauf en cas d'oppression grave ou de désintégration totale de l'État canadien. [Volume 2, Partie un, Une relation à redéfinir, Groupe Communications Canada, 1996, p. 192.]

2 . Le mot « nation » est employé ici dans le sens que lui donne la Commission royale sur les peuples autochtones: un groupe important d'Autochtones qui partagent un même sentiment d'identité nationale, et qui forment le plus gros de la population dans un territoire ou une série de territoires donnés. L'identité nationale repose ordinairement sur un patrimoine commun, composé d'éléments divers : histoire, langue, culture, traditions, conscience politique, lois, structures gouvernementales, spiritualité, ancêtres, patrie ou adhésion à un traité donné. Voir Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, Volume 2, Partie un, Une relation à redéfinir, Groupe Communications Canada, 1996, p. 164 à 184.

3 . Voir Charles Taylor, « Shared and Divergent Values » dans Ronald L. Watts et Douglas M. Brown (éd.), Options for a New Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1991, p. 75 et 76.

4 . Voir, par exemple, le rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, Volume 1, Un passé un avenir, p. 682 à 685.

5 . Taiaiake Alfred, Peace, Power, Righteousness: An Indigenous Manifesto, Toronto, Oxford University Press, 1999, p. 53.

6 . 5 Peters 1 (1831).

7 . Volume 2, Une relation à redéfinir, Partie un, p. 213.

8 . Voir David C. Hawkes, Aboriginal People and Constitutional Reform: What Have We Learned?, Kingston (Ontario), Institut des relations intergouvernementales, 1989.

9 . Voir Thomas O. Hueglin, « Exploring Concepts of Treaty Federalism: A Comparative Perspective », étude préparée dans le cadre du programme de recherche de la Commission royale sur les peuples autochtones, Pour sept générations, CD-ROM Libraxus, Ottawa, 1997.

10 . Voir le Bureau du commissaire aux traités, Statement of Treaty Issues: Treaties as a Bridge to the Future, Saskatoon, Saskatchewan (Canada), octobre 1998, p. 14 et 15, et Commission royale sur les peuples autochtones, Volume 1, Un passé, un avenir, p. 119 à 122.

11 . Voir, par exemple, James Youngblood Henderson, « Affirming Treaty Federalism », présentation à la Commission royale sur les peuples autochtones, 5 mars 1993.

12 . C'est la description sommaire que Thomas O. Hueglin donne du fédéralisme des traités dans « Exploring Concepts of Treaty Federalism ».

13 . James Tully, Strange Multiplicity: Constitutionalism in an Age of Diversity, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 118 à 139.

14 . À noter que les États fédéraux n'ont pas tous conclu des traités avec les peuples autochtones. En Australie, par exemple, aucun traité n'a été conclu entre le gouvernement de l'État et les Autochtones.

15 . Consulter, par exemple, Gerald A. Alfred, Heeding the Voices of our Ancestors: Kahnawake Mohawk Politics and the Rise of Native Nationalism in Canada, Oxford, Oxford University Press, 1995.

16 . Volume 2, Une relation à redéfinir, Partie un, p. 202.

17 . Les bandes indiennes exercent un pouvoir qui leur est délégué par une loi fédérale canadienne, la Loi sur les Indiens.

18 . « Rassembler nos forces - Le plan d'action du Canada pour les questions autochtones », ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, Ottawa, 1997, n? de catalogue R32-189-1997E, p. 4.

19 . Selon les données recueillies par Robert A. Milne, « Canadian Representation and Aboriginal Peoples: A Survey of the Issues », monographie préparée pour la Commission royale sur les peuples autochtones, 1994.

20 . Voir David C. Hawkes et Bradford W. Morse, « Alternative Methods for Aboriginal Participation in the Processes of Constitutional Reform », dans Ronald L. Watts et Douglas M. Brown (éd.), Options for a New Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1991, p. 178 à 180.

21 . Ibid., p. 180 à 182.

22 . Volume 2, Une relation à redéfinir, Partie un, p. 377 à 382.

23 . Voir Augie Fleras et Jean Leonard Elliot, The Nations Within: Aboriginal-State Relations in Canada, the United States, and New Zealand, Toronto: Oxford University Press, 1992, p. 190 et 191.

24 . Volume 2, Une relation à redéfinir, Partie 2, p. 534.

25 . Ibid., p. 541.

26 . Bureau du commissaire aux traités, Statement of Treaty Issues: Treaties as a Bridge to the Future, p. 3 et 4.

27 . L'article 35(1) est ainsi libellé : « Les gouvernements fédéral et provinciaux sont liés par l'engagement de principe selon lequel le premier ministre du Canada, avant toute modification de la catégorie 24 de l'article 91 de la « Loi constitutionnelle de 1867 » (la rubrique de compétence fédérale concernant « les Indiens et les terres réservées pour les Indiens »), de l'article 25 de la présente loi ou de la présente partie : a) convoquera une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et lui-même et comportant à son ordre du jour la question du projet de modification; b) invitera les représentants des peuples autochtones du Canada à participer aux travaux relatifs à cette question. » (L'auteur a ajouté les expressions en italiques).

28 . Tiré de « Un cadre visant à améliorer l'union sociale pour les Canadiens, Entente entre le gouvernement du Canada et les gouvernements provinciaux et territoriaux », 4 février 1999.

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