Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Article de référence

AVANTAGES ET INCONVÉNIENTS DU MODÈLE FÉDÉRAL

John Kincaid Robert B. & Helen S. Meyner Center for the Study of State and Local Government Lafayette College Easton (Pennsylvanie)

Le fédéralisme est apparu sous sa forme moderne à peu près au même moment que la formation du concept d’économie de marché. Un des motifs incitant à créer une union fédérale tenait au désir de mettre en place un marché commun qui permettait la liberté du commerce entre des communautés politiques diverses. En abaissant les barrières commerciales entre les communautés politiques, en atténuant l’indépendance et le caractère expansionniste de la prise de décisions d’ordre économique au sein de ces communautés, et en mettant en valeur les ressources de l’ensemble du pays, un marché commun, estimait-on, favoriserait la prospérité économique et l’intégration nationale. Étant donné qu’un marché a besoin d’un cadre gouvernemental, fût-il limité, pour préserver la primauté du droit, protéger la propriété et faire respecter les contrats, le fédéralisme constitutionnel s’est imposé comme moyen d’assurer l’existence d’un cadre gouvernemental limité et englobant d’un marché commun, tout en maintenant les importants pouvoirs et fonctions des communautés politiques adhérant à l’union. La division et le partage des pouvoirs (ou compétences) entre le gouvernement général d’une union et les communautés politiques membres étaient susceptibles non seulement de répondre au besoin de restreindre le pouvoir du gouvernement central et des gouvernements membres dans l’intérêt de la liberté du marché, mais aussi de satisfaire aux exigences culturelles et politiques des communautés politiques membres aux fins de la préservation de leur intégrité gouvernementale. Ce sont des objectifs de cette nature qui, en partie, ont motivé la fondation des États-Unis d’Amérique vers la fin du XVIIIe siècle, et qui ont également constitué une motivation importante dans la formation de l’Union européenne à la fin du XXe siècle.

Toutefois, en raison du nombre et de la diversité des régimes fédéraux qui existent aujourd’hui, en raison aussi du manque de recherches comparatives empiriques sur le fédéralisme et sur la formulation des politiques économiques, il est impossible de proposer des conclusions inattaquables ou de présenter avec certitude des avis stratégiques sur les avantages et les inconvénients du modèle fédéral en ce qui concerne l’élaboration de politiques économiques et la prospérité nationale. À n’en pas douter, les États-Unis d’Amérique, archétype du fédéralisme de l’époque moderne, ont soutenu l’économie la plus importante et la plus opulente du monde pendant une grande partie du XXe siècle. D’autres grandes fédérations qui fonctionnent à titre de régimes politiques fédéraux solides et démocratiques ? à savoir, l’Australie, l’Autriche, le Canada, la Suisse et l’Allemagne (depuis 1949) ? se classent également parmi les plus grandes et les plus riches économies du monde. Néanmoins, si ces cas démontrent que le fédéralisme est compatible avec la prospérité économique, d’autres cas donnent à penser que le fédéralisme en soi n’est ni nécessaire ni suffisant pour assurer la prospérité économique, bien qu’il soit frappant que trois des pays ayant la plus grande superficie dans le monde soient des fédérations prospères : l’Australie, le Canada et les États-Unis. Les trois autres pays disposant d’un énorme territoire ? le Brésil, la Chine et la Russie ? ne sont pas des fédérations établies depuis longtemps et leur économie n’est pas prospère, bien que le Brésil soit un pays à régime fédéral, que la Russie soit, constitutionnellement, une fédération (comme elle l’était aussi à l’époque de l’URSS) et que la Chine se soit dotée de certaines caractéristiques de type fédéral.

Parmi les pays moins développés du monde, des états fédéraux comme l’Argentine, le Brésil, l’Inde, le Mexique, le Nigéria, le Pakistan et le Venezuela affichent un rendement économique très variable. Certains de ces pays fédéraux ont obtenu un rendement économique meilleur que celui de pays non fédéraux comparables; d’autres ont enregistré le résultat inverse. Toutefois, la formulation des politiques économiques et le rendement dans ce domaine ont longtemps souffert de l’absence d’un régime fédéral qui fonctionne bien, et même de l’absence de démocratie. D’autres facteurs ont aussi influé sur leurs performances économiques, dont l’héritage colonial, les barrières commerciales, les déséquilibres structurels de l’économie internationale et des politiques intérieures contraires à l’économie de marché. La culture, la religion, la législation, les caractéristiques de la population et la structure des partis politiques ont également des incidences sur le rendement de l’économie, sur la qualité des décisions économiques et sur leur mise en œuvre; ainsi que sur le fonctionnement du régime fédéral.

Cela dit, on peut distinguer actuellement quatre tendances en matière de fédéralisme et de décisions économiques. Premièrement, les avantages de l’économie de marché sont maintenant presque universellement reconnus, aussi divers que puissent être les types d’économies de marché à travers le monde. Pour l’essentiel, une économie de marché est un système non centralisé, qui se structure de lui-même et crée un certain ordre à partir d’interactions humaines multiples dans un cadre légal. Les modalités de fonctionnement d’un régime fédéral se traduisent aussi par un système qui est pour l’essentiel non centralisé, qui se structure de lui-même et qui crée une forme d’ordre dans un contexte d’interactions multiples entre des gouvernements et autres entités dans un cadre régi par une constitution ou par des traités constitutionnels. À cet égard, il existe d’importantes similarités entre un régime fédéral qui fonctionne bien et une économie de marché qui fonctionne bien aussi.

Deuxièmement, l’interdépendance économique à l’échelle mondiale et l’intégration en vertu des règles du libre-échange connaissent une accélération rapide, bien qu’elles demeurent encore inégales. Par voie de conséquence, les gouvernements nationaux disposent d’un pouvoir plus limité en matière de politique économique autarcique que par le passé. De ce fait, ils doivent participer de plus en plus à des accords internationaux plus larges, de portée locale, régionale et mondiale, afin de mettre en place les cadres juridiques adaptés au marché planétaire, et d’endiguer l’hémorragie de leur autorité économique. En raison, partiellement, de cet effritement de l’autarcie nationale, les régions et les localités au sein d’un pays (que le régime soit fédéral ou non) doivent aussi de plus en plus défendre elles-mêmes leurs intérêts dans une économie mondiale très compétitive, ce qui suscite des pressions dans le sens de la décentralisation et de la délégation de pouvoirs dans de nombreux états-nations. On observe donc un phénomène qui retient largement l’attention, à savoir que des gouvernements nationaux cèdent des pouvoirs à des institutions internationales et transnationales, de même qu’à des régions et gouvernements infranationaux.

Troisièmement, les citoyens, dans le monde entier, revendiquent de plus en plus vigoureusement l’accès aux biens et services qu’on peut se procurer sur le marché planétaire. Ce type d’accès rehausse l’importance des administrations régionales et locales sur le plan de la formulation de politique économique, car l’accès au marché mondial n’est pas seulement tributaire de règles nationales, mais aussi d’infrastructures aux échelles locales et régionales, comme le câble et l’installation d’un réseau de fibres optiques, des services d’approvisionnement en électricité qui soient fiables et satisfaisants, des routes et des services de transport assurant la livraison des biens et la prestation des services, et l’éducation. L’accès au marché mondial est, au bout du compte, tributaire des capacités locales. D’ailleurs, la capacité des citoyens d’acheter des ordinateurs progresse plus rapidement que la capacité des gouvernements de dispenser des services de câblage et d’électricité. Même dans les pays très développés, comme les États-Unis, il existe un décalage entre les zones urbaines et rurales.

Parallèlement, l’accès au marché mondial provoque des tensions entre le statut de citoyen et celui de consommateur. En qualité de consommateurs, les citoyens souhaitent un accès sans entrave au marché mondial, mais à titre de citoyens, les consommateurs aspirent à l’autonomie locale, régionale et nationale, ainsi qu’à l’autonomie gouvernementale. Pourtant, une vigoureuse économie mondiale fonctionnant selon les règles du libre-échange suppose que les administrations locales, les régions et les pays abandonnent un degré important d’autonomie gouvernementale. D’ailleurs, étant donné que les règles du libre échange relevant de l’Organisation mondiale du commerce s’étendent maintenant aux barrières commerciales non tarifaires, les règles du commerce international sont appelées, à long terme, à empiéter considérablement sur les pouvoirs autonomes au plan interne d’administrations régionales et locales qui font partie de fédérations, car ces gouvernements exercent habituellement des pouvoirs dont on peut estimer qu’ils se concrétisent par la mise en place de barrières commerciales non tarifaires. Déjà, par exemple, certaines provinces canadiennes et plusieurs états américains ont eu des différends au sujet du brassage, de la vente, de la taxation et de la réglementation de la bière; l’Union européenne a ciblé environ 200 lois d’états américains qui violent, selon elle, les règles du libre échange. Il existe donc des rapports inversés entre l’état de citoyen et le statut de consommateur : plus la demande des consommateurs est élevée, plus le degré d’autonomie des citoyens est faible; dans la même optique, plus le degré d’autonomie des citoyens est élevé, plus le niveau du rendement économique d’ensemble est bas, ce qui tient à la mise en place d’un plus grand nombre de barrières commerciales de la part des communautés autonomes. Il s’agit là d’un dilemme classique qui se pose aux fédérations, et qui se propage maintenant dans le monde entier.

C’est peut-être dans le domaine de la culture qu’on ressent cette tension avec le plus d’acuité. On accepte de plus en plus qu’il existe des marchés mondiaux des capitaux, des devises, des biens et des services en général, mais il en va autrement dans le cas de la culture et de la langue, ou de la mobilité des personnes. Compte tenu du fait que la culture et la langue constituent des éléments constitutifs fondamentaux de l’identité du citoyen, nous avons été témoins d’une vive résistance à la liberté du marché de la culture et de la langue. Au contraire, les citoyens, ou leurs dirigeants politiques et intellectuels nationalistes, ont souvent cherché à renforcer les pouvoirs de l’état de façon à protéger la culture et la langue des vicissitudes des forces du marché et des séductions de la culture hollywoodienne, c’est-à-dire américaine. Dans le même ordre d’idées, il n’y a guère de soutien pour un libre marché mondial des être humains, à savoir, pour le droit de circuler et de s’établir librement par-delà les frontières. Là encore, il s’agit là de tensions classiques que connaissent les fédérations, qui cherchent à assurer l’unité dans la diversité, mais les tensions ont maintenant pris un caractère à la fois mondial et local, puisque les consommateurs demandent un accès au marché mondial et parce que, en qualité de citoyens vivant dans des états-nations, ils souhaitent obtenir l’autonomie, de manière à pouvoir exprimer leur identité culturelle et linguistique sur les plans local et mondial et, aussi, à conserver leur autorité sur les conditions de migration vers leur territoire. Il s’ensuit que la formulation d’une politique économique est de plus en plus imbriquée dans des considérations liées à la culture, à la langue et aux migrations au sein des états-nations et entre eux.

Quatrièmement, même si l’accès et la participation au marché mondial sont possibles sous des régimes non démocratiques, les pressions à long terme dans le sens de la démocratisation et de la protection des droits individuels paraissent inévitables. L’accroissement de la liberté des entreprises et des consommateurs, ou le désir de cette liberté, suscitent des pressions en faveur de la liberté des citoyens. Dans ce contexte, les fédérations démocratiques ont de très nets avantages sur le plan de la formulation de politiques économiques. Il se peut fort bien que ces démocraties à régime fédéral soient en mesure de s’adapter plus facilement à l’évolution des réalités économiques en facilitant le transfert rapide et pacifique du pouvoir de gouvernants incompétents ou discrédités à d’autres gouvernants, ou de gouvernements moins compétents ou moins efficaces à des gouvernements plus compétents et plus efficaces. La souplesse de leadership qui existe dans une démocratie et au sein d’un régime fédéral non centralisé ouvre la porte à un système de gouvernance capable de s’accommoder de la souplesse des forces du marché et de la modification des comportements humains. De plus, les gouvernements démocratiques mettent à la disposition des citoyens des mécanismes qui leur permettent d’avoir voix au chapitre, et un régime fédéral procure aux citoyens des voies de sortie et des moyens d’exprimer leur allégeance à l’échelle infra-nationale. De ce fait, une fédération multinationale composée de communautés politiques qui sont distinctes des points de vue territorial, ethnique, racial, tribal, religieux et linguistique est en mesure de mener à bien un processus efficace de formulation d’une politique économique dans des contextes où les citoyens ont leur mot à dire sur les plans local, régional et national, processus assorti de droits de sortie et d’entrée entre les instances gouvernementales faisant partie de la fédération, ainsi qu’offrir des possibilités d’allégeances pluralistes aux plans local, régional et national. En outre, une démocratie a besoin de consultations, de participation et de négociations, autant de démarches qui aident les décideurs à dégager le soutien ou le consensus politique nécessaire pour assurer l’efficacité politique. Un régime fédéral impose des exigences supplémentaires en matière de consultation, de participation et de négociation, particulièrement entre les multiples élus qui peuvent représenter les intérêts des citoyens selon des modalités différentes de celles auxquelles recourent les groupes d’intérêts à l’œuvre au sein de la société civile. De plus, un régime fédéral encourage l’expérimentation et l’innovation. Un gouvernement qui fait partie de l’union fédérale peut faire l’essai d’une nouvelle politique économique. Si cette politique donne de bons résultats, d’autres gouvernements, y compris le gouvernement central, peuvent l’adopter. Si, au contraire, elle ne procure pas les résultats attendus, la fédération dans son ensemble ne subit pas nécessairement les effets de cet échec.

En principe, les avantages clés d’une fédération démocratique comprennent également les éléments suivants : (1) une plus grande efficience dans la prestation et la mise au point de services publics adaptés à la diversité des préférences au sein d’une fédération, y compris les préférences en ce qui concerne des modes différents sur le plan de la conception de l’offre des services; (2) une meilleure adéquation des coûts et des avantages de la gouvernance en faveur d’un ensemble diversifié de citoyens et, du coup, davantage d’équité, dès lors que les citoyens obtiennent les services pour lesquels ils paient et paient pour ce qu’ils obtiennent; (3) une meilleure correspondance entre les biens publics et leurs caractéristiques particulières, particulièrement les économies d’échelle variables des différents types de biens publics; (4) une augmentation de la concurrence, de l’expérimentation et de l’innovation dans le secteur public; (5) une plus grande capacité de donner suite aux préférences des citoyens, notamment dans la mesure où les administrations régionales et locales possèdent le pouvoir et la capacité d’agir en fonction de ces préférences; (6) sur le plan de la formulation de politique, une responsabilité plus transparente et plus proche du citoyen; enfin, (7) une plus grande sensibilité aux préoccupations régionales infra-nationales, ce qui comprend le pouvoir des gouvernements membres de répondre à leurs propres besoins.

Les exemples de fédérations prospères démontrent également que le fait que des gouvernements faisant partie de l’union conservent un degré considérable de pouvoir en ce qui concerne la formulation d’un politique économique ne constitue pas forcément un obstacle à la prospérité du marché commun. Bien qu’il importe que le gouvernement central possède de grands pouvoirs relativement à l’élaboration de la politique économique applicable au marché commun (p. ex., le commerce entre les états à l’intérieur de la fédération), il n’est pas nécessaire de dépouiller les gouvernements membres des pouvoirs nécessaires à leur autonomie et à leur propre développement économique. Il n’est pas nécessaire, non plus, de coordonner à partir du haut la formulation des politiques économiques et fiscales, ni d’harmoniser toutes les règles et tous les règlements à l’échelle infra-nationale pour assurer le bon fonctionnement du marché commun. Des modalités de reconnaissance mutuelle peuvent donner des résultats tout à fait satisfaisants et la concurrence entre les gouvernements qui composent la fédération sur les plans de la réglementation et de la formulation de politiques économiques peut se révéler bénéfique au lieu d’être nuisible à la prospérité d’une fédération.

Il faut reconnaître, toutefois, que de nombreux facteurs propres aux diverses fédérations et aux divers types de fédération influencent les décisions économiques et le rendement dans ce domaine. Un de ces facteurs, en guise d’exemple, tient au fait que de nombreuses fédérations ont été constituées davantage pour assurer la paix et la sécurité sur le plan intérieur que pour garantir la prospérité d’un marché commun. Il convient d’éviter de conférer un caractère trop catégorique à cette distinction; cela dit, lorsqu’une fédération se doit d’assigner la priorité à la paix et à la sécurité sur le plan intérieur en raison de la présence de forces politiques ayant un effet de fragmentation, comme l’existence de mouvements sécessionnistes, de gouvernements membres qui pratiquent une politique d’obstruction et de politiciens qui cherchent à étendre leurs pouvoirs à l’échelle régionale, la formulation d’une politique économique doit absolument tenir compte de considérations politiques qui risquent de ne pas être compatibles avec la prospérité du marché commun. Au fil du temps, de plus, le siège du pouvoir peut se déplacer vers le gouvernement central, ce qui risque d’étouffer la liberté du marché, de même que d’autres libertés et pouvoirs des gouvernements membres, dans le cadre d’une démarche visant à assurer la paix et la sécurité à l’échelle nationale. À l’inverse, il se peut que le centre du pouvoir se déplace vers les gouvernements membres, ce qui peut avoir pour conséquence de fragmenter le marché commun en raison de la mise en place de barrières commerciales, ces gouvernements cherchant à relever leur degré d’autonomie au détriment de l’union et des autres gouvernements membres.

De la même façon, le degré d’intégration au sein d’une fédération a des incidences sur la formulation d’une politique économique. Dans une fédération où le degré d’intégration est élevé, on peut s’attendre à ce que l’élaboration de cette politique par le gouvernement central et les gouvernements qui composent la fédération ait une dimension de solidarité et de compatibilité, même si elle ne fait pas nécessairement l’objet d’une coordination en bonne et due forme, car tous les gouvernements ont intérêt à préserver un régime économique mutuellement avantageux. Au sein d’une fédération moins étroitement intégrée, l’élaboration des politiques économiques de la part du gouvernement central et des gouvernements composant la fédération est davantage susceptible d’avoir un caractère conflictuel ou contradictoire. Dans une certaine mesure, l’intégration est, pour les fédérations, une question du type « qu’est-ce qui vient d’abord, l’œuf ou la poule? ». L’intégration économique nécessite l’intégration politique, mais l’inverse est également vrai. Donc, la formulation d’une politique économique, à l’instar de toute autre politique, doit trouver des équilibres fragiles, à défaut de quoi la fédération risque de se désintégrer ou de se consolider sous un gouvernement national détenant un monopole, ce qui lui fait perdre du même coup son caractère fédéral.

Le développement de l’Union européenne (UE) illustre une autre dimension des tensions liées à l’intégration. Certains des principaux fondateurs de ce qui est devenu l’Union européenne croyaient, ou espéraient, que l’intégration économique déboucherait aussi sur l’intégration politique. L’intégration politique, jusqu’à un certain point, a forcément découlé de l’intégration économique, mais on a observé beaucoup plus d’enthousiasme à l’égard de l’intégration économique au sein de l’UE qu’envers l’intégration politique; le succès à longue échéance de l’UE semble être encore tributaire du rendement économique de l’union, et non pas des résultats qu’elle obtiendra sur le plan politique.

À la lumière de l’extraordinaire prolifération, ces dernières décennies, des mouvements revendiquant l’autonomie nationale dans le monde entier, l’UE pourrait représenter un nouveau modèle de fédération en mesure de donner satisfaction à ces mouvements; plus précisément, elle pourrait constituer un modèle caractérisé par un degré élevé d’intégration économique et un faible degré d’intégration politique. L’UE est une forme d’arrangement fédéral et confédéral. Elle revêt un caractère confédéral dans la mesure où sa constitution repose sur des traités ratifiés par tous ses États membres, et du fait que ses décisions stratégiques les plus importantes relèvent des chefs d’état et de gouvernement des pays membres. En revanche, l’UE est, du point de vue de son fonctionnement, un regroupement fédéral puisque les États membres ont délégué à l’UE de larges pouvoirs décisionnels sur le plan économique, ce qui comprend, maintenant, une banque centrale. D’autres accords régionaux, comme l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), qui regroupe trois gouvernements de nature fédérale, vise aussi à parvenir à un degré plus poussé d’intégration économique par l’intermédiaire de la formation d’un marché commun plus important, le degré d’intégration politique demeurant toutefois faible, voire inexistant.

Ces accords régionaux sont cependant tributaires d’un troisième facteur important : la paix et la sécurité à l’échelle régionale. En Europe de l’Ouest, qui a été dévastée par deux guerres terribles au cours du siècle qui s’achève, le grand parapluie de sécurité que constitue l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), lequel s’appuie sur la puissance militaire et économique des États-Unis, a instauré les conditions de paix et de sécurité nécessaires à la formation de l’Union européenne et de son marché commun de plus en plus intégré. Dans le cas de l’Amérique du Nord, le Canada et les États-Unis partagent depuis longtemps, de manière pacifique, une frontière non fortifiée. Les relations américano-mexicaines ont été moins cordiales, mais elles n’en sont pas moins pacifiques, sur le plan militaire, depuis plus d’un siècle. Bien qu’en dernière analyse, les États-Unis fassent fonction de parapluie garantissant la sécurité de l’Amérique du Nord, les conditions de l’intégration économique, à savoir, des rapports pacifiques et la coopération, résultent pour l’essentiel de l’action menée par ces fédérations voisines elles-mêmes. C’est cet aspect de paix et de sécurité qui peut faire en sorte que le monde connaisse une situation de sécurité propice au fédéralisme.

De plus, ces accords régionaux donnent à penser qu’il n’est plus nécessaire de réfléchir au fédéralisme selon un schéma traditionnel, classique, conformément aux paramètres, par exemple, du fédéralisme américain. En guise d’exemple, il n’existe pas d’impératif s’imposant à l’évidence en vertu duquel l’Union européenne deviendrait les États-Unis d’Europe. Au contraire, à condition qu’une coopération structurée par les membres eux-mêmes puisse garantir la paix et la sécurité à l’échelle régionale, ce qui peut prendre la forme d’une ligue de sécurité englobante ou d’une superpuissance bienveillante, les pays et les états disposent désormais de la possibilité de réfléchir au fédéralisme dans une optique plus large, et de mettre au point une gamme d’accords fédéraux, particulièrement des accords qui mettent l’accent sur la dimension économique plutôt que politique de l’intégration. Le besoin de former une union fédérale très étroitement intégrée du point de vue politique perd de son caractère d’urgence, et les politiciens ambitieux se voient privés d’un motif crédible de centraliser les pouvoirs.

Compte tenu du fait que la mondialisation entraîne, elle aussi, l’intégration économique, indépendamment des préférences des gouvernements nationaux, les diverses formes d’accord de gouvernance régionale et même mondiale ayant, au sens large, un caractère fédéral ont commencé à englober, même si c’est encore de façon inégale, le marché mondial, sous la forme d’un cadre gouvernemental en émergence. Il s’ensuit que les notions plus anciennes selon lesquelles des états-nations indépendants forment leurs propres fédérations autarciques, comme si chacun d’eux constituait une île coupée du reste du monde, ne correspondent plus à une analyse rationnelle des réalités; cette façon de faire n’est donc plus possible. En revanche, divers types de fédéralisme national sont possibles : ils peuvent reconnaître la présence de nations n’ayant pas un statut d’état, et disposant d’un degré important d’autonomie interne, ces nations étant toutes hébergées dans des ensembles plus larges regroupés en vertu d’accords confédéraux et territoriaux, et ancrés dans des instances fédérales dont les compétences se chevauchent.

Une complexité naissante de cette ampleur fait qu’il devient encore plus difficile de parler avec assurance de fédéralisme et de l’élaboration de politiques économiques comme s’il s’agissait d’une seule réalité. Toutefois, si l’avenir prévisible prend la forme d’un fédéralisme confédéral, l’intégration économique continuera de précéder l’intégration politique; des structures confédérales, aux échelles régionale et mondiale, apparaîtront et elles auront pour but de régir le marché dans un cadre fédéral du point de vue fonctionnel. Tant les états-nations que les nations qui ne possèdent pas d’état chercheront à limiter l’intégration politique et culturelle.

Des considérations ci-dessus, il découle aussi qu’il n’est plus nécessaire d’envisager des accords de type fédéral qui soient nécessairement symétriques; en d’autres termes, de réfléchir à la formation d’un régime où tous les gouvernements qui font partie de la fédération possèdent, sur un pied d’égalité, les mêmes pouvoirs constitutionnels. La montée des accords fédéraux asymétriques, comme le statut des régions autonomes en Espagne, donne à penser qu’il est à la fois possible et, dans certains cas, nécessaire de permettre des variantes en ce qui concerne les pouvoirs constitutionnels des gouvernements composant la fédération. Cette situation, à n’en pas douter, complique la formulation de politiques économiques, mais elle ne porte pas nécessairement atteinte à l’efficacité du processus. En outre, l’asymétrie est implicitement présente de fait dans toutes les fédérations. Même là où les états ou les provinces sont égaux en vertu de la constitution, ils ne sont pas égaux sur le plan budgétaire. Par voie de conséquence, les politiques budgétaire et économique du gouvernement central visent habituellement à renforcer les capacités des gouvernements dont la situation budgétaire est difficile; du même coup, cette démarche aligne un peu plus leur capacité réelle sur leurs pouvoirs de jure. De plus, il peut arriver que le gouvernement de l’union fédérale provoque de légères asymétries en accordant aux gouvernements composant la fédération la possibilité de choisir d’appliquer les politiques de l’union eux-mêmes ou de laisser le gouvernement central le faire. Même aux États-Unis, régime politique au fédéralisme très asymétrique, chaque État peut choisir d’exécuter une politique fédérale ou sa propre politique (dans la mesure où cette politique est égale ou supérieure à la politique fédérale) dans un large éventail de domaines économiques et autres.

Il se peut aussi que l’élaboration des politiques économiques subisse l’influence du processus de formation d’une fédération. Selon le schéma classique, des communautés politiques ou des états indépendants se regroupaient au sein d’une union fédérale. Même si les communautés politiques qui concluent un pacte délèguent d’ordinaire au gouvernement central d’importants pouvoirs en matière de formulation d’une politique économique, particulièrement des pouvoirs relatifs à un marché commun, elles s’efforcent également de se réserver de grands pouvoirs dans le domaine de l’élaboration de cette politique. Tout au long du développement de la fédération, il faut consacrer beaucoup d’attention à l’équilibrage et à la coordination des activités de formulation des politiques économiques de l’union et des gouvernements qui la constituent. Au cours des dernières décennies, toutefois, les pressions croissantes qui s’exercent en faveur de la décentralisation et de l’autonomie infra-nationale ont fait apparaître de nouvelles modalités de formation des régimes fédéraux, dans lesquels un gouvernement qui était antérieurement centralisé et parfois autoritaire cède des pouvoirs aux administrations régionales. Il est encore trop tôt pour évaluer les conséquences sur l’élaboration de politiques économiques et les effets économiques de ce type de fédéralisme décentralisateur. Cela étant dit, une des principales tensions oppose le désir des responsables nationaux de conserver le pouvoir de définir la politique et le désir des nouveaux responsables régionaux d’acquérir ce même pouvoir.

L’élaboration des politiques économiques et le rendement de l’économie sont également façonnés et limités par les principes fondamentaux qui sous-tendent une fédération. À ce titre, on peut faire une importante distinction entre les fédérations reposant sur l’individualisme libéral et les fédérations fondées sur des identités communautaires pluralistes, à savoir, la nationalité, la langue, la religion, la tribu ou la race. On ne peut établir nettement cette distinction dans tous les cas, mais elle a une valeur heuristique. S’agissant d’une fédération ancrée dans l’individualisme libéral, les citoyens disposent de droits pratiquement illimités, ainsi que de possibilités et d’incitations à se déplacer du territoire d’une instance gouvernementale à un autre et de limiter la liberté de manœuvre des pouvoirs publics en « votant avec leurs pieds ». Ce type de mobilité entre le territoire des diverses instances gouvernementales a d’importantes incidences sur l’élaboration de la politique économique et sur le développement d’un marché commun. Cette mobilité entraîne aussi des modes distinctifs de concertation, de coopération, de concurrence et de conflit entre les gouvernements (c’est-à-dire, aux échelles fédérale, régionale et locale) et entre les instances exerçant des pouvoirs (c’est-à-dire, entre les États et les administrations locales). C’est ce modèle individualiste libéral de fédéralisme qui a dominé les rapports de recherche sur le fédéralisme budgétaire et économique, car une grande partie de cette documentation provient des États-Unis, du Canada et de l’Australie.

La plupart des fédérations et des quasi-fédérations ont toutefois une dimension multinationale; bon nombre, voire la plupart des populations d’une nationalité donnée sont concentrées dans des territoires infranationaux distincts. Même si tous les particuliers vivant dans une fédération reçoivent, de jure, le droit illimité de se déplacer du territoire d’une instance gouvernementale à un autre, la présence de fait de barrières linguistiques, religieuses, culturelles et autres limite la mobilité. L’élaboration d’une politique économique dans une fédération dépourvue de mobilité doit habituellement, de ce fait, revêtir des formes différentes de celles qui caractérisent une fédération où la mobilité existe. En particulier, les disparités économiques et budgétaires entre les gouvernements composant la fédération prennent une importance accrue du point de vue politique, parce qu’on ne peut s’attaquer à ces disparités au moyen des forces du marché allant dans le sens de la convergence; il faut plutôt remédier à ces disparités par le biais d’une politique centrale comportant la péréquation budgétaire et le développement structurel des régions. Il est vraisemblable, aussi, que cette façon d’élaborer la politique économique sera assortie d’une importante dimension politique; concrètement, cela veut dire qu’il est nécessaire de mettre en œuvre une politique de lutte contre les disparités d’ordre économique et budgétaire afin d’assurer la survie de l’union.

L’un des principaux problèmes que posent la péréquation budgétaire et les politiques structurelles visant les régions réside dans le fait qu’elles sont très controversées et souvent inefficaces. Les instances gouvernementales riches sont susceptibles de mal accepter que le gouvernement central et les instances voisines opèrent une ponction sur leur richesse pour en subventionner d’autres; de plus, pratiquement aucune instance gouvernementale n’estime qu’elle paie ou qu’elle obtient sa juste part. Les mesures de développement régional mises en œuvre par le gouvernement central subventionnent fréquemment le gaspillage et l’inefficacité. Ces mesures ont également tendance à s’implanter en permanence dans le régime fédéral, de telle sorte que même lorsque les disparités s’aplanissent ou lorsqu’une région connaît une importante croissance économique, il demeure politiquement difficile de modifier le libellé des modalités d’attribution de subventions ou d’y mettre fin. En principe, une fédération efficace sur le plan économique et responsable de son action sur le plan politique est une fédération au sein de laquelle, entre autres éléments, tout élu qui éprouve le plaisir de dépenser l’argent des contribuables doit d’abord faire l’expérience douloureuse du prélèvement de l’argent des contribuables. Dans la pratique, bien évidemment, les politiciens, comme tout un chacun, recherchent le plaisir et évitent la douleur.

De ce fait, il n’existe pas de moyen facile de régler ces problèmes. Toutefois, dans la mesure où le gouvernement central peut lier ses interventions dans les régions à une action d’auto-assistance à l’échelle des régions, on peut mieux remédier au caractère inefficace de ces interventions. Compte tenu de l’importance des infrastructures pour le développement économique, le gouvernement central peut affecter directement des fonds à des infrastructures d’une importance décisive, et accorder des subventions définies à des fins précises liées à l’action menée sur le plan local. Il importe également que les lois et les mesures adoptées par le gouvernement central autorisent et encouragent les communautés politiques qui composent la fédération à jouer le jeu de la concurrence sur le marché mondial, à attirer les investissements et les touristes, et à exporter des biens et services. Il est tout aussi important que la politique monétaire, qui relève habituellement d’une banque centrale de l’union, tienne compte dans toute la mesure du possible de la diversité des réalités régionales au sein de la fédération.

En résumé, la diversité des accords fédéraux en vigueur dans le monde d’aujourd’hui nous empêche de tirer en toute certitude de larges conclusions sur les avantages du fédéralisme aux fins de l’élaboration d’une politique économique; elle nous empêche aussi de soumettre des recommandations uniformes quant à la politique de toutes les fédérations. Par ailleurs, le partage constitutionnel des pouvoirs au sein des fédérations varie considérablement d’une fédération à l’autre. Aucune modalité constitutionnelle ne paraît idéale pour toutes les fédérations, même si des recherches systématiques démontreraient vraisemblablement que certains types de partage des pouvoirs donnent de meilleurs résultats que d’autres. Néanmoins, le développement remarquable de nombreux accords fédéraux dans le monde entier, ainsi que l’intérêt croissant que le fédéralisme suscite depuis quelques décennies, particulièrement à la lumière de la désillusion à l’égard de régimes politiques très centralisés et d’économies soumises à des pratiques dirigistes excessivement interventionnistes, donnent à penser que le fédéralisme, conçu dans une optique large, est devenu un modèle attrayant lorsqu’il s’agit de s’attaquer aux problèmes d’ordre économique, politique et culturel qui se poseront au XXIe siècle. La prolifération des accords de type fédéral nous fournit par ailleurs de nombreux modèles que nous pouvons éventuellement chercher à reproduire, et de nombreuses possibilités de dialogue et de recherche entre fédérations.

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