Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Article de référence

GROUPES NATIONAUX

Ferran Requejo Professeur de science politique à l'Universitat Pompeu Fabra Barcelone

Dans certaines fédérations ou certains États décentralisés sur le plan régional, il existe divers groupes, très différents de par leurs caractéristiques nationales respectives, qui cohabitent. Parmi les caractéristiques nationales, mentionnons le fait que les membres de ces groupes se reconnaissent comme tels parce qu'ils partagent certaines tendances culturelles; ils partagent également un sentiment de caractère distinct sur le plan historique par rapport à d'autres groupes; ils se trouvent dans un territoire plus ou moins bien défini, et se montrent prêts à préserver leur caractère distinct sur la scène politique. Lorsque des groupes nationaux différents cohabitent dans la même fédération ou le même État régional, on parle de fédération plurinationale ou d'État régional plurinational. C'est notamment le cas de la Belgique, du Canada, de l'Inde, de la Russie et de l'Espagne. Ce sont des fédérations plurinationales dont les problèmes, au niveau des institutions et de la réglementation, sont distincts de ceux auxquels se heurtent les fédérations mononationales comme les États-Unis, l'Allemagne, l'Autriche, le Brésil ou l'Australie. Le pluralisme national est une réalité qui ne concerne pas toutes les fédérations; c'est aussi une notion qui n'a pas été suffisamment approfondie, jusqu'à tout récemment, dans l'analyse des États fédéraux. L'analyse actuelle de la question porte sur les tendances croissantes de la mondialisation et sur celles du pluralisme culturel (multiculturalisme). Dans ce document, je présenterai brièvement certains éléments liés au fédéralisme libéral-démocratique au sein de fédérations plurinationales (1), les caractéristiques des principaux types d'ententes fédérales (2), et les éléments fondamentaux d'un projet d'organisation fédérale mieux adaptée aux besoins des États plurinationaux (3).

1. Généralités

1.1 Le manque de rapport entre les différents types d'analyses théoriques. En général, on peut dire qu'il y a peu de rapport entre les analyses du fédéralisme, de la démocratie et des divers types de nationalisme. D'une part, dans les études fédérales comparatives, on ne fait pas toujours la distinction entre les régimes fédéraux démocratiques et non démocratiques, ou entre ceux qui sont mononationaux ou plurinationaux. D'autre part, les analyses du nationalisme n'évaluent généralement pas en profondeur les relations avec la démocratie, alors que les théories de la démocratie – surtout celles de nature plus philosophique – n'ont guère tenu compte de l'analyse des régimes fédéraux.

1.2 Quelques cas empiriques. En comparant la composition politique des démocraties fédérales, nous ne trouvons pas beaucoup de fédérations démocratiques plurinationales. En fait, il y a le Canada, la Belgique, l'Inde, la Suisse et – dans une moindre mesure – l'Espagne (qui n'est pas, techniquement parlant, une fédération). Par conséquent, dans une telle situation, il faut faire preuve d'une grande prudence avant de porter des jugements, pour éviter de faire des déductions fondées sur une information incomplète, et s'abstenir de tirer des conclusions généralisées. En l'occurrence, il faut avant tout se demander comment tenir compte des diverses réalités nationales au sein d'une même fédération. Les groupes nationaux distincts sont généralement caractérisés par des différences réelles et perceptibles (d'ordre démographique, linguistique et culturel, sur le plan du revenu ou du droit civil, etc.) qui ont des conséquences sur la façon dont ils se voient eux-mêmes et sur ce qui les distingue des autres groupes. Il ne faut pas oublier non plus d'autres facteurs, comme la question de savoir si des populations qui ont une identité nationale distincte vivent les unes avec les autres sur un même territoire, et l'importance de la « double identité nationale » par rapport à l'« État membre » et à la « fédération ».

1.3 La démocratie et le nationalisme. Le débat actuel sur la place de la démocratie dans les fédérations plurinationales se déroule autour de deux théories fondamentales du libéralisme démocratique. La première s'appuie sur un concept essentiellement fondé sur les droits personnels de nature « universelle », sur une idée « non discriminatoire » de l'égalité pour tous et sur une série de mécanismes qui réglementent les principes institutionnels et les processus décisionnels collectifs. Il s'agit d'un type de libéralisme politique qui remet en cause la notion de droits collectifs, de crainte qu'elle ne s'accompagne d'une certaine forme d'autoritarisme (libéralisme 1). À ces idées s’ajoute la deuxième théorie, celle de la protection et du développement, dans les domaines public et constitutionnel, de la reconnaissance et de l'autonomie gouvernementale pour les groupes nationaux distincts qui vivent dans la même démocratie. Selon cette théorie, l'absence d'une telle reconnaissance, et les vastes principes d'autonomie gouvernementale créent de la discrimination à l'endroit des minorités nationales, et soutiennent les majorités nationales, ce qui va totalement à l'encontre du principe de l'égalité (libéralisme 2). Si, par le passé, le libéralisme a été critiqué –tant par les conservateurs que par les socialistes- parce qu’il y avait contradiction entre les principes de la théorie libérale et les mesures concrètes prises par les États qui se prétendent libéraux, à l'heure actuelle, cette critique ne s'applique plus uniquement aux éléments sociaux ou socio-économiques mais aussi aux éléments culturels qui se trouvent dans les démocraties. Les conflits éventuels qui pourraient survenir entre les valeurs ou droits collectifs et ceux de nature individuelle (distinction qui devient souvent très floue dans la pratique) devront être résolus grâce à des mécanismes institutionnels semblables à ceux qui visent à régler les litiges entre les droits individuels proprement dits (1). Selon la version du libéralisme politique que l'on retiendra, la formulation des solutions fédérales éventuelles dans un contexte plurinational variera.

1.4 Le fédéralisme est différent de la décentralisation. Comme bon nombre d'universitaires l'ont signalé en parlant des structures fédérales, il existe deux points de vue qui sont souvent étroitement liés mais qui, chacun de son côté, impliquent des objectifs et des conclusions tout à fait distincts; il s'agit de la non-centralisation et de la décentralisation. Les conséquences pratiques de cette distinction, apparemment théorique, vont beaucoup plus loin que ce que l'on pourrait croire. C'est notamment le cas des fédérations démocratiques plurinationales.

Dans la tradition libérale, d'une part, le noyau fondamental des fédérations est lié à la séparation territoriale des pouvoirs. Ce principe, associé au départ aux ententes sur la centralisation ou la non-centralisation de certaines fonctions politiques, diffère des autres principes organisationnels également en vigueur dans les fédérations libérales, et notamment la participation, l'efficience ou la décentralisation. La décentralisation, d'autre part, commence par une seule entité politique et consiste à répartir vers l’extérieur les pouvoirs, du centre vers d'autres centres. Étant donné que ce genre d'entente suppose l'existence d'une structure centralisée avant qu'un accord constitutif puisse se faire, on peut considérer le demos de façon plus uniforme dans ce modèle que selon l'interprétation fédérale traditionnelle. Même une organisation territoriale dans laquelle existe une importante décentralisation municipale, comme on en trouve dans certains pays nordiques, s'écarte énormément de l'esprit du fédéralisme. En outre, il est difficile de réglementer la décentralisation politique d'un État uninational et la reconnaissance constitutionnelle et politique de diverses réalités nationales qui cohabitent dans un État plurinational grâce aux mêmes mécanismes. Selon le point de vue que l'on adopte en priorité – décentralisation, fédéralisme uninational ou fédéralisme plurinational –, on peut observer des conséquences pratiques différentes, surtout dans les domaines symbolique et institutionnel (utilisation de drapeaux et d'hymnes, chambres hautes, tribunaux constitutionnels ou cours suprêmes, représentation sur la scène internationale, etc.), lesquels sont essentiels à la reconnaissance du pluralisme national dans les régimes libéraux démocratiques.

1.5 Le fédéralisme est différent de la subsidiarité. Même si nous discutons ici d'un terme qui revêt des sens divers, la plupart du temps, le terme « subsidiarité » s'applique à un principe organisationnel et territorial en vertu duquel une décision politique, ou du moins son exécution, doit se faire au niveau le plus près possible de la population. À cet égard, la subsidiarité est considérée comme la répartition des pouvoirs entre divers paliers administratifs – allant des organisations internationales aux organismes municipaux conçus pour garantir l'efficacité maximale du système global et le rapprochement maximum de la population. En tant que notion d'organisation, la subsidiarité pourrait sembler à première vue assez proche de la théorie du fédéralisme. Toutefois, une analyse plus précise de la question révèle que la subsidiarité, en fait, gruge considérablement les principes fédéraux. Ceci est en rapport direct avec la situation qui existe dans les fédérations plurinationales. On peut dire que la différence entre les principes de la subsidiarité et du fédéralisme ne s'explique pas par ce que nous examinons, mais plutôt par la façon dont nous le faisons.

Comme nous l'avons déjà signalé, l'organisation fédérale est liée à la séparation (plutôt que la répartition) des pouvoirs entre des niveaux territoriaux distincts. En fait, nous pourrions dire que la séparation des pouvoirs est en fait le point de départ du fédéralisme, et non sa finalité. Remettre en cause ce principe au nom d'une (prétendue) efficacité accrue, ou au nom de principes visant à « uniformiser » la population, c'est adopter une approche plus unitaire que fédérale, surtout par rapport à l'autonomie gouvernementale des éléments fédéraux. Cette question est également d'une importance toute particulière pour les fédérations plurinationales. En fait, dans les États où le principe fédéral joue un rôle important, la subsidiarité n'a pas vraiment sa place. Même dans une fédération mononationale et « coopérative », comme celle de l'Allemagne, le Tribunal constitutionnel s'est montré peu enclin à reconnaître la subsidiarité comme une forme convenable d'organisation politique. Au principe fédéral peut s'ajouter celui de la solidarité interterritoriale, mais pas celui de la subsidiarité; il s'agit d'un principe technique et démocratique utile que l'on peut invoquer pour justifier à la fois la centralisation et la décentralisation. Quoi qu'il en soit, le principe ne peut pas servir à concevoir l'organisation politique des États plurinationaux.

2. Les ententes fédérales et les fédérations

En nous fondant sur les typologies les plus répandues dans l'étude actuelle du fédéralisme, nous pouvons faire la distinction – de façon très générale – entre quatre catégories principales d'ententes fédérales (notion plus générale que celle de « fédération ») (2).

2.1 Les États régionaux. Ce sont les États où le double niveau de gouvernement est le fruit du processus de la décentralisation politique, garanti par la Constitution de l'État. Contrairement à ce qui s'est passé dans les fédérations historiques (É.-U., Suisse, Allemagne) qui se fondent sur un processus de centralisation d'éléments indépendants déjà existants, dans le cas des États régionaux, il existait auparavant un centre unitaire qui, à un moment donné, s'est décentralisé. La cession des droits, responsabilités et pouvoirs se fait vers le bas, si l'on peut dire. La décentralisation politique « régionale », qui suppose logiquement l'existence préalable d’un centre, ne s'est vraiment faite en pratique que dans certaines régions de l'État. Les pouvoirs judiciaires, financiers et économiques restent généralement au sein des institutions du pouvoir central. Au cours de la réforme constitutionnelle, le pouvoir des institutions « régionales » est essentiellement marginal ou même inexistant. Un modèle d'État régional est l'Italie, depuis la Seconde Guerre mondiale.

2.2 Les fédérations symétriques. Le « pacte » qui marque la « constitution » de ce genre de fédération se fonde sur un processus de centralisation, en vertu duquel les éléments fédérés cèdent une série de pouvoirs et de responsabilités à l'autorité centrale. La symétrie de cette entente vient de ce que les cessions qui se produisent et, de façon plus générale, les relations entre tous les éléments fédérés et la fédération, sont plus ou moins homogènes. Les éléments fédérés assument les responsabilités dans les domaines législatif, exécutif, judiciaire et économique. En l'occurrence, et contrairement au modèle précédent, le territoire de l'ensemble de la fédération est égal à la somme du territoire des éléments fédérés. Dans certaines fédérations mononationales (Allemagne, Autriche), le nombre de mécanismes de concertation et de coordination entre les deux niveaux de gouvernement a augmenté ces dernières années parce que ces derniers assument de plus en plus de responsabilités conjointes.

2.3 Les ententes fédérales asymétriques. Il existe deux sortes d'ententes : les fédérations asymétriques et les ententes asymétriques précises entre différents types d'« éléments » (éléments fédérés, États associés). L'approche de la centralisation que nous avons vue dans le modèle 2.2 est la même pour les fédérations asymétriques, mais, dans ce cas précis, les rapports entre les éléments fédérés et le pouvoir central ne sont pas homogènes. La Constitution fédérale prévoit des relations différentes pour certains éléments donnés, et cela se traduit par les différents niveaux d'autonomie gouvernementale, le cadre symbolique et institutionnel, la représentation de l'État à l'étranger, les questions économiques, etc. Il existe diverses raisons de gouverner selon un système d'asymétrie juridique, mais elles se fondent toutes sur les asymétries de fait (culturelles, géographiques, historiques, etc.) qui existent entre les éléments fédérés. Dans l'histoire contemporaine, la Belgique (1993) est un exemple d'État fédéré asymétrique.

D'autres ententes asymétriques sont représentées par les États fédérés et les États associés. Les États fédérés se fondent sur une entente entre un élément important et un ou plusieurs éléments plus petits. Dans ce genre d'ententes, le petit élément conserve une vaste autonomie gouvernementale, mais il a toutefois un rôle restreint à jouer dans le processus décisionnaire de l'élément principal. L'entente ne peut pas être annulée de façon unilatérale : les deux parties doivent accepter sa dissolution (Porto Rico – États-Unis, Bhoutan – Inde). Quant aux États associés, ils sont semblables aux États fédérés, mais, dans leur cas, l'entente peut être dissoute de façon unilatérale, en suivant des lignes directrices établies d'avance (îles Cook – Nouvelle-Zélande, îles Marshall – États-Unis).

2.4 Confédérations. Il s'agit d'ententes conclues entre différents États en vue de créer un gouvernement commun pour l'exécution de tâches ou d'objectifs précis (à savoir, fondamentalement, la politique internationale, la défense ou l'économie). Le gouvernement commun, toutefois, s'en remet entièrement aux gouvernements des États confédérés. À toutes fins utiles, cela équivaut à ce que nous pourrions appeler un gouvernement de « délégués » des éléments confédérés. Les éléments peuvent à n'importe quel moment mettre fin à l'entente. Certaines confédérations ont par la suite donné naissance à des fédérations (les États d'Amérique du Nord entre 1776 et 1787, et la Suisse entre 1291 et 1847). Nous pouvons citer d'autres exemples : la Communauté des Caraïbes, la Communauté des États indépendants, et certains éléments de l'Union européenne proprement dite (3).

3. Le fédéralisme pluraliste

En nous reportant aux modèles décrits plus haut, nous pouvons maintenant nous poser la question suivante : en ce qui a trait aux tendances libérales démocratiques, l'État fédéral est-il un modèle efficace pour reconnaître les sociétés plurinationales? (4)

En général, le fédéralisme est un modèle qui, en principe, n’a aucun rapport, historiquement ou moralement, avec la réglementation du pluralisme national. En outre, l'exemple historique des États-Unis a dominé dans les analyses institutionnelles et normalisées du fédéralisme; il s'agit d'un cas empirique qui n'a aucun rapport, du point de vue historique, avec le pluralisme national (5). Si nous restons dans les limites du fédéralisme américain, la réponse à la question quant à la possibilité de reconnaître les sociétés plurinationales semble fondamentalement négative et ce, pour des raisons à la fois historiques et organisationnelles. Il s'agit fondamentalement d'un modèle mononational qui élude la question fondamentale, à laquelle la théorie démocratique ne répond pas, quant à savoir qui est le peuple, et qui décide de son identité. À mon avis, il est pratiquement impossible, à partir de ces postulats, de reconnaître les différents demos d'une société plurinationale dans les règles du jeu constitutionnel.

L'historique du fédéralisme, ou plutôt des fédérations, a été principalement marqué par l'élaboration de modèles symétriques. Fondamentalement, ces modèles ont été liés à des entités mononationales et à leurs processus d'édification d'une nation; ils se sont heurtés à des problèmes quand il s'est agi de faire place à des réalités nationales distinctes tout en respectant les règles libérales démocratiques. Ces modèles ne se sont pas révélés très utiles lorsqu'il existe, au sein d’un même régime, des processus conjoints ou juxtaposés d'édification d'une nation. La symétrie stimule l'uniformité dans les « règles d'entrée » d’un régime politique donné. Pour cette raison, il est tout particulièrement difficile d'en arriver à un certain niveau de reconnaissance lorsque le pluralisme des minorités nationales vise précisément à faire établir la reconnaissance de la plurinationalité dans ces mêmes « règles d'entrée », et que les règles devraient également s'appliquer à l'autonomie gouvernementale nationale des minorités. Les problèmes que les sociétés plurinationales posent par rapport à la notion de fédéralisme sont, dans l'ensemble, très différents de ceux que posent les sociétés mononationales. Outre la recherche de positions communes au sein de la fédération, les sociétés plurinationales se préoccupent essentiellement de créer des institutions « libérales » et un mécanisme de protection, à l'échelle constitutionnelle, qui protègent le demos national minoritaire contre les décisions prises par les majorités (6). L'expérience de la politique comparative nous porte à croire que c'est un objectif difficile à atteindre, si nous nous fondons sur les modèles « régionaux » et « symétriques » décrits dans la partie précédente.

Comme nous le savons, si l'on se fonde sur des prémisses strictement libérales, il existe des modèles fédéraux, autres que symétriques, qui offrent de grandes possibilités d'inclure le pluralisme national dans le même État. C'est dans ce sens que je propose un modèle de fédéralisme collégial – lequel comporte également certaines règles relatives au modèle asymétrique ou confédéré – que je crois mieux adapté aux États plurinationaux. Il s'agirait en fait d'un modèle institutionnel fondé sur l'optique libérale-démocratique mentionnée plus haut (libéralisme 2), qui vise à énoncer des considérations éthiques relatives à la « justice » d'une fédération plurinationale, ainsi que les facteurs politiques concernant la stabilité et l'efficacité de la fédération.

Essentiellement, le fédéralisme collégial comprend trois types fondamentaux d'ententes fédérales :

1. La réglementation constitutionnelle du « pluralisme national » de l'État, au niveau de « fédération ». 2. L'adoption d'une série d'ententes, de nature asymétrique ou confédérée, pour la réglementation des aspects essentiels à la reconnaissance et à l'autonomie gouvernementale des groupes nationaux apatrides. Ces ententes ont pour objet la protection et la promotion de ces groupes, par rapport à la fédération ainsi qu'à la situation internationale globale.

3. La réglementation d'ententes plus symétriques dans d'autres domaines de l'autonomie gouvernementale.

Le premier type d'entente se fonde davantage sur l'optique de la reconnaissance constitutionnelle de la plurinationalité, tandis que les deux autres portent davantage sur l'autonomie gouvernementale des groupes fédérés. Le fédéralisme collégial a pour objet fondamental de réglementer divers types d'ententes fédérales conformément au domaine fonctionnel à contrôler et aux caractéristiques des éléments fédérés (7). L'élément de base du fédéralisme collégial se compose des deux premiers types d'ententes décrits plus haut.

Il va sans dire que pour bien reconnaître la plurinationalité, on ne peut pas se contenter d'adapter un « modèle officiel », mais il faut également un contenu politique et une réglementation constitutionnelle découlant de la notion du plurinationalisme. Lorsque la réalité nationale d'un État ou d'une fédération est asymétrique, la réglementation des asymétries fédérales ne constitue pas en elle-même une garantie de reconnaissance de l'asymétrie nationale de l'État. Cette réglementation représente une condition préalable nécessaire à la reconnaissance constitutionnelle, mais elle ne garantit pas en soi des conditions propices à cette reconnaissance. En dépit de ce qui précède, nous pouvons toutefois dire que, en se fondant sur les conditions sociales et historiques des sociétés plurinationales, en l'absence de règlements constitutionnels visant la reconnaissance de la plurinationalité et de règlements asymétriques ou confédérés dans le domaine de l'autonomie gouvernementale, il est particulièrement difficile de trouver une solution satisfaisante à la « question nationale » quant aux exigences libérales démocratiques d'une réalité à la fois pluraliste et complexe.

Les trois types d'ententes fédérales s'appliquent à cinq domaines fondamentaux : la symbolique-linguistique, l'institutionnel, le secteur de responsabilités et de pouvoirs, le domaine financier-économique, et l'international. Ainsi, l'interrelation des trois types d'ententes avec les cinq domaines d'application donne lieu à 15 combinaisons possibles. Dans le domaine de la symbolique-linguistique, par exemple, les deux premiers types d'ententes (réglementation de la plurinationalité au niveau fédéral et ententes asymétriques) englobent des questions comme la réglementation du plurilinguisme au nom de l'État, dans la monnaie ou les documents d'identité personnelle (passeports, etc.); la question de la représentation internationale des équipes sportives nationales; les diverses possibilités de conception-contenu et l’utilisation des drapeaux, hymnes, etc. dans les divers territoires nationaux; la réglementation linguistique relative aux registres civils, aux titres fonciers et autres (8). Parmi les autres combinaisons possibles entre les types d'ententes fédérales collégiales et les domaines de réglementation, mentionnons la réglementation asymétrique dans les domaines institutionnel et international. Cela peut entraîner des règlements précis comme les secondes chambres, qui s'appliquent aux droits dont jouissent les parlementaires des minorités nationales de s’opposer à des questions données, ainsi que le bicamérisme spécialisé et symétrique. Il faudrait également examiner la réglementation de la composition de la Cour suprême ou du Tribunal constitutionnel. Le fédéralisme plurinational exige la définition de règles et procédures de nature majoritaire et « consociative ». Il vise davantage à préserver l'unité des États plurinationaux déjà existants qu'à jeter les bases de la création de nouveaux États.

En général, on peut dire que les logiques et valeurs libérales, démocratiques et nationales sont, dans l'ensemble, souhaitables; elles ne sont toutefois pas toujours univoques, pas plus qu'elles ne poursuivent nécessairement les mêmes objectifs. Dans le contexte plurinational, on cherche fondamentalement à promouvoir les valeurs de liberté, égalité et dignité de la personne, et à mettre ces valeurs en vigueur grâce à la reconnaissance efficace des diverses réalités nationales qui se côtoient au sein d'une seule et même démocratie.

Voici quelques questions précises découlant du lien entre le fédéralisme et la plurinationalité, dans le contexte des démocraties libérales, et en rapport avec le débat actuel qui se tient aux niveaux théorique et institutionnel :

1. Faut-il réglementer dans la Constitution les mécanismes de procédure qui permettent aux groupes nationaux de se séparer d'une fédération plurinationale? Il s'agit notamment de questions comme la majorité requise dans ces cas-là, les règles de procédure, les échéanciers en cause, les éventuelles compensations d'ordre économique, etc. En principe, il semble n'exister aucune supériorité morale implicite à la préservation de l'unité d'un État ou d'une fédération. Le fait de partager des valeurs libérales démocratiques ne témoigne pas en soi de l'intention des groupes nationaux de cohabiter dans le même État.

2. Quel genre de représentation et quels pouvoirs et responsabilités les États membres présentant des caractéristiques nationales devraient-ils avoir au niveau international?

3. S'agissant des symboles de la fédération, quels devraient être le rapport et la priorité des symboles des entités nationales?

4. Dans le processus actuel de mondialisation, à quels pouvoirs et responsabilités est-il impossible de renoncer si nous voulons continuer de considérer une fédération comme telle? Comment peut-on énoncer dans la Constitution l'égalité entre les demos nationaux distincts par rapport aux critères les plus traditionnels de l'égalité individuelle?

5. Comment le système de partis influe-t-il sur la gestion pratique des relations et institutions intergouvernementales?

6. Dans une fédération plurinationale, quelles devraient être la composition et les fonctions de la seconde chambre? Cette question influe sur la nature de la participation au pouvoir central par les groupes fédérés. Serait-il souhaitable, en pensant aux parlementaires des divers groupes nationaux, d'envisager la possibilité de mécanismes de veto dans certains dossiers?

7. Quelles devraient être la composition et les fonctions de la Cour suprême et du Tribunal constitutionnel? Si l'on pense à une entité nationale fédérée donnée, quels sujets et domaines pourrait-on confier à son tribunal supérieur en tant qu'institution de dernier recours pour le règlement des litiges?

8. Quel rôle la plurinationalité de la fédération devrait-elle jouer dans le processus de réforme constitutionnelle?

Notes

1. Fait important à noter, dans les États plurinationaux, les partisans du libéralisme 1 constituent la majorité à Ottawa, Toronto, Londres ou Madrid, tandis que les partisans du libéralisme 2 sont plus susceptibles de se trouver dans des villes comme Montréal, Édimbourg ou Barcelone. 2. Je m’inspire ici de l’analyse comparative du fédéralisme de Daniel Elazar et Ronald Watts. 3. Outre ces quatre types fondamentaux d'ententes fédérales, il existe d'autres dispositions de nature et aux conséquences plus restreintes, dont nous citerons ici rapidement quelques exemples : a) les unions, où les éléments constituants conservent leur intégrité, surtout au moyen d'institutions générales comme le double mandat (régional et général) des conseillers : c'était le cas de la Belgique avant 1993; b) les ligues, où les ententes sont conclues entre les différents États pour atteindre des objectifs précis par le biais d'un secrétariat, et non d'un gouvernement (la Ligue arabe, l'ANASE, l'OTAN, le Conseil nordique, etc.); c) les condominiums, où certains territoires sont sous le contrôle d'un groupe d'autres États (Andorre avant sa « constitutionnalisation » dans les années 90); d) les pouvoirs fonctionnels partagés, ou organismes créés par divers États pour mettre en oeuvre des politiques précises (l'Agence internationale de l'énergie atomique; l'Organisation internationale du travail, etc.). De toute évidence, il y a aussi des cas très particuliers caractérisés par la conjugaison de plusieurs éléments d'entente (celui de l'Union européenne après les Accords de Maastricht en 1992). 4. En général, on peut dire que le fédéralisme vise à combiner les avantages de l'unité à ceux de la diversité. Pour reprendre les propos de l'un des meilleurs analystes connus de la question, Daniel Elazar, d'une part, le fédéralisme libéral classique est conçu pour empêcher la tyrannie sans entraver la conduite des affaires publiques et, d'autre part, il vise à répondre au besoin des gens et des régimes de s'unir à des fins communes tout en restant distincts pour préserver leur intégrité respective. Cela signifie plus ou moins que l’on veut gagner sur les deux tableaux. 5. Contrairement aux États fédéraux qui acceptent leur nature plurinationale, comme le Canada, la Belgique et, dans une moindre mesure, la Suisse. Dans le domaine analytique, les études traditionnelles du fédéralisme ont souvent fait l'erreur de ne prendre qu'un élément, les États-Unis, pour représenter le tout. 6. La réglementation inter-groupe d'un État plurinational exige certaines garanties constitutionnelles relatives à la « liberté négative » libérale au niveau collectif, ou, pour utiliser les termes de Will Kymlicka, la réglementation des « protections externes » qui accompagne l'absence de « restrictions internes » dans les relations entre les groupes. Dans le domaine culturel, la « tyrannie de la majorité » a toujours eu des conséquences néfastes sur l'évolution du libéralisme traditionnel, surtout par rapport à l'absence de reconnaissance du pluralisme national existant dans certains États. À cet égard, comme le soulignent les analyses de Charles Taylor et James Tully (entre autres), faire place à une réalité plurinationale signifie que l'on doit reconnaître, protéger et défendre les valeurs et droits collectifs des minorités nationales, au même titre que ceux de la majorité établis et énoncés dans le cadre du constitutionnalisme traditionnel. 7. Il ne s'agit donc pas de comparer un modèle fédéral global de nature essentiellement « asymétrique » à un autre modèle (également global) de nature symétrique. Il s'agit plutôt de combiner les deux modèles et – dans le cas des États plurinationaux – d'évaluer les territoires auxquels ils doivent s'appliquer. 8. En termes plus juridiques, cela place la question dans le contexte de l'importante décision rendue récemment par la Cour suprême du Canada, selon laquelle les principes démocratiques doivent être énoncés et évalués en même temps que d'autres principes, à savoir : le fédéralisme, le respect du principe de légalité et le respect des minorités (Cour suprême du Canada, 25506, 1998).

Lectures suggérées

Burgess, M. et Gagnon, A. (éd.) Comparative Federalism and Federation, Toronto, University of Toronto Press, 1993.

De Villiers, B. (éd.). Evaluating Federal Systems, Cape Town et Dordrecht, Juta & Martinus Nijhoff, 1995.

Elazar, D. Federal Systems of the World, Essex, Longman, 1991.

Elazar, D. Exploring Federalism, Tuscaloosa, University of Alabama Press, 1987.

Fossas, E. et Requejo, F. (éd.) Asimetria Federal y Estado Plurinacional. El debate sobre la acomodación de la diversidad en Canadá, Bélgica y España, Madrid, Trotta, 1999.

Gagnon, A. et Tully, J. (éd) Struggles for Recognition in Multinational Societies. The Search for Justice and Stability in Belgium, Canada, Spain, the United Kingdom and the European Union in comparative perspective, Cambridge University Press, 1999. (à paraître)

Gibbins, R. et Laforest, G. (éd), Beyond the Impasse, Montréal, Institut de recherche en politiques publiques, 1998.

Kymlicka, W. Multicultural Citizenship. A Liberal Theory of Minority Rights, Oxford, Clarendon Press, 1995.

McRoberts, K. Misconceiving Canada: The Struggle for National Unity, Toronto,Oxford University Press, 1997.

Requejo, F. « Le pluralisme culturel, le nationalisme et le fédéralisme. Révision de la citoyenneté démocratique dans les États plurinationaux », European Journal of Political Research, 1999, 35,2 : 255-286.

Requejo, F. Federalisme, per a que?.L'acomodacio de la diversitat en democracies plurinacionals, Valencia, Tres i Quatre, 1998.

Seidle, L. (éd.), Seeking a New Canadian Partnership, Institut de recherche en politiques publiques, Montréal, 1994.

Taylor, Ch. Multiculturalism and the « Politics of Recognition », New Jersey, Princeton University Press, 1992.

Tully, J. Philosophy in an Age of Pluralism, Cambridge, Cambridge University Press, 1994.

Watts, R. Comparing Federal Systems in the 1990s, Kingston et Montréal, Institut des relations intergouvernementales, Université Queen's et McGill-Queen's University press, 1997.