Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Article de référence

LA FACULTÉ D’ADAPTATION ET LE CHANGEMENT DANS LES FÉDÉRATIONS

Richard Simeon Université de Toronto

Le fédéralisme s'est révélé être un instrument de gestion publique merveilleusement souple et adaptable. Nous en avons deux preuves : d'une part, la diversité des structures et pratiques fédérales existant dans le monde entier, dans bon nombre de systèmes économiques et sociaux différents, et, d'autre part, de par la façon dont les diverses fédérations ont su s'adapter aux nouvelles réalités socioéconomiques et aux programmes politiques qui s'ensuivent. En fait, si l'on veut répondre aux besoins toujours changeants des citoyens, il est essentiel que les organes directeurs, quels qu'ils soient, puissent s'adapter à la nouvelle conjoncture. Parallèlement, il existe, comme dans toutes les autres institutions, une réticence au changement. Cela s'explique peut-être tout simplement en raison des intérêts acquis des élites qui gèrent le système à l'heure actuelle. Toutefois, cela est peut-être dû également au fait que le fédéralisme implique souvent un équilibre délicat entre des régions et des groupes définis du point de vue territorial, de sorte que toute modification apportée à ces institutions et à ces usages risque d’entraîner dissensions et litiges, d'où l'enjeu : la stabilité sans immobilisme, la souplesse sans saper les principes fondamentaux qui sous-tendent l'« entente » fédérale initiale.

Quel est le moteur du changement?

Bon nombre de facteurs peuvent être à l'origine des changements à l’intérieur des régimes fédéraux. Certains facteurs sont internes, émanant des institutions fédérales proprement dites, tandis que d'autres découlent de l'évolution des milieux économique, culturel, social et mondial où s'inscrit le fédéralisme. Lorsque les citoyens et leurs dirigeants ont l'impression que les institutions conçues pour les servir ne jouent plus leur rôle, le changement devient inéluctable.

Voici quelques facteurs à prendre en considération :

1. L'évolution de l'attitude et des orientations des citoyens

Deux séries d'orientations sont importantes. Tout d'abord, les usages des institutions fédérales n'évoluent pas toujours dans le même sens que les principes de la participation démocratique et de la reddition de comptes. Si les gens ont l'impression que les relations intergouvernementales se déroulent en secret, au sein d'une élite et sans obligation de rendre compte, ils exigeront des changements. C'est ce qu'on appelle le « déficit démocratique » auquel on s'est intéressé au Canada, en Allemagne, dans l'Union européenne et ailleurs.

Viennent ensuite les modifications quant au degré d'identification avec les gouvernements centraux ou d’États ou de provinces. Si les problèmes et les identités nationales ont préséance, il y aura des pressions pour que le pouvoir soit exercé au centre. Si les identités régionales prennent de l'importance, surtout dans des fédérations multinationales comme le Canada ou la Belgique, il y aura des pressions vers une décentralisation accrue, voire même des éléments d'asymétrie, afin de répondre aux aspirations de groupes ethnonationaux géographiquement concentrés.

2. L'évolution des programmes d’action

Bon nombre de fédérations ont été créées à une époque où la taille et le rôle des gouvernements étaient tout à fait différents de ceux d'aujourd'hui, et où l'on n'avait pas encore réfléchi aux problèmes de l'heure, comme ceux liés à l'environnement et aux télécommunications. Le partage des pouvoirs et des ressources financières, acceptable lors de la fondation, ne permet peut-être plus aujourd'hui de faire face à la nouvelle notion du rôle du gouvernement dans la société. L'exemple le plus spectaculaire a peut-être été, pour plusieurs fédérations, l'avènement de l'État-providence keynésien de l'après-guerre, où de nombreux observateurs se sont demandé si l'on pouvait réaliser ce projet dans les régimes fédéraux déjà existants. Plus récemment, on s'est intéressé aux façons de restreindre l'expansion des pouvoirs publics, et là aussi, les institutions fédérales sont en cause. Comment donc s'adapter à cette nouvelle vision du gouvernement et de la politique, tout en préservant les valeurs du fédéralisme?

Ainsi, on peut envisager sous plusieurs angles différents la souplesse et l'ajustement des régimes fédéraux, en faisant appel à chaque fois à une série de critères différents pour évaluer le succès et recommander des changements, et en mettant en cause à chaque fois des intérêts divers de façon différente. La démocratie, l'efficacité et la réaction aux notions distinctes de collectivité et d'identité peuvent toutes évoluer dans des sens différents. Ce qui peut sembler une amélioration d'un certain point de vue peut avoir un effet néfaste sous un autre angle.

3. La mondialisation

La mondialisation entraîne de nombreux enjeux au sein des fédérations. Selon certains, elle incite à la décentralisation, à mesure que les gouvernements nationaux perdent le contrôle à l'égard des instruments politiques dont ils disposent traditionnellement, et que les économies nationales sont moins intégrées à l'interne et intégrées différemment dans le reste du monde. Selon un autre point de vue, toutefois, la mondialisation a l'effet l'inverse car elle accorde une grande importance aux rôles que jouent les gouvernements nationaux à l'échelle internationale, et reconnaît que, pour être efficace sur la scène internationale, un pays doit être en mesure de présenter un front uni à l'étranger. Quel que soit le bon point de vue, il est clair qu'avec la mondialisation, le fédéralisme ne cesse pas d'exister à la frontière : les forces mondiales ont des effets puissants sur les relations au niveau national, et le caractère fédéral du pays est inévitablement projeté sur la scène internationale.

4. Les nouvelles approches de la gestion publique

Les théories récentes de gestion des affaires publiques accordent une grande importance à certaines valeurs étroitement liées à la pratique du fédéralisme. Parmi celles-ci, mentionnons la « subsidiarité », en vertu de laquelle les responsabilités sont déléguées de façon à se rapprocher au maximum de la population; l'efficience et le contrôle des coûts, avec leurs répercussions sur les chevauchements, les dédoublements et autres problèmes endémiques aux régimes fédéraux; « les pratiques exemplaires » où l'on met l'accent sur l'expérimentation et l'innovation; « le service à la clientèle », axé sur le système du guichet unique et d'autres méthodes pour relier les citoyens à leurs gouvernements de façon aussi homogène que possible, etc. Toutes ces idées mettent en exergue la nécessité d'une étroite coordination entre les gouvernements. Selon ces principes, le partage fédéral des pouvoirs ne devrait pas faire obstacle à la prestation efficace des services, et les citoyens sont vraisemblablement moins préoccupés par les subtilités du fédéralisme que par la fourniture continue de biens par le secteur public.

Les instruments de l'adaptation

Les fédérations sont des groupes d'institutions complexes et multidimensionnels. Par conséquent, le changement et l'adaptation dont nous parlons peuvent revêtir de nombreuses formes ,et il existe toute une gamme d'instruments pour s'adapter à de nouvelles conditions.

1. La modification constitutionnelle

Si l'on veut apporter des changements durables et radicaux à une fédération, il faut en modifier la constitution – soit en modifiant le partage des pouvoirs ou les relations d'ordre financier, soit en créant ou en démantelant des appareils intergouvernementaux, soit, de façon plus générale, en apportant des changements plus fondamentaux à la structure politique générale. C'est ce qui s'est fait lors de l'adoption d'une Charte des droits et libertés dans la Constitution canadienne en 1982, ou encore lors de l'adaptation du système d'élection directe des sénateurs aux États-Unis en 1913.

La modification constitutionnelle semble être l'instrument le plus évident pour adapter une fédération à de nouveaux besoins. Mais ce n'est pas toujours le cas, et ce, pour plusieurs raisons. Tout d'abord, la modification constitutionnelle est un objectif souvent difficile à atteindre. La plupart du temps, il faut pour cela des supermajorités et, en outre, avoir l'appui des deux niveaux de gouvernement avant de l'adopter. Étant donné la force symbolique des constitutions et les problèmes liés à leur modification, le débat constitutionnel est en général extrêmement conflictuel. En second lieu, les modifications constitutionnelles peuvent s'accompagner de certaines conditions très strictes qui leur sont propres et qui sont difficiles à corriger par la suite. Troisièmement, dans les fédérations où règne la dissension, l'harmonie est peut-être plus facile à obtenir grâce au « silence constitutionnel », soit en laissant en suspens certaines questions au lieu d'essayer d'énoncer tous les problèmes d'identité et de pouvoir en termes constitutionnels précis.

En conséquence, les modifications constitutionnelles d'importance sont relativement rares dans les régimes fédéraux. Par contre, la plupart des fédérations ont essayé de trouver des façons moins officielles de moderniser leurs institutions et leurs méthodes.

Selon la façon dont la constitution a été conçue au départ, il faudra ou non avoir recours à une modification constitutionnelle officielle. Plus les pouvoirs sont attribués à des « compartiments étanches » relativement fermés, plus l'adaptation par des moyens politiques et administratifs sera difficile à faire. En revanche, lorsque la constitution prévoit de vastes secteurs de pouvoirs partagés ou simultanés, il est plus facile de procéder à une adaptation de façon officieuse. De même, les constitutions qui renferment des lacunes et des « silences » se prêteront plus facilement à une adaptation informelle que celles qui énoncent les pouvoirs de façon très détaillée.

2. L’interprétation judiciaire

Toutes les fédérations possèdent une capacité d'arbitrage judiciaire, qu'il s'agisse d'une Cour suprême générale ou d'un Tribunal constitutionnel plus spécialisé. Leur interprétation de la constitution peut avoir d'importantes répercussions sur l'évolution du régime fédéral. Même si la question de savoir si les tribunaux réagissent de façon judicieuse à l'évolution sociale ou s’ils imposent leurs propres opinions suscite de vives controverses, il ne fait aucun doute que les décisions des tribunaux ont fortement influé sur le fédéralisme dans des pays aussi divers que le Canada, les États-Unis, l'Allemagne et l'Inde.

L'influence des tribunaux sur l'évolution du régime fédéral dépend en partie de la façon dont les juges conçoivent leur rôle, et de la nature du document constitutionnel qu'ils sont appelés à interpréter; elle dépend également de la mesure dans laquelle les intervenants politiques dans la fédération comptent sur les tribunaux pour régler leurs différends ou, au contraire, s'en remettent davantage aux discussions et à la négociation informelles. Au Canada, par exemple, le recours fréquent aux tribunaux est parfois considéré comme une preuve de la rupture de ces mécanismes administratifs plus consensuels.

3. Les ententes gouvernementales officielles

Lorsqu'il est difficile ou impossible de modifier la constitution de façon officielle, les gouvernements peuvent avoir recours à des ententes ou des accords officiels entre eux. Ces ententes peuvent se présenter sous diverses formes.

Il peut s'agir d'accords cadres de portée générale qui énoncent des valeurs et principes fondamentaux et précisent les responsabilités générales de chaque niveau de gouvernement; l'Accord cadre canadien sur l'union sociale en est un exemple récent. Il peut également s'agir d'ententes administratives détaillées portant sur la prestation des services dans les secteurs où il y a partage des compétences ou chevauchement.
Il peut s'agir d'une entente entre deux, ou même trois, niveaux de gouvernement, ou encore de « conventions » entre États ou provinces.
Elles peuvent à l'occasion renfermer des mécanismes d'application précis, et notamment des procédures de règlement des différends.
Elles peuvent être plus ou moins ouvertes, transparentes et accessibles à l'examen et à la participation du public.

4. Les subventions conditionnelles et les pouvoirs d'imposition et de dépenses

Le déséquilibre entre les responsabilités en matière de dépenses et la capacité de percevoir des recettes est l'un des facteurs de rigidité des régimes fédéraux. En général, le gouvernement fédéral ou central a plus facilement accès aux recettes, tandis que les provinces et les municipalités sont responsables de la prestation des services dans plusieurs domaines. De ce fait, toutes les fédérations ont mis au point des mécanismes très précis de transferts intergouvernementaux dans le but de faire, grâce au fédéralisme financier, ce qu'il est impossible de faire grâce à la modification constitutionnelle.

En outre, dans bon nombre de fédérations, le gouvernement central a, de façon explicite ou non, de vastes pouvoirs pour dépenser les recettes publiques, et ce, même dans les domaines où la compétence revient à l'État ou la province. Les gouvernements centraux peuvent accorder aux provinces des subventions « conditionnelles » ou « à frais partagés » dans certains secteurs de dépenses, et fixer des conditions quant à la façon dont ces fonds devront être dépensés. Ils peuvent également accorder des subventions pour mieux « équilibrer » la capacité des provinces riches et pauvres d'offrir un niveau de services comparable, à un taux d'imposition comparable, ce qui aide énormément les provinces moins bien nanties à s'adapter à de nouvelles lignes de conduite, tout en renforçant la capacité d'adaptation globale du système.

Ces transferts intergouvernementaux ont peut-être représenté l'instrument ou le changement le plus important dans les régimes fédéraux. C'est en grande partie grâce au recours au « pouvoir de dépenses » que des pays comme le Canada, les États-Unis et l'Australie ont réussi à adopter de nouveaux programmes publics dans les domaines comme les soins de santé et l'aide sociale, domaines que les États ou provinces n'auraient peut-être pas pu mettre en œuvre de leur propre chef. Par contre, les limites d'ordre financier et budgétaire des derniers temps ont entravé la capacité des gouvernements de promouvoir la souplesse du régime fédéral.

Ces mécanismes de transfert varient également énormément entre les fédérations :

Ils sont très différents quant à la part de leur contribution au budget des États ou des provinces.
Il peut s'agir de subventions conditionnelles extrêmement précises et détaillées qui laissent peu de place aux écarts entre les provinces; il peut aussi s’agir de subventions globales générales aux conditions rares ou inexistantes. La nature et la teneur des conditions que les gouvernements centraux fixent aux transferts sont des indicateurs importants du degré de centralisation ou de décentralisation des régimes fédéraux. Pendant l'après-guerre, le pouvoir de dépenses était considéré comme une importante force centralisatrice des fédérations, qui permettait au gouvernement fédéral d'intervenir dans de nombreux domaines qui relevaient normalement de la compétence provinciale. Ces conditions ont donc très souvent été sujettes à controverse. Dernièrement, dans un certain nombre de fédérations, on s'est efforcé de réduire le nombre de conditions et de garantir la pleine participation de l'État ou la province à l'élaboration des programmes à frais partagés. Les restrictions budgétaires ont, dans certains cas, poussé le gouvernement fédéral à se retirer complètement des affaires provinciales.
La mesure dans laquelle le régime de transferts respecte l’égalité entre les provinces varie également.
Le pouvoir d'imposition du gouvernement central est généralement moins limité que son pouvoir de dépenses; par conséquent, les gouvernements centraux peuvent influer sur la politique dans les domaines de compétence provinciale grâce à des dépenses fiscales et des crédits d'impôt, surtout s'il est difficile d'obtenir l'accord des provinces relativement aux programmes de dépenses.

5. La délégation de pouvoirs

La disposition courante visant à autoriser les gouvernements à déléguer des pouvoirs législatifs ou administratifs, vers le haut ou vers le bas, représente une autre solution de rechange intéressante à la modification constitutionnelle. En général, il faut pour cela un vaste consensus au niveau intergouvernemental, et le recours à cet instrument varie selon les constitutions fédérales.

6. « Le retrait » et l'asymétrie de fait

Lorsqu'on discute d’instruments d'adaptation comme la modification constitutionnelle ou les programmes à frais partagés, une question immédiate risque de se poser : ces changements s'appliqueront-ils à tous les États et provinces ou non? Par définition, les provinces des régimes fédéraux varient de par leur capacité financière, leurs objectifs politiques et leur identité. Par conséquent, un ou plusieurs éléments de la fédération peuvent s'opposer, grâce à des instruments comme le pouvoir de dépenses, à l'ingérence du gouvernement fédéral dans leur secteur de compétence, ou tenter d'obtenir des compétences supplémentaires, que les autres éléments ne recherchent pas nécessairement, afin de s'adapter à leurs nouveaux besoins.

Il existe une formule qui permet de tenir compte des divers intérêts et moyens interprovinciaux : le « retrait » et l'« adhésion ». Dans le premier cas, une ou plusieurs provinces peuvent décider de ne pas participer à un programme national à frais partagés, et recevoir du gouvernement central des paiements sans condition qui correspondent aux sommes qu’il aurait dû dépenser si ces provinces avaient participé au programme. Dans le deuxième cas, le gouvernement central établit le programme, et chaque province est libre d'y participer ou non. Au fil des ans, ces changements peuvent s'accumuler, ce qui fait qu'une ou plusieurs provinces finissent par entretenir avec le gouvernement central des relations tout à fait différentes des autres. En d'autres termes, la présence fédérale varie énormément selon les provinces.

En revanche, une province peut demander des modifications constitutionnelles qui tiennent compte de son caractère distinct, et se doter d'outils législatifs dont ne disposent pas les autres.

Ces mécanismes représentent une méthode d'adaptation précieuse, surtout pour répondre aux besoins de minorités importantes dans les fédérations multinationales. Par ailleurs, ils sont parfois très sujets à controverse. Aux yeux de certains, l'asymétrie prépare le terrain à la séparation progressive d'une province du gouvernement fédéral et des autres provinces, et l'« égalité des provinces » est un principe fondamental du fédéralisme. Pour d'autres, l'asymétrie n'est que le reflet de la diversité des collectivités au sein d'un système unique, et il faut absolument en tenir compte si l'on veut permettre aux groupes minoritaires d'occuper la place qui leur revient au sein du régime fédéral à long terme. Ces désaccords montrent bien que la « faculté d'adaptation » n'est pas toujours un terme neutre.

L'expérience de certaines fédérations nous porte à croire que l'asymétrie constitutionnelle officielle est beaucoup plus difficile à réaliser que des procédures informelles différentes dans le cadre des ententes financières, administratives et autres conclues entre le gouvernement fédéral et les États ou provinces. Cette dernière forme d'asymétrie est commune à tous les régimes fédéraux.

7. Les pouvoirs d'urgence

Le gouvernement central peut être appelé à exercer rapidement son pouvoir pour réagir à des crises externes, comme une guerre, ou à des crises internes comme une dépression économique ou l'agitation civile. Il y a évidemment un risque du fait que le recours à ces pouvoirs pourraient torpiller l'autonomie des provinces et les valeurs du fédéralisme. Par conséquent, il ne faut pas considérer ces pouvoirs comme un instrument normal d'adaptation dans les régimes fédéraux, mais ils doivent quand même rester accessibles à certains.

Il ressort de cette étude que la plupart des régimes fédéraux, sinon tous, disposent d'un vaste éventail d'instruments qu'ils peuvent utiliser pour s'assurer que leur appareil politique et administratif est bien en mesure de réagir à l'évolution des demandes et des intérêts. Si les régimes fédéraux étaient pris dans un carcan et gelés dans le temps, peu d'entre eux survivraient. En fait, l'expérience indique que les « complexités du fédéralisme » peuvent vraiment compliquer la vie des citoyens et des décideurs, mais qu'elles constituent rarement, voire jamais, un carcan.

La politique et les mécanismes d'adaptation

Comme nous l'avons dit au début, le bouleversement des conditions socioéconomiques, l'évolution du contexte mondial et les changements dans l'identité et l'orientation des citoyens sont autant de facteurs à l'origine des modifications dans les régimes fédéraux. Ces facteurs se manifestent à leur tour dans les tendances idéologiques, les mouvements sociaux, les partis politiques et les résultats électoraux. Ces facteurs, qui s'exercent à tous les niveaux, expliquent le changement à long terme.

Mais à court terme, la flexibilité et l'adaptation dépendent entièrement du gouvernement fédéral et des autorités provinciales et d'États, des responsables qui détiennent le pouvoir politique, et des mécanismes mis en place pour assurer les relations intergouvernementales. Les mesures efficaces de coordination, de collaboration et de satisfaction des nouveaux besoins dépendent en grande partie d'un système solide et transparent de relations intergouvernementales (RIG). Ce système facilite un échange exhaustif, permanent et ouvert entre les gouvernements au sujet des problèmes et de leurs diverses solutions; il permet à chaque niveau de gouvernement de jouer le rôle qui lui revient tout en favorisant simultanément la collaboration chaque fois que cela est nécessaire, et il maintient des liens étroits avec la société au service de laquelle sont tous les gouvernements.

La souplesse des régimes fédéraux dépend de l'équilibre entre l'autonomie et la collaboration. L'autonomie est nécessaire parce que chaque gouvernement doit avoir ses coudées franches pour réagir aux nouveaux besoins et inspirations de ses ressortissants, en tenant toujours compte des besoins locaux, sans craindre le veto ou les réactions mitigées des majorités nationales. L'un des grands avantages liés à la souplesse du fédéralisme est précisément qu'il se compose d'un certain nombre de gouvernements relativement autonomes, dont chacun est à même d'expérimenter et d'innover. Ni une homogénéité convenue entre les gouvernements ni une domination fédérale absolue ne contribuent de façon positive à la souplesse et à l'adaptation aux nouveaux besoins. Dans un monde incertain et en rapide évolution, la saine concurrence entre les gouvernements pour trouver les moyens d’action les mieux adaptés à leurs besoins représente l'un des plus grands avantages du fédéralisme.

Toutefois, la collaboration est également nécessaire pour s'adapter de manière efficace car bon nombre des nouveaux problèmes d'ordre politique outrepassent les champs de compétence, et bon nombre des instruments qui permettent d'y faire face sont utilisés conjointement par les deux niveaux de gouvernement. Même dans les fédérations où le partage des pouvoirs se fonde sur le modèle des « compartiments étanches », la simultanéité et l'interdépendance de facto sont omniprésentes.

Le juste équilibre variera selon les fédérations : plus celles-ci ont une diversité culturelle, plus leurs systèmes intergouvernementaux pencheront vers l'autonomie des provinces; plus elles sont homogènes, plus on mettra l'accent sur des normes et pratiques communes mises en place par le gouvernement central, avec la collaboration intergouvernementale. Plus le système de partis est unifié, plus la mobilité des dirigeants sera grande entre les niveaux de gouvernement, et plus la représentation des éléments constituants est forte au gouvernement national, plus on mettra l'accent sur la collaboration et le consensus. Plus le système de partis et le régime gouvernemental sont divisés, et plus les conflits et la concurrence sont probables.

Cet équilibre risque également de varier au fil des ans, en fonction des problèmes auxquels se heurte la société. Le projet commun d'après-guerre visant la mise en place de l'État -providence moderne prévoyait par nécessité la participation des deux niveaux de gouvernement et accordait une haute importance à la collaboration pour répondre aux aspirations des citoyens. À d'autres époques, ce genre de projet d'envergure nationale pourrait être étouffé dans l’œuf, et on accorderait de plus en plus d'importance aux questions qui se posent aux niveaux local et provincial; par conséquent, on convergerait vers l'autonomie provinciale.

En outre, l'autonomie et la collaboration comportent toutes deux des désavantages. Dans certains cas, l'autonomie absolue des provinces, en l'absence de normes de confiance et de collaboration, peut entraîner des contradictions et des dédoublements de politiques, une « course vers le bas » dans le domaine de la politique sociale, une lutte mesquine pour la popularité politique, le « territoire » bureaucratique et l'obtention de crédits, ainsi qu'une exacerbation artificielle des tensions régionales du fait que les gouvernements cherchent à rallier les électeurs à leur cause, d'où l'utilité de mécanismes de collaboration solides et d'un système intergouvernemental ouvert au public, et donc, assujetti à certaines règles par celui-ci.

Le fédéralisme coopératif n'est pas non plus une panacée. Si l'on met trop l'accent sur l'harmonie et la coopération, on risque d'en arriver à des ententes intergouvernementales fondées sur le plus petit dénominateur commun, ou trop diluées pour être efficaces. Cela peut entraîner des retards excessifs du fait que les gouvernements essaient d'en arriver à une entente. En étant trop centrés sur le maintien de cette harmonie, on relègue au second plan les préoccupations politiques fondamentales et les intérêts principaux des citoyens.

L'astuce consiste donc, pour chaque régime fédéral, à trouver son juste équilibre entre l'autonomie et l'interdépendance, la concurrence et le consensus. Il faut un peu des deux pour atteindre l'objectif général, c’est-à-dire s'assurer que les régimes fédéraux sont en mesure de réagir et de s'adapter au monde nouveau dans lequel ils évoluent et dont ils sont tributaires.

Questions pour la discussion en table ronde

1. Comment accroître au maximum la capacité d'intervention et la souplesse du fédéralisme compte tenu des nouveaux besoins et des problèmes de l'heure, tout en préservant les éléments essentiels du fédéralisme?

2. Comment examiner les avantages et les inconvénients des divers instruments d'adaptation, depuis la modification officielle jusqu'à l'entente informelle?

3. Parmi les fédérations représentées à cette conférence, lesquelles semblent avoir le mieux réussi à s'adapter au changement, et lesquelles y sont le moins bien parvenues? Comment expliquer ces différences et tirer la leçon du passé pour améliorer la façon de procéder dans toutes les fédérations?

4. Comment faire en sorte que les valeurs, intérêts et préférences des citoyens restent au coeur des préoccupations quand les gouvernements examinent les besoins de changement?

5. Comment accroître au maximum la capacité des fédérations, avec les régimes gouvernementaux à plusieurs niveaux, de participer de manière efficace à la mondialisation?

6. L'importance accordée à l'asymétrie dans le partage des compétences accroît-elle ou diminue-t-elle la capacité de s'adapter au changement?

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