Conférence internationale sur le fédéralisme

Mont-Tremblant, octobre 1999

Article de référence

VERS UNE THÉORIE NORMATIVE DU FÉDÉRALISME

Daniel Weinstock Département de philosophie Université de Montréal

Il est étonnant que le fédéralisme n'ait pas à ce jour donné lieu à une plus importante littérature philosophique normative. En effet, par opposition au constitutionalisme libéral qui, surtout depuis la publication de la Théorie de la justice de John Rawls (1971), occupe une place prépondérante en philosophie politique, et à la démocratie, qui fait depuis quelques années l'objet d'importants déploiements philosophiques (voir par exemple Gutmann et Thompson 1996), le fédéralisme n'a, sauf rares exceptions (par exemple Norman 1994) pas particulièrement intéressé les philosophes. Il est perçu la plupart du temps comme relevant davantage de la technique politique que des fondements normatifs de l'éthique sociale. En d'autres termes, les philosophes ont eu tendance à faire comme si leur travail s'arrêtait au seuil des questions proprement institutionnelles. Le travail normatif ne concernerait selon cette manière de voir les choses que le choix des grandes valeurs et des grandes orientations sociales: privilégiera-t-on davantage les droits individuels constitutionnellement enchâssés et la "judicial review", ou accordera-t-on plus de place aux décisions prises démocratiquement par les représentants élus? Quelle importance attribuera-t-on aux droits sociaux et économiques? Une fois ces lourdes questions réglées, les philosophes ont trop souvent estimé que leur travail était fait, et que la question de savoir si les valeurs et orientations choisies s'incarneront dans tel ou dans tel ensemble d'institutions ne relevait plus que de la mécanique gouvernementale. Un pays optera-t-il pour un modèle fédéral? Ce sera avant tout pour des raisons d'efficacité administrative. Des pays indépendants décideront-ils de se doter d'une structure fédérale? Ce sera à cause d'intérêts économiques, militaires ou autres. Il n'y aurait en tous cas plus rien d'intéressant à dire sur le plan normatif à propos d'un tel choix institutionnel. Le regard très réducteur posé sur le fédéralisme dans un récent dictionnaire de la philosophie politique est éloquent à cet égard. Traitant de l'émergence des régimes fédéraux, l'auteur écrit que "there must be a compelling reason to aggregate resources and this compulsion is invariably military [...] There must be a reason to aggregate resources, some external (or internal) enemy or object of aggression, or else no one would be willing to give up independence for aggregation" (Riker 1993, 511, 513).

Or, la conjoncture politique dans laquelle se trouve actuellement bon nombre de sociétés modernes fait qu'une réflexion normative de fond sur le fédéralisme s'impose. Premièrement, la mondialisation économique, politique et juridique implique que nous aurons de plus en plus à imaginer des modes de gestion et de réglementation d'espaces politiques supraétatiques. Ensuite, les revendications de plus en plus nombreuses et urgentes de groupes infranationaux (ethniques, religieux, linguistiques, culturels, etc.) pour un certain degré d'autonomie dans les décisions ayant trait aux intérêts de leurs membres militent pour une décentralisation des responsabilités naguère réservés à l'État central. Qui plus est, bon nombre de fédéralismes que l’on retrouve dans des sociétés aux conditions matérielles et culturelles privilégiées, telles que le Canada et la Belgique, semble être en crise, au bord de la dissolution. Nous ne disposons donc pas de modèles réels sur lesquels pourraient se calquer d’éventuelles nouvelles initiatives d’intégration ou de réaménagement fédéraux. Ainsi, entre la mondialisation, la "politique des identités", et la crise des fédéralismes existants, la conjoncture semble mûre pour une réflexion sur le potentiel que possède le fédéralisme pour répondre à des impératifs apparemment incompatibles. Ce texte se veut une modeste contribution à cette entreprise (Voir également Bauböck, à paraître; et McClure et Karmis, ms.).

Quelques préliminaires s'imposent. Tout d'abord, on entendra ici par système politique fédéral tout système politique comprenant une division des pouvoirs constitutionnellement définie et protégée entre un gouvernement central dont les décisions s'appliquent à tous les membres de l'État, et plusieurs gouvernements infra-étatiques dont les décisions ne s'appliquent qu'aux membres des sous-ensembles de la population de l'État, ces sous-ensembles étant dans le cas paradigmatique définis en fonction de découpages territoriaux. On entendra par justification normative du fédéralisme tout argument qui tente de fonder la désirabilité d'un système fédéral sur les valeurs que ce système de gouvernement permet de réaliser, et sur sa contribution à la promotion du bien commun, par opposition à une justification purement instrumentale, qui ferait du choix d'un système fédéral le simple reflet du calcul des avantages respectifs des groupes concernés ainsi que de leur rapport de force.

Un système fédéral peut naître de deux types de processus diamétralement opposés. Premièrement, il peut résulter de la "fédéralisation" d'un État unitaire. Les réformes constitutionnelles introduites récemment en Espagne sont un exemple de ce chemin vers le fédéralisme. Nous parlerons pour désigner ce genre de processus de réaménagement fédéral. Deuxièmement, une fédération peut émerger de l'accord de deux ou de plusieurs entités politiques indépendantes de se donner des structures politiques communes. L'Europe emprunte à l'heure actuelle ce chemin. Les fédéralismes américain et canadien ont tous deux émergé de ce type de processus. Nous parlerons pour désigner ce genre de création de fédérations d'intégration fédérale. Parfois, la fédéralisation d'un État unitaire se fera selon des divisions territoriales, culturelles, linguistiques ou autres que la création de l'État unitaire avait tenté de gommer. Mais on peut également concevoir de systèmes fédéraux dont les unités fédérées ne renverraient à aucune division politique ou culturelle préexistante.

Il serait tentant à première vue de supposer que les justifications d'intégrations et de réaménagements seraient grosso modo les mêmes. En d'autres termes, on pourrait penser que s'il est aujourd'hui désirable, par exemple, pour l'Espagne de réaménager son espace politique afin de diviser les pouvoirs décisionnels entre le gouvernement central et des gouvernements régionaux, il aurait également, et pour les mêmes raisons, été désirable pour les régions qui constituent actuellement l'Espagne de suivre le chemin de l'intégration fédérale si elles avaient été politiquement indépendantes. Si le point d'arrivée est désirable, ne l'est-il pas quel que soit le point de départ? Cette hypothèse serait par ailleurs conforme à l'esprit du contractualisme libéral, qui affirme dans les grandes lignes que la légitimité d'un régime politique dépend de ce que nous puissions nous le représenter comme émanant du choix rationnel d'individus réunis dans une situation de choix afin de décider des principes sous-tendant leur éventuelle union politique. Un mode de justification contractualiste a par ailleurs été suggéré afin de fournir une base justificative au fédéralisme par au moins deux philosophes s'étant récemment penchés sur la question (Norman 1994; Lehning 1997).

Mais il est faux de penser que, dans le cas de changements de régimes comme ceux que nous envisageons, le point de départ n'affectera pas la désirabilité du point d'arrivée. En effet, à regarder la situation de plus près, l'on se rend compte que les enjeux d'éthique sociale et politique impliqués d'une part par un abandon partiel de souveraineté par des États indépendants dans le cas d'une intégration, et d'autre part par la désagrégation d'attributs de souveraineté dans le cas d'un réaménagement, sont très différents. Ayant à emprunter des chemins opposés afin d'arriver à un système fédéral, les gouvernements envisageant des intégrations et ceux qui visent le réaménagement auront à invoquer des considérations parfois diamétralement opposées auprès de leur citoyens.

Quelles sont les valeurs que permet de réaliser le réaménagement? Pourquoi un État unitaire aurait-il à se restructurer sur une base fédérale? On a traditionnellement invoqué trois arguments, qui ont trait respectivement à la liberté, à la citoyenneté et à la démocratie.

L'argument de la liberté: cet argument, qui est au centre de la défense madisonienne du fédéralisme américain, voit dans tout gouvernement un danger potentiel pour la liberté individuelle, et conçoit par conséquent la multiplication des paliers gouvernementaux et les contrepoids ainsi créés comme favorisant cette liberté.
L'argument de la citoyenneté: la multiplication des paliers gouvernementaux augmente également le nombre de leviers politiques à la portée des citoyens, et rend donc plus probable le développement d'une citoyenneté active, d'autant plus que les leviers politiques créés par la réaménagement fédérale seront plus proches du citoyen que ceux que met à sa disposition le gouvernement central.
L'argument de la démocratie: la création de niveaux gouvernementaux ayant souveraineté sur un certain nombre de questions, mais recoupant un nombre moins important de citoyens que l'État central, multiplie les occasions qu'ont les citoyens de s'exprimer démocratiquement par le vote, augmente le poids de chaque vote, et favorise une participation démocratique éclairée et informée en ramenant certaines décisions politiques à une échelle peut-être cognitivement plus à la portée du citoyen moyen.

Ce bref rappel de certains des arguments qui ont le plus souvent été invoqués pour justifier le fédéralisme révèle à quel point est illusoire l'hypothèse contractualiste dont nous avons fait état plus haut. En effet, même si l'argument de la liberté peut être invoqué autant dans le cas d'une intégration que d'un réaménagement (l'ajout de nouveaux paliers gouvernementaux étant ici le facteur décisif, que cet ajout se fasse, pour employer une métaphore spatiale, "vers le haut" ou "vers le bas"), il en est tout autrement pour ce qui est des arguments interreliés de la démocratie et de la citoyenneté. En effet, l'on reproche justement aux institutions européennes fédérales naissantes de souffrir d'un déficit démocratique et de rendre illusoire toute possibilité de citoyenneté démocratique effective. Malgré la tentative par certains penseurs de répondre de front à cette objection (par exemple Weale 1995 et Pogge 1997), la défense de l'intégration fédérale se fait le plus souvent en invoquant d'autres considérations, d'ordre souvent conséquentialiste, faisant référence notamment aux gains en termes d'efficacité et de rendement économique qu'occasionnera la création d'un système économique et politique commun.

Il est donc important dans l'entreprise de justification des institutions fédérales de ne pas perdre de vue les points de départ souvent très différents de systèmes fédéraux particuliers. Ce qu'il convient de justifier, ce n'est pas tant le fédéralisme comme système politique considéré abstraitement, mais plutôt tel ou tel création de système fédéral à partir de points de départ différents.

Nous nous intéresserons dans ce qui suit plutôt aux réaménagements. Quelles raisons un État unitaire pourrait-il avoir d'opérer un réaménagement fédéral? Nous avons vu que, de manière générale, le fédéralisme favorise la liberté individuelle, renforce la citoyenneté, et promeut une citoyenneté active véritablement effective. Si tel est le cas, pourquoi ne pas en conclure que tous les États unitaires devraient opérer de tels réaménagements?

Parce que le fédéralisme rend également plus difficile la réalisation d'autres valeurs apparemment tout aussi désirables du point de vue de l'éthique sociale. Relevons trois arguments qui semblent militer contre le fédéralisme, et qui ont trait respectivement à l'efficacité, à l'identité et à la solidarité.

L'argument de l'efficacité: cette même multiplication des paliers gouvernementaux qui selon Madison était susceptible de créer des contrepoids entre pouvoirs et des obstacles aux abuseurs potentiels du pouvoir est également source d'inefficacités et d'obstacles à l'action collective. La création de barrières, tarifaires ou autres, entres unités politiques risque d'impliquer un important coût économique. Les contrepoids entre pouvoirs qui rendront plus difficile l'utilisation tyrannique du pouvoir risque également de bloquer des mesures susceptibles de contribuer de manière significative au bien commun.
L'argument de l'identité: la création de nouvelles unités administratives et politiques et la définition de nouvelles entités territoriales correspondantes, risquent d'émousser l'identité politique définie par le pôle identitaire que représente l'État central. On le sait, les identités politiques ne font pas pour ainsi dire partie de la nature des choses. Elles reflètent plutôt des conjonctures politiques et, très souvent des arrangements institutionnels. La "Padanie" naît des conflits portant sur la justice distributive entre le Nord et le Sud de l'Italie. Et l'identité québécoise (par opposition à l'identité canadienne-française) est au moins en partie le reflet de l'émergence de l'État québécois. Un découpage de l'espace politique comme celui qu'exige le réaménagement fédéral risque de créer de nouvelles identités distinctes de celles qui avaient été formées autour de l'État central. Et comme les allégeances de groupe comportent inévitablement une dimension négative (nous sommes des x en partie en n'étant pas des y ou des z) (Hardin, 1995), l'émergence de ces identités risque fort de générer de nouvelles tensions et de nouveaux conflits, autant entre les membres des nouvelles entités fédérées, qu’entre ces dernières et l'État central. Le réaménagement fédéral implique donc un danger sur le plan identitaire, qui risque même de donner lieu à des velléités sécessionnistes.
L'argument de la solidarité. La création de nouveaux sous-espaces politiques, et donc de nouvelles identités et solidarités, risque de rendre plus difficile l'atteinte d'objectifs désirables sur le plan national. Notamment, elle pourrait diminuer la solidarité qui existe entre les membres d'une société réunie sous un gouvernement unitaire. Selon plusieurs auteurs ayant ces dernières années cherché à démontrer la profonde interdépendance du nationalisme et du libéralisme, les États libéraux contemporains ont besoin, comme condition de possibilité des mesures de redistribution des ressources entre citoyens et régions plus et moins riches, que les citoyens qui sont des contributeurs nets ressentent une forte solidarité avec ce qui bénéficieront de leurs dons, et une telle solidarité serait particulièrement difficile à générer en dehors de nations (Miller 1995, Tamir 1995). Par sa création de nouvelles identités potentiellement rivales, le fédéralisme risque donc de rendre plus difficiles l'atteinte d'objectifs sociaux désirables tels que la distribution équitable des ressources matérielles.

Le réaménagement fédéral est donc une arme à double tranchant. Bien qu’elle soit susceptible de promouvoir des gains au niveau de la démocratie, de la citoyenneté et de la liberté individuelle, elle tend également à créer de nouvelles divisions, à estomper les bases affectives d’une redistribution équitable des ressources, et à générer une certaine inefficacité tant au niveau politique qu’économique.

Aucun algorithme n’existe permettant de déterminer, une fois pour toutes, quel est le choix qu’une société devrait effectuer parmi ces valeurs concurrentes. La mesure dans laquelle il sera jugé souhaitable de poursuivre l’un ou l’autre de ces ensembles de valeurs dépendra de caractéristiques propres aux cas particuliers. Le nombre et la dispersion géographique tendront par exemple à militer pour le réaménagement fédéral. On pourrait également penser que différents modèles économiques rendront seront plus ou moins compatibles avec le genre de décentralisation décisionnelle du fédéralisme. Une économie hautement diversifiée et répartie de manière égale sur l’ensemble d’un territoire s’accommodera mieux d’un système fédéral, alors qu’une économie centrée sur une activité économique territorialement concentrée exigera, toutes autres choses étant égales, un État central fort à même de se livrer à la répartition des richesses entre régions qu’exigra l’équité. On sait par exemple tout le mal que les gouvernements civils du Niger ont eu à composer une économie fortement basée sur l’industrie pétrolière avec un régime fédéral (Suberu 1994).

Un des facteurs qui milite le plus fortement pour un réaménagement fédéral est la présence de divisions nationales et culturelles, surtout lorsque ces divisions possèdent des assises territoriales relativement naturelles. En effet, dans un pays composé de multiples groupes nationaux et ethnies, il est fort peu probable qu’un État unitaire réussira, tout en respectant les normes de la démocratie libérale, à imposer une identité nationale à même de contrer les tensions que semble engendrer la coexistence de groupes ethniques et nationaux dans un même espace politique. S’il est vrai que la redistribution de ressources selon des principes de justice distributive équitables exige la base affective que fournit une commune appartenance nationale (nous avons émis des doutes à ce sujet dans Weinstock 1999b), alors un État multinational et multiethnique devra inévitablement recourir à d’autres à des considérations différentes de celle du lien national afin de motiver les citoyens à subvenir aux besoins de leurs concitoyens les moins fortunés. De manière générale, l’histoire récente semble confirmer que dans de telles sociétés, la tentative par l’État central d’opposer une identité nationale communes aux différentes minorités nationales et ethniques donne inévitablement lieu à des réactions virulentes de la part des porteurs de ces identités infra-nationales, ne serait-ce que parce que l’État central est souvent, à tort ou à raison, perçu comme étant le véhicule du groupe national majoritaire.

Les valeurs que permettent de réaliser les États unitaires sont donc hors de portée pour les États multinationaux et multiethniques. Qui plus est, le réaménagement fédéral semble dans de telles sociétés être une exigence de la justice, et ce pour au moins deux types de raison:

l’argument du droit à l’auto-détermination des peuples: même si ce droit n’implique pas nécessairement, comme certains le pensent, un droit à la sécession (pour des opinions différentes sur ce sujet, voir Beran 1987, et Buchanan 1997), il implique certainement que des groupes inclus dans des espaces politiques plus larges, et dont les membres se conçoivent comme formant une communauté politique distincte puissent, en se constituant comme majorités à l’intérieur d’un territoire délimité, prendre démocratiquement des décisions sur des questions qui concernent les intérêts des membres.
l’argument d’équité: même si nous laissons de côté la doctrine très contestée du droit à l’auto-détermination, il n’en demeure pas moins que la simple équité exige que les membres de minorités nationales ou ethniques territorialement concentrés puissent exercer un certain contrôle de leur destinée politique. En effet, l’équité fondamentale qui est au coeur de la justification normative de la démocratie a souvent été liée au fait qu’il n’existe au sein d’un espace politique organisé démocratiquement aucune minorité permanente. Celui qui se retrouve aujourd’hui dans la minorité dans un débat politique donné finira éventuellement par se retrouver dans la majorité eu égard à une autre question politique. Mais les membres de communautés culturelles minoritaires qui identifient leurs intérêts de très près à leur statut de membre et à la viabilité de leur communauté constituent au moins potentiellement des minorités permanentes. Dans la mesure où l’équité qui sous-tend la démocratie ne tolère pas l’existence de telles minorités, il convient qu’ils puissent eux aussi faire ce que les membres de la majorité peuvent faire sans avoir besoin de mesures spéciales, c’est à dire de pouvoir, au moins sur certaines questions touchant de près à leurs intérêts de membres, constituer une majorité. (On pourrait penser qu’un tel argument ignore les intérêts et les besoins politiques de minorités territorialement dispersées, telles que les noirs américains. Mais le fédéralisme ne représente pas pour de tels groupes une option viable. Leurs intérêts politiques seraient mieux servis par d’autres aménagements institutionnels, tels que l’introduction d’une dimension de proportionnalité au système électoral, qui générerait pour de tels groupes un poids politique reflétant leurs nombres plutôt que leur manque d’une assise territoriale facilement identifiable).

Ainsi, pour des raisons autant pragmatiques que morales, les pays comportant d'importantes minorités ethniques ou nationales se doivent de se livrer à des réaménagements fédéraux. Dans certains pays, les nouvelles unités administratives et politiques seront assez faciles à définir, le nombre de groupes ethniques et nationaux étant relativement réduit et concentrés sur des territoires bien définis, rendant le découpage de la carte assez peu litigieux. C'est le cas, par exemple, pour des pays tels que la Belgique, la Suisse et le Canada. Certains pays représentent par contre des illustrations de la remarque bien connue d'Ernest Gellner selon laquelle le nombre de nations, et donc d'unités politiques potentielles, est plus important que la capacité du système international à les accueillir en tant qu'États (Gellner, 1983). Le Niger comporte par exemple plus de 200 minorités ethniques, en plus des trois principaux groupes en termes numériques que sont les Yorubas, les Igbos et les Hausa-Fulanis.

Il convient de faire une autre remarque ici sur les difficultés auxquelles certains pays doivent faire face dans leur intégration fédérale. Dans certains pays, l'intégration fédérale s'impose autant pour des raisons reliées à la présence de différents groupes nationaux à l'intérieur d'un même territoire, mais également en raison de facteurs ayant trait au nombre de la population ou à la taille du pays. C'est notamment le cas du Canada. La taille immense de son territoire justifie la création d'unités politiques plus petites, à même de générer chez les citoyens un sentiment d'inclusion qui risqueraient de se dissoudre en anomie s'ils n'avaient que l'État central comme point de référence politique et identitaire. La présence sur son territoire de deux groupes nationaux identifiables issus de phases distinctes de la colonisation européenne de l'Amérique appelle par ailleurs un réaménagement fédéral permettant aux francophones, principalement concentrés au Québec, de pouvoir se prévaloir de leur droit à l'auto-détermination. La présence dans un même État de deux logiques fédérales distinctes -- la première militant pour une égalité de traitement entre toutes les unités administratives prises individuellement, et la seconde appelant une égalité entre les assises territoriales des deux principaux groupes nationaux -- est au centre de la crise que traverse actuellement le fédéralisme canadien. Cette crise a été rendue plus aiguë encore par la Constitution de 1982 qui n'a pas suffisamment reconnu la nature complexe de ce fédéralisme.

Les pays qui, en vertu de leur composition multinationale ou multiethnique, ont de fortes raisons de se livrer à des réaménagements fédéraux (parce que les valeurs que permet de réaliser une forte identité commune leur sont difficilement accessibles, parce qu'ils ont des raisons relevant de la justice sociale d'accorder des pouvoirs décisionnels à des minorités nationales ou ethniques) doivent néanmoins envisager des mesures permettant de pallier aux pertes susceptibles d'être occasionnées par le manque d'une forte identité politique partagée. Nous pensons que faute de pouvoir promouvoir le type de cohésion que rend possible une telle identité, le gouvernement central d'un État fédéral peut néanmoins chercher à favoriser la confiance entre les membres et les représentants des groupes réunis au sein de la même société (Weinstock, 1999a). Par opposition à la cohésion, et au haut niveau de coopération que la cohésion rend possible, la confiance suppose simplement que les membres des divers groupes ne perçoivent pas les citoyens membres de groupes différents comme représentant des menaces aux intérêts qui les distinguent en tant que membres de groupes particuliers. La confiance sociale minimale que nous venons de définir peut bien sûr être à l'origine de liens plus étroits entre les membres de différents groupes. Elle peut servir de base à une confiance accrue, où les membres des différents groupes viennent à percevoir leurs concitoyens comme favorablement disposés à ce qu'ils puissent réaliser leurs intérêts spécifiques en tant que membres de tels ou tels groupes. Et, à terme on peut même imaginer qu'une confiance sociale minimale entre groupes ne partageant pas la même identité nationale ou ethnique générera une identité politique commune qui favorisera l'atteinte des valeurs et des buts sociaux traditionnellement identifiés aux sociétés possédant une forte identité nationale commune. Ce qu'il convient de retenir pour les fins limitées de cette esquisse est que la confiance sociale ne présuppose pas d'identité politique préétablie: elle ne suppose dans un premier temps que la perception de la part des membres des divers groupes que les autres ne sont pas hostiles à l'atteinte de leurs intérêts de groupe, ou, à tout le moins, le calcul qu'il est rationnel d'agir comme si une telle perception était fondée.

Quels sont les types de mesure auxquels un État central peut se livrer afin de promouvoir la confiance ainsi définie. Nous avons ailleurs (Weinstock 1999a) tenté d'esquisser une typologie générale, que nous ne ferons que rappeler brièvement ici:

Il peut tenter de la favoriser en rendant plus probable que les intérêts partagés par les membres d'un groupe minoritaire puissent se réaliser au sein de l'État fédéral. Il peut le faire en accordant les pouvoirs correspondants aux représentants des membres du groupe, et en faisant de l'atteinte de ces intérêts une priorité de l'État central lui-même. Il peut aussi favoriser des initiatives communes sur des points de politique publique correspondant à un intérêt partagé par les membres des divers groupes, en espérant que la confiance générée par de telles initiatives dans des domaines qui ne sont pas excessivement litigieux se transmettra à des domaines impliquant davantage les intérêts potentiellement en conflit des membres de différents groupes.
Il peut tenter de la promouvoir en affectant les calculs auxquels se livreront les membres d'un groupe minoritaire quant à leur capacité à atteindre leurs principaux intérêts à l'intérieur et à l'extérieur de l'État fédéral. Diverses mesures peuvent être envisagée en ce sens. Nous voudrions mettre l'accent ici sur l'une d'entre elles, qui pourrait à première vue sembler paradoxale. Nous avons défendu ailleurs (Weinstock, 1999c) l'idée selon laquelle la Constitution d'un État fédéral multinational devrait contenir une clause permettant la sécession dans des conditions bien définies (ces conditions - ayant trait par exemple à la fréquence de référendums consultatifs, et aux majorités requises afin de faire sécession -- sont nécessaires afin d'assurer que le droit à la sécession ne sera pas employé de manière frivole par d'éventuels sécessionnistes). La raison est essentiellement la suivante: surtout dans le cas de fédérations qui satisfont dans une mesure importante aux normes fondamentales de la justice et de l'équité, comme c'est le cas, par exemple, de l'Espagne, de la Belgique et du Canada, les membres de groupes minoritaires seront dans les faits en mesure de réaliser leurs principaux intérêts particuliers. Mais l'absence d'une clause constitutionnelle permettant la sécession fera qu'ils ne pourront pas décider de leur adhésion continue à la fédération en fonction d'un calcul des avantages relatifs de la fédération et de la sécession. Ce fait peut agir en soi comme un mobile favorisant la sécession. Une clause constitutionnelle aura l'effet d'ôter ce mobile du champ décisionnel d'éventuels sécessionnistes, et de leur permettre d'agir directement en fonction de leurs calculs des avantages et des désavantages du fédéralisme. Dans des pays qui respectent déjà bien des normes de justice et d'équité entre individus et entre groupes, il y a fort à parier que ce calcul donnera lieu à une décision de demeurer au sein de la fédération.
La présence d'une clause constitutionnelle permettant la sécession risque de promouvoir la confiance pour une autre raison, ayant trait cette fois-ci aux motivations des membres et des représentants du groupe majoritaire. Ceux-ci seront vraisemblablement moins enclins à refuser à rendre justice aux revendications légitimes de groupes minoritaires, ou à chercher à obtenir des gains politiques à court terme en adoptant des positions très dures à l'endroit de ces revendications, s'ils savent que les groupes minoritaires en question disposent d'un droit à la sécession.

Nous n'avons fait ici qu'esquisser les recours que peuvent envisager les États fédéraux afin de promouvoir la confiance entre partenaires à l'intérieur d'une fédération. Nous pensons que, faute de pouvoir se prévaloir d'une identité partagée très forte et des avantages qu'elle peut procurer, de tels États peuvent néanmoins minimalement entreprendre des mesures visant à encourager la perception que les intérêts que possèdent les individus en tant que membres de groupes distincts seront en toute probabilité mieux servis à l'intérieur qu'à l'extérieur de la fédération. L'espoir est bien sûr que les relations entre groupes nationaux et ethniques n'en demeureront pas à ce point, mais que sur la base d'une confiance minimale naîtra peut-être une identité politique partagée qui, si elle ne remplacera pas entièrement les identités nationales et ethniques des individus, réussira néanmoins à leur faire contrepoids.

C'est pour cela que nous ne partageons pas le pessimisme de Will Kymlicka quant à la capacité que possède le fédéralisme afin de neutraliser le sécessionnisme (Kymlicka 1997). Comme nous l'avons vu, la voie fédérale comporte des dangers, dans la mesure où il rend plus difficile l'atteinte de valeurs relevant de la solidarité sociale que les États unitaires sont peut-être plus en mesure d'assurer. Le fédéralisme est également une stratégie politique risquée dans la mesure où, comme Kymlicka le souligne, elle met à la disposition des minorités nationales et ethniques les instruments politiques dont ils ont besoin afin de rendre plausible leurs prétentions à former un État indépendant. Vu de cette manière, on pourrait presque penser que le fédéralisme n'est qu'une étape intermédiaire menant de l'État unitaire multinational et multiethnique à la dissolution de l'État.

Nous estimons que la situation est beaucoup plus complexe que ne le prétend Kymlicka. D'abord, les États fédéraux ne sont pas dépourvus de moyens pour tenter, à l'intérieur des normes d'une éthique sociale démocratique et libérale, de promouvoir la confiance sociale, et de cette manière, une certaine solidarité entre membres de divers groupes. Notamment, nous pensons que certaines de ces mesures, notamment l'inclusion dans la Constitution de l'État fédéral d'une clause permettant la sécession dans des condition bien définies aura un impact important sur les calculs d'utilités que les membre de groupes minoritaires effectueront relativement au maintien de la fédération. Aucun déterminisme n'est mis en place par le réaménagement fédéral; les acteurs décident de leurs actions politiques non pas en fonction d'une quelconque destinée inéluctable dans laquelle ils ne seraient que des pions passifs, mais plutôt en fonction des utilités probables qu'impliquent à leurs yeux la sécession et le maintien de la fédération. Nous pensons que des fédérations justes et équitables, et qui font aux minorités nationales la place institutionnelle qui leur revient de droit, il n'est pas dit que de tels calculs de continueront pas à favoriser les fédérations.

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