Forum mondial de la démocratie Varsovie, Pologne 25-27 juin, 1999

Table ronde « Fédéralisme, société multi-ethnique et démocratie »

Forum mondial de la démocratie, Varsovie, 25-27 juin 2000

Yogendra Yadav

Directeur Institut de la démocratie comparative Inde

Je vais m'attarder, dans cet exposé*, à une croyance très répandue qui nous empêche d'approfondir notre réflexion sur la signification du fédéralisme. Cette croyance veut que le fédéralisme soit un remède spécial pour les régimes qui présentent cette particularité d'être multi-ethniques. On peut peut-être se montrer plus précis en affirmant que les régimes politiques fédéraux sont mieux adaptés ou doivent être adoptés lorsqu'il y a multiplicités ethniques à caractère géographique. Le remède est une mesure institutionnelle, constitutionnellement sanctionnée, qui consiste à partager les pouvoirs entre les différents paliers de gouvernement. Le cas du fédéralisme repose sur l'étendue de cette condition, surtout dans les « démocraties naissantes », et sur l'efficacité de la solution fédérale comme moyen de s'y attaquer.

Je vais d'abord vous dire ce qui est exact dans cette croyance. L'histoire, que ce soit celle des démocraties « naissantes » ou non, confirme que les régimes ayant eu recours à un régime politique fédéral ont mieux administré les différences ethniques que ceux qui n'y ont pas eu recours. On peut vraisemblablement supposer que le conflit ethnique au Sri Lanka ne serait pas au point où il en est aujourd'hui si les pères de la constitution avaient institutionnalisé le fédéralisme et prévu une « décentralisation » comme celle dont il est maintenant question dans l'île. De même, on peut se demander si l'Inde serait restée un État-nation pendant cinquante ans si les pères de la constitution n'avaient pas prévu un régime fédéral étant donné que, dans le contexte où ils évoluaient à l'époque, ils auraient pu s'en passer. En même temps, lorsque les divisions ethniques ne correspondent pas aux divisions territoriales, la solution fédérale n'est pas d'un grand secours; on doute que le fédéralisme puisse être porteur d'espoir aux Fidji, où s'est déclaré un conflit ethno-politique.

Cette croyance me pose un problème : parler de 'particularité' signifie que le lien entre démocratie, ethnicités et politique des différences est réduit et mal compris. On peut être porté à voir là un petit conflit amical, qui n'entraîne guère de conséquences pratiques. Mais, si je puis me permettre, les conséquences théoriques sur les politiques du savoir sont plus profondes. Cette croyance se rapporte à l'un des paradoxes fondamentaux de notre époque : selon D. L. Sheth, si la démocratie s'étend partout dans le monde, il reste que la notion de ce que signifie « être une démocratie » se resserre. Les modèles contemporains de démocratie se fondent sur une expérience spatio-temporelle très limitée. Comme le soulignait mon ami Peter deSouza, le discours actuel sur la démocratisation est désavantagé, d'une part, à cause d'une compréhension trop limitée des paradoxes inhérents à l'expansion de la démocratie, et, d'autre part, à cause d'un trop grand triomphalisme.

Certaines sociétés sont multi-ethniques, d'autres ne le sont pas : cette idée se fonde sur l'hypothèse que le plan d'ethnicité d'une société est posé et déterminé. C'est pourquoi la théorie démocratique concilie si difficilement ethnicité et politiques démocratiques. La démocratie libérale se fonde sur le mythe que la majorité dominante est une majorité non pas de personnes mais d'idées; elle accepte aussi que la majorité puisse être une majorité d'intérêts. Mais elle n'a pas pu accepter l'idée d'une majorité permanente d'ethnicités, qui sont apparues accidentellement. Il est facile d'expliquer pourquoi cette façon d'aborder l'ethnicité peut paraître scandaleuse : l'ethnicité est cause d'une peur viscérale pour la démocratie libérale. La démocratie libérale est le produit de la modernité, alors que l'ethnicité représente le carcan de la tradition; la démocratie affirme les choix, l'ethnicité, l'absence de choix; la démocratie se fonde sur une réflexion soutenue, alors que l'ethnicité se ferme au raisonnement.

C'est du moins ce que nous voulons croire. J'aimerais que l'on s'arrête un moment à cette croyance. En étudiant l'ethnicité et les politiques, la théorie démocratique soulève une question relativement moins intéressante : comment l'ethnicité influence-t-elle les politiques? Je crois que nous pouvons reprendre notre réflexion du début en nous posant une autre question : comment les politiques influencent-elles les ethnicités? La compréhension que j'ai de la question est limitée et largement dérivée de l'expérience indienne, mais je crois qu'il vaut la peine de se poser la question. L'instauration de la démocratie moderne en général et du droit de vote universel des adultes en particulier déclenche un mécanisme très puissant, qui a entraîné dans le monde industriel local -- la majorité -- une concurrence permanente; les participants sont constamment appelés à modifier leur loyauté en se redéfinissant. Même si on remarque une affiliation aux catégories qui portent des noms traditionnels, cette situation résulte d'un phénomène moderne. On dirait que, pour les personnes en cause, les frontières sont établies et indiscutables; pourtant, l'histoire montre que les frontières sont tout sauf stables. Une réflexion plus sereine sur le fonctionnement du processus démocratique nous révélerait que l'ethnicité est synonyme de choix : les frontières ethniques sont politiquement choisies et redéfinies, constamment négociées et font souvent l'objet de décisions arbitraires.

Prenez le rôle des castes, une institution indienne présumément unique qui résiste à tous les changements, dans le régime politique indien. Alors que la population se plaint du « castéisme » dans le régime politique indien, les spécialistes plus consciencieux comme Rajni Kothari ont souligné, il y a environ trente ans, que la politisation des castes était peut-être un processus plus fondamental. Dans cette perspective, l'institution des castes n'a rien d'unique, pour autant qu'elle touche aux politiques modernes; ce n'est qu'un autre secteur traditionnel qui se prête à la mobilisation des collectivités. Cette même institution des castes, qui s'avérait néfaste aux principes démocratiques, a permis aux basses castes de se mobiliser, contribuant ainsi à une plus grande démocratisation de la société; c'est, par ailleurs, ce qu'illustre le cas des « autres classes défavorisées » [other backward castes (OBC)]. En dictant à l'ethnicité la marche à suivre, les politiques modernes la transforment.

En d'autres termes, l'ethnicité, comme toute autre division sociale, est presque autant ouverte que fermée. Un démocrate ne doit pas s'arrêter à cette étiquette; il doit se demander ce qu'elle contient dans un cadre historique précis. Il n'est pas nécessaire que toutes les politiques ethniques soient converties en règle majoritaire permanente. Les ethnicités politisées peuvent servir d'accord ouvert sur le partage des pouvoirs; il suffit maintenant de concevoir des formes institutionnelles et des pratiques politiques qui encouragent les politiques hétérogènes saines.

Mais pour bien comprendre, il faut restreindre le cadre habituel de ces deux concepts clé. Le modèle de démocratisation sous forme « liste de contrôle » actuellement en vogue ne distingue pas le véritable défi que pose la démocratisation du monde; il réduit la démocratie à la mise en place d'une liste de contrôle standardisée des institutions par l'entremise d'une boîte à outils universelle et de quelques dollars. De même, une conception étroite du fédéralisme -- qui ne voit que le judiciaire-institutionnel, laissant ainsi de côté le culturel-politique -- ne peut nous indiquer comment contenter les diversités dans un environnement démocratique. Selon Ashis Nandy, ce sont les forces de l'homogénisation culturelle du globe qui menacent le plus les politiques démocratiques.

Permettez-moi maintenant d'assembler tous ces morceaux. Si ce que je viens de dire a un certain mérite, le rapport entre démocratie et fédéralisme est plus profond et plus différent qu'il n'en a l'air. Le fédéralisme n'est pas un remède spécial pour les cas particuliers; il n'est qu'un impératif institutionnel général dans toute démocratie, c'est-à-dire la politique des différences. En principe, on répond aux besoins des divisions ethniques géographiquement concentrées de la même manière qu'on le ferait pour toute autre forme de diversité. La multi-ethnicité n'est pas une condition spéciale : c'est une caractéristique potentielle inhérente à toutes les sociétés même si elle revêt diverses formes. Dans cette perspective, le fédéralisme représente la quintessence même de la démocratie, mais de façons différentes selon le contexte historique. Ce qui contribue à la pertinence du fédéralisme est justement ce qui le rend apte à revêtir diverses formes institutionnelles. Le véritable défi que doivent relever ceux qui prennent les valeurs de la démocratie et de la diversité au sérieux est donc celui de proposer des innovations institutionnelles qui conviennent aux exigences spécifiques de chaque régime, et, ce faisant, d'élargir la notion de fédéralisme.

Finalement, en réponse à la question que pose le FMD : Ces valeurs peuvent-elles se concrétiser à l'intérieur d'un État? Ou bien leur concrétisation nécessite-t-elle l'aide de la communauté internationale? Cette question est implicitement suggestive. Mais je crains de ne pas en saisir l'objet. Bien entendu, aucune valeur humaine fondamentale ne peut se concrétiser pleinement dans les limites, souvent artificielles, d'un État-nation; et la satisfaction des besoins des diversités ne fait pas exception à la règle. Il s'agit d'ailleurs d'un exemple tout à fait approprié pour montrer qu'il faut outrepasser la vision mondiale d'un État central, d'autant plus qu'en Asie et en Afrique, les divisions sociales transcendent souvent les frontières artificielles des États-nations modernes. Et pourtant, si j'observe les relations de pouvoir dans le monde où nous vivons, je ne vois pas de meilleur contexte qu'un État-nation vraiment démocratique pour que ces valeurs se concrétisent. Car ce serait me demander l'impossible que d'imaginer un ordre mondial vraiment démocratique dans un avenir rapproché. Je m'étonne souvent du fait que les derniers documents sur la démocratisation fassent si peu état de la démocratisation dans le monde. J'imagine que c'est parce que beaucoup d'académies et d'ONG voués à la démocratisation sont établis aux États-Unis. Traitez-moi de conservateur et de peureux, mais je peux vous affirmer que je me sens plus en sécurité sous la gouvernance des misérables dirigeants à Delhi que sous celle des charmants et sans aucun doute bienveillants maîtres à Washington.

Quant à la « communauté internationale », je crains de ne pas reconnaître cette chose. Quand est-elle née? De quel droit se prétend-elle internationale? Ou communauté, d'ailleurs? J'espère que nous ne sommes pas en quête d'un synonyme politiquement correct de l'ancien « fardeau de l'homme blanc » cher à un groupe de gens probablement tout aussi bienveillants et enthousiastes. Pardonnez-moi si mon attitude semble outrancière, mais, à la suggestion du FMD, je dois dire un gros NON-MERCI. Si la démocratie reste l'un des concepts essentiellement contestés de la théorie sociale moderne, il reste que la démarche cognitive visant à donner un sens à la démocratie, à penser, à écrire ou à faire de la recherche sur la démocratie demeure inévitablement politique. Je me demande comment on peut comprendre la question du FMD si on ne se pose pas une question élémentaire : est-il possible de démocratiser la pratique de penser la démocratie? Ce qui nous amène à nous poser d'autres questions élémentaires et troublantes : Quelle démocratie? Le monde appartenant à qui? J'espère ardemment que les démocrates ici réunis ne souhaitent pas se prémunir contre les dangers cognitifs et politiques qu'entraînent ces questions.

Yogendra Yadav

Directeur

Institut de la démocratie comparative, un programme de recherche du Centre d'études sur les sociétés en voie de développement 29, rue Rajpur, Delhi 110054 tél. : +91-11-2942199, 3951190, 3971151 téléc. : +91-11-2943450 courriel : lokniti@vsnl.com

* J'aimerais dédier mes remarques à la mémoire de Neelan Thiruchelvam, un des meilleurs intellectuels publics et activistes que l'Asie du Sud ait portés ces derniers temps; il a été tué l'an dernier par le LTTE après s'être porté à la défense des valeurs dont il sera question au cours de cette table ronde : la reconnaissance des multiplicités ethniques au sein des institutions fédérales démocratiques.

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