L’ordre public et les « groupes d’autodéfense » au Nigeria

Un pouvoir fédéral unique peut-il assurer la sécurité dans l’ensemble d’une fédération vaste et diversifiée?

PAR KOFI AKOSAH-SARPONG

Le 6 mars 2002, le président du Nigeria limogeait l’inspecteur général de la police du pays, Musliu Smith. Le nouvel inspecteur général, Tafa Adebayo Balogun, est un vétéran de la Police nationale, avec 25 ans d’ancienneté. Sa tâche consiste à corriger des problèmes de sécurité de plus en plus graves, et notamment une véritable épidémie de vols à main armée et la violence ethnique et sectaire. L’un des incidents violents les plus révoltants a été l’assassinat du ministre fédéral de la Justice, Bola Ige, il y a quatre mois, dans sa chambre à coucher.

Beaucoup de Nigérians considèrent que cette situation exige davantage qu’un changement de leadership. Il faudrait effectuer des changements structuraux fondamentaux. Tunde Olokun, membre du Comité des affaires policières de la Chambre des représentants nigériane, a réclamé des amendements de la Loi sur la police, pour répondre à « nos besoins actuels au XXIe siècle. La police nigériane est toujours régie par la vieille loi de 1958, héritée de l’ancienne puissance coloniale. »

Comme des élections sont prévues l’an prochain, l’un des grands défis des politiciens consiste à dresser des plans pour maintenir l’ordre dans un vaste pays diversifié de plus de 100 millions d’habitants.

Une question de compétence

Au Nigeria, le gouvernement fédéral détient pratiquement tous les pouvoirs en matière de police, contrairement aux fédérations comme le Canada et les États-Unis, où il existe des services policiers fédéraux, provinciaux/d’état et municipaux. Ce système de police a donné lieu à des débats sur la structure du fédéralisme nigérian et ses liens avec la sécurité intérieure. Le 6 septembre 2000, lors d’une réunion des gouverneurs d’état et des chefs traditionnels de la zone sudouest, le président Obasanjo a déclaré que, malgré un certain contrôle fédéral, les gouvernements d’état pouvaient exercer une influence sur les forces policières dans leurs secteurs. Il a affirmé aux chefs que les commissaires de police des états ne pouvaient aucunement refuser les ordres licites des gouverneurs d’état.

« Il n’y a absolument aucune raison pour qu’un commissaire de police refuse d’obéir à vos ordres », a déclaré Obasanjo.

Le président a même ajouté qu’un gouverneur est, en fait, le « principal responsable de la sécurité de l’état ». Obasanjo voulait écarter une fois pour toutes l’argument invoqué par certains gouverneurs, qui soutiennent que la Constitution les empêche de protéger adéquatement la vie et les biens des habitants de leurs territoires.

Tant que les questions de compétence ne sont pas résolues, la situation en matière de sécurité ne cesse d’empirer. Les statistiques policières montrent qu’entre août 2001 et mai 2002, des criminels ont tué 273 civils et 84 policiers, et qu’ils ont blessé 133 autres personnes. Depuis le retour du Nigeria à la démocratie le 29 mai 1999, après presque seize années de dictature militaire ininterrompue, plus de 10 000 personnes ont perdu la vie dans des affrontements communaux ou religieux.

Pour tenter de réduire les morts et les blessés au sein de leur effectif, les autorités policières ont donné aux policiers l’autorisation de tirer à vue sur les cambrioleurs. Comme l’explique le porte-parole de la police de Lagos, Victor Chilaka :

« Les cambrioleurs se multiplient comme des fourmis et considèrent l’assassinat de policiers comme un sport. La Police nationale a donc décidé d’adopter cette

mesure non seulement pour réduire

radicalement les rangs des voleurs, mais

aussi pour protéger la vie des policiers. »

La montée des « groupes

d’autodéfense »

La situation économique s’est détériorée

en même temps que la sécurité, et

nombre d’organisations ethniques ont

vu le jour pour « protéger » leurs

groupes. Parfois appelées « groupes

d’autodéfense », ces organisations

comprennent les Bakassi Boys, les

Egbesu Boys, l’Oduua Peoples Congress,

l’Arewa Consultative Forum et l’Ohanaeze. Elles sont présentes dans toutes les régions du pays et font souvent office de forces de sécurité officieuses pour les gouvernements d’état.

Le Post Express de Lagos (6 septembre 2000) expliquait ainsi l’origine de ces groupes :

« Le groupe des Bakassi Boys a été formé par l’Association des cordonniers d’Aba (dans le sud-ouest du Nigeria), incapable de tolérer plus longtemps l’oppression des criminels qui régnaient sur la ville. Ses membres se sont « endurcis » et ont commencé de leur propre chef à capturer et à tuer autant de criminels que possible à Aba. Depuis, Aba a la réputation d’être particulièrement calme et pacifique. Ce qui a été fait à Aba a également été fait à Nnewi, une ville commerciale de l’état d’Anambra qui était considérée, entre autres, comme la capitale des vols à main armée. Aujourd’hui, Nnewi est si calme, il y règne une telle paix jamais troublée par

Fédérations volume 2, numéro 4, juin-juillet 2002

la crainte injustifiée des voleurs, que l’on pourrait en toute sécurité laisser son argent à la vue de tous et ne jamais verrouiller sa porte la nuit.»

Le père Hassan Kukah, un commentateur social en vue du Nigeria, est d’avis que les associations ethniques protègent diverses collectivités qui se sentent abandonnées par l’État fédéral.

« Ce sont les gouvernements du centre et des états, avec leurs politiques d’aliénation, qui ont mené à la renaissance des identités communales latentes comme outil de négociation avec un État hostile et étranger. C’est là que se trouve la source des crises qui affectent les collectivités dans tout notre pays », affirme Kukah.

La Constitution du Nigeria interdit spécifiquement la création de corps policiers d’état ou de région. Rien dans la structure fédérale ne précise le mode de

commandement de la police dans les états. L’expression d’Obasanjo, « ordres licites », alors qu’il s’adressait aux dirigeants d’états, est ambiguë – en particulier quand les lois des états peuvent entrer en conflit avec les lois fédérales. Tel pourrait être le cas dans les états, surtout septentrionaux, qui ont adopté le code musulman de la Charia.

Tensions religieuses

La popularité croissante du système juridique de la Charia est venue aggraver les tensions entre Musulmans et non-Musulmans au Nigeria. Les groupes d’autodéfense musulmans patrouillent les rues des états qui ont adopté la Charia (neuf sur 36) pour réprimer toute infraction aux règles de la Charia. Le 1er mai dernier, les dirigeants musulmans ont imposé pour la première fois la Charia dans un état méridional. Malgré la décision des pouvoirs publics de l’état d’Oyo, le Conseil suprême de la Charia a instauré un tribunal chargé de se prononcer sur les questions civiles dans la région. Les groupes de défense des libertés civiles ont protesté, affirmant que les lois de la Charia étaient archaïques et inéquitables. Le Community Development and Welfare Agenda, un groupe d’intérêts, a soutenu que les décisions du tribunal de la Charia constituaient une « attaque fondamentale contre la souveraineté et la légitimité de l’État nigérian », car elles minent le système juridique national, à caractère séculier.

Dans leurs activités, les groupes d’autodéfense qui s’attaquent au crime et les groupes religieux qui poursuivent leur propres objectifs entrent aussi en conflit. C’est pourquoi de nombreux Nigérians ont exercé des pressions sur le gouvernement fédéral pour interdire ces groupes. En réponse à ces pressions, le gouvernement nigérian a déposé un projet de loi au Parlement le 10 avril dernier, pour solliciter des pouvoirs extraordinaires afin de « proscrire toute association de personnes ou groupes quasi militaires qui se formeraient, où que ce soit au pays, dans le but de faire valoir les intérêts politiques, religieux, ethniques, tribaux ou culturels d’une partie quelconque du pays. » De plus, le gouvernement a totalement interdit un certain nombre de groupes d’autodéfense, dont les Bakassi Boys.

Pourtant, nombreux sont ceux qui craignent que la solution proposée ne touche pas au fond du problème. Comme le fait remarquer Bola Oyeneye, analyste politique :

« Le président a peut-être raison, mais en proposant d’interdire ces groupes, il traite seulement les symptômes, sans s’attaquer à la maladie. Le problème, c’est que le Nigeria est une création coloniale des Britanniques et qu’après plus de 40 ans d’indépendance, nombre de ses groupes constituants remettent en question son fondement même. »

La Police nationale du Nigeria n’est pas le seul instrument de la sécurité intérieure. Il y a aussi l’armée nigériane, forte de 94 500 membres, qui est appelée de temps en temps à mater l’agitation civile. Ce recours à la force militaire a suscité un vif débat car l’armée ne doit pas se substituer à la police. Le nouveau chef de la police, Tafa Balogun, soutient pourtant que l’armée nigériane est habilitée par la Constitution à combattre la criminalité dans le pays et que la police n’a d’autre choix que de continuer à recourir à l’armée en temps de crise.

« Cela tient à l’article 217 de la Constitution », a-t-il affirmé, « qui prévoit que les forces armées peuvent prêter main-forte à la police pour mettre fin à une crise sur le plan de la sécurité intérieure si cette crise menace la stabilité de la nation. »

Dans l’attente d’un débat national

La police nigériane est effectivement dépassée par les problèmes de sécurité intérieure, qui vont de mal en pis, et affaiblie par ses propres problèmes internes – dont l’indiscipline, les carences de formation, l’absence de compétences spécialisées, la rémunération insuffisante et les débrayages fréquents. La corruption et la malhonnêteté sont endémiques. Elles minent un niveau de confiance publique déjà faible, si bien que beaucoup de crimes ne sont même pas signalés. Par ailleurs, les critiques font remarquer que la force policière est plus férue d’opérations paramilitaires et d’usage de la force que de service communautaire, de lutte contre la criminalité, de recherche et d’enquête. Le mois dernier, l’effectif policier est passé de 120 000 à 450 000, et une nouvelle escouade de lutte anti-voleurs, baptisée « Fire-for-Fire », a été créée. Le pays compte maintenant plus de 1 300 postes de police.

Il y aura un débat politique national sur la question de la sécurité à l’occasion des prochaines élections présidentielles. Pour l’instant, les observateurs affirment que la plupart des Nigérians semblent disposés à accorder davantage de pouvoirs et de responsabilités aux policiers pour lutter contre la criminalité. Cette façon de procéder pourrait toutefois créer des problèmes à terme si l’un ou l’autre des nombreux groupes du pays finit par se convaincre que les policiers lui réservent leurs mesures les plus radicales. C’est peut-être inévitable dans un pays aussi vaste et diversifié que le Nigeria. L’un des buts du système fédéral est de concilier dans le calme ce genre de diversité. Au Nigeria, le système fédéral cherche encore des méthodes pour y parvenir.

Fédérations volume 2, numéro 4, juin-juillet 2002