Une délégation d’éminents Irakiens a récemment quitté un pays ravagé pour venir découvrir les subtilités du fédéralisme canadien et suisse, au cours d’un voyage d’études de 17 jours qui l’a conduite dans quatre villes du Canada et cinq de Suisse. Les membres de la délégation sont arrivés à Montréal le 13 février et ont terminé leur odyssée à Zurich le 2 mars.

But de l’opération : comprendre le fonctionnement de deux fédérations stables et efficaces, pour déterminer les expériences qui peuvent en être retirées et qui fonctionneraient dans le contexte irakien.

Bien que les Irakiens aient adopté une constitution, on attend la première occasion favorable pour la réviser. Les leçons apprises en Suisse et au Canada sont de nature à enrichir le processus d’amendement de la charte fondamentale du nouvel Irak.

La délégation qui s’est envolée pour Montréal se composait de neuf personnalités : trois députés de l’Assemblée nationale irakienne, un juge supérieur, le gouverneur de Najaf et des juristes travaillant pour des organismes non gouvernementaux spécialisés dans les droits de la personne. La délégation comprenait des Sunnites, des Chiites, des Kurdes et des Chrétiens. D’autres représentants irakiens ont rejoint le groupe en Suisse.

La tournée était organisée par le Forum des fédérations et le gouvernement helvétique, avec le soutien de l’Institut démocratique national.

Partout où ils se sont rendus — de Montréal, Kingston, Toronto et Ottawa au Canada, à Berne, Saint-Gall, Moutier et Bâle en Suisse — les Irakiens ont fait montre d’une soif de connaissances inextinguible.

Chacun des exposés, présentés par des experts, a suscité quantité de questions destinées à explorer toujours plus profondément les subtilités d’un sujet qu’ils avaient l’occasion d’approcher de tout près. Qu’il s’agisse d’aménager lefédéralisme fiscal, d’assurer l’existence d’un État fédéral, de partager le pouvoir central, de gérer les ressources en pétrole ou en gaz, tous les points abordés devraient pouvoir être mis en œuvre par les Irakiens une fois de retour chez eux.

Les paroles qui ont le plus fait réfléchir les Irakiens sont sans doute celles de Daniel Turp, député de l’Assemblée nationale du Québec et figure de proue du Parti Québécois, parti sécessionniste dont l’objectif ultime consiste à gagner le

Rod Macdonell est directeur principal de l’information et de l’éducation publique au Forum des fédérations. Il s’est occupé des relations avec les médias durant l’étape canadienne de la tournée.

référendum conférant la souveraineté à cette province majoritairement francophone :

« Aussi ardemment que nous puissions désirer une séparation entre le Québec et le Canada, nous ne recourrons jamais à la violence et nous ne la cautionnerons jamais », a-t-il déclaré. « C’est absolument hors de question. »

Du côté des Irakiens — autant les Musulmans sunnites et chiites que leurs compatriotes kurdes — les paroles de

M. Turp ont été accueillies par un silence éloquent, celui des participants qui téléphonent chaque jour à la maison et

reçoivent les sinistres comptes rendus des derniers attentats et assassinats terroristes, dans un pays au bord de la guerre civile.

Même les lignes téléphoniques se font l’écho des combats

Wijdan Salim, députée à l’Assemblée nationale irakienne, a confié à des amis qu’en téléphonant chez elle un matin pour parler à son mari et à ses enfants, elle a pu entendre le fracas de la guerre à l’autre bout du fil à Bagdad. Les bombes explosaient dans son quartier.

Sa collègue sunnite de l’Assemblée nationale, Alaa Abdullah Alsaadoon, a expliqué à un journaliste de Kingston, en Ontario, qu’elle vivait en état de siège, avec une surveillance permanente 24 heures sur 24. Cinq gardes du corps armés habitent dans un local adjacent à sa maison pour la protéger, elle, son mari et ses huit enfants. Ceux-ci n’ont pas le droit de sortir pour jouer.

Dans certaines régions d’Irak, des insurgés projettent de combattre et de saboter toutes les tentatives de démocratiser le pays ; par ailleurs, la tension ne cesse de s’amplifier entre les communautés religieuses. La tournée a permis aux participants de se distancer de l’atmosphère tumultueuse de Bagdad pour étudier des scénarios d’avenir.

À Kingston, en Ontario, les délégués ont suivi un cours de quatre jours sur le fédéralisme comparé, présentant les expériences vécues par des fédérations du monde entier. Ce cours était organisé en collaboration avec l’Institut des relations intergouvernementales, de l’Université Queen’s.

Au cours de l’une de ces journées, les séances ont étaient présentées au Collège militaire royal du Canada, où des officiers supérieurs ont expliqué aux délégués comment, dansune démocratie fédérale régie par l’État de droit, les militaires sont soumis à un gouvernement élu. Sans aucun doute, en leur qualité d’enseignants, de juristes, d’urbanistes ou d’autres

Forum des fédérations

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006

encore, les délégués connaissaient la loi civile en théorie. Mais de la voir sur le terrain rend la réalité incomparablement plus vivante.

La tournée a offert aux délégués une importante expertise en la matière, et une incursion occasionnelle dans la réalité quotidienne de la vie au sein d’une fédération. Les délégués ont vécu cette expérience en passant une matinée dans un établissement d’études secondaires de Toronto, ville dont plus de la moitié des trois millions d’habitants sont nés à l’étranger.

Cette école accueille des adolescents provenant de 45 pays, dont plusieurs d’Irak. Les délégués ont demandé aux étudiants leur avis sur le fédéralisme et la diversité au Canada. Les jeunes ont expliqué que le tissu multiethnique du pays leur permettait de vivre librement leur identité nationale dans un contexte multiculturel. De la sorte, en dépit de la longueur et de la rudesse des hivers, ils ont fini par se sentir Canadiens.

Ce paisible intermède en compagnie des étudiants a été suivi d’une visite à un centre d’études et de recherches de Toronto, l’Institut C.D. Howe, visite consacrée au pétrole et au gaz. Les immenses gisements irakiens pourraient servir à financer la reconstruction d’une nation dont la fragile infrastructure s’est détériorée en raison de la négligence criminelle de Saddam Hussein. Une grande partie de ce qui reste est en train d’être détruit par les bombes des terroristes. L’addition sera colossale.

De la sorte, savoir qui paiera cette facture et profitera de la croissance future revient en grande partie à savoir qui détient le pétrole. La nouvelle Constitution irakienne semble avoir créé un climat d’incertitude en ce qui a trait à la propriété de ce pétrole, une question qui préoccupe beaucoup les Sunnites qui habitent une région de l’Irak où les réserves de pétrole se font rares.

Comment partager les revenus du pétrole ?

Au cours du débat à l’Institut C.D. Howe, trois experts ont décrit la manière dont le Canada gère ses revenus pétroliers et comment il les impose. Les participants irakiens leur ont demandé conseil quant à la redistribution de ces ressources en Irak. Les conférenciers ont admis que le fait de disposer de deux types de taxation — un système d’impôt sur le revenu qui couvrirait également les producteurs d’or noir et un régime de redevances sur l’extraction des matières premières (en l’occurrence le pétrole) — aiderait à diversifier le partage des revenus. Ils ont également parlé des mérites d’une formule de péréquation permettant d’assurer une répartition égale des ressources aux régions de l’Irak qui ne produisent pas de pétrole.

Un participant sunnite a confié au quotidien Toronto Star qu’il n’envisageait plus de s’opposer à une solution de type fédéral, au point qu’il souhaitait partager avec d’autres ONG en Irak tout ce qu’il avait appris sur le fédéralisme coopératif en Suisse et au Canada.

« J’ai désormais changé d’opinion », a déclaré Zyad al Kovaeshy. « Le Canada et d’autres pays ont expérimenté avec succès un régime fédéral, dont les résultats n’ont cessé de s’améliorer. »

Le fédéralisme à la Suisse

En Suisse, les participants avaient à peine repris leur souffle qu’ils se replongeaient dans les arcanes d’une fédération comptant quatre langues officielles (allemand, français, italien et romanche), et qui se révèle donc encore plus complexe que le Canada avec ses deux langues. Arrivés en Suisse fatigués, les membres de la délégation en sont repartis épuisés.

Les participants ont reçu tout un éventail d’informations touchant les modifications de la Constitution suisse, la coopération entre les cantons, l’aménagement de la diversité linguistique, le fédéralisme fiscal, la sécurité, les implicationsfiscales de l’instauration d’États fédéraux et le règlement des conflits. Les membres kurdes de la délégation, dont la communauté bénéficie d’une existence relativement autonome en Irak, ont fait preuve d’un intérêt tout spécial pour les exposés consacrés à des thèmes tels que les traités et les relations internationales des unités infranationales. Ils se sont montrés d’accord lorsqu’on leur a parlé des compétences des cantons.

Les hôtes suisses ont organisé trois dîners officiels en l’honneur de leurs visiteurs irakiens, l’un étant offert par le Département fédéral des affaires étrangères, dont l’invité d’honneur n’était autre que l’ancien président de la Confédération suisse, Arnold Koller, actuellement président du conseil d’administration du Forum des fédérations.

L’un des participants a rappelé que si la délégation avait trouvé complexe le fonctionnement de la fédération canadienne, celui de la Suisse, connu pour sa tradition de fédéralisme coopératif, leur paraissait encore plus compliqué.

Aux dernières nouvelles, les participants irakiens ont expliqué qu’ils s’étaient bien remis des fatigues du voyage. La plupart d’entre eux considèrent avec un inébranlable optimisme que l’Irak connaîtra des jours meilleurs, et qu’il sera capable de surmonter l’insurrection, les luttes intestines et le chaos qui compromettent tant sa viabilité.

Fédérations vol. 5, no 2 mars/avril 2006 www.forumfed.org