|
Le modèle
québécois, mythes et humeur par En 1970, le renommé sociologue français Michel Crozier
publia un essai universitaire, La Société Bloquée, qui allait figurer parmi
les meilleures ventes de librairie. Michel Crozier révélait une réalité car
le livre, édité pour une troisième fois en 1999, démontre que le qualificatif
continue de s'appliquer à la France d'aujourd'hui. Au mois d'octobre 2005, un groupe nouvellement constitué
– conduit par Lucien Bouchard sous
l'appellation étonnante « Pour un Québec lucide » – a publié un manifeste
déplorant la « situation de blocage » du Québec contemporain. En ces temps où
des changements radicaux sont impératifs, « cette espèce de refus global du
changement fait mal au Québec parce qu'il risque de le transformer en
république du statu quo, en fossile du 20e siècle. » Le manifeste a provoqué une marée de commentaires et de
réactions. Son contrecoup a été la publication rapide du manifeste « Pour un
Québec solidaire » par un autre groupe opposant. Et enfin pour ceux qui
trouveraient ces écrits rebutants, un cyberbloc
propose son manifeste divertissant « Pour un Québec morbide ». Ces différents manifestes présentent des arguments
importants et intéressants, tout en révélant les clivages et les débats
politiques qui actuellement divisent le Québec. L'argument [économique]
central est la création des richesses opposée à la répartition des richesses
; quant à la question du fédéralisme ou de l'indépendance, les auteurs ne
l'effleurent même pas. L'unique journaliste figurant parmi les signataires du
manifeste « lucide » est André Pratte, rédacteur en
chef au journal La Presse. Lui et son collègue, Alain Dubuc, l'un des plus
importants chroniqueurs politiques du même journal, fournissent en lettres
ouvertes tous les médias les plus renommés du Québec. L'un comme l'autre ne
manque pas d'opportunités pour exercer leur influence sur l'opinion publique,
et pourtant leurs désappointements les ont amenés à choisir de publier un
livre afin de mieux exposer leurs arguments sur les mythes, l'humeur et le
modèle québécois. Les deux livres, bien que très différents, se
complètent tout à fait. Paradoxalement, c'est Alain Dubuc qui développe dans
son livre l'aspect économique du manifeste «lucide ». André Pratte, lui, traite plus clairement l'aspect politique en
décortiquant les mythes entretenus dans le vaste consensus nationaliste de la
province. Dubuc démontre que l'économie du Québec, en termes de
richesses, se situe au bas du classement des régions d'Amérique du Nord,
malgré son rattrapage évident par rapport à l'Ontario et malgré ses atouts
certains. L'une de ses conclusions est que l'économie québécoise n'est pas
catastrophique, mais « quelque part entre médiocre et ordinaire ». Il situe les problèmes non pas dans les performances du
passé mais bien plutôt dans les perspectives à venir. Le Québec « se dirige
droit vers le déclin, vers une baisse relative de son niveau de vie, qui
commencera à se faire ressentir d'ici cinq à dix ans ». Le risque le plus
grand à affronter est le choc démographique qui, selon les spécialistes, est
« en termes spécifiques, terrifiant ». (L'économiste Pierre Fortin,
signataire « lucide », déclare que la population active du Québec passera de
70 % à 40 % en 2030, entraînant ainsi un fort ralentissement économique et
une lourde charge pour le budget de l'État.) En outre, le Québec est parmi les provinces les plus
pauvres au Canada, détient les dépenses et les impôts les plus lourds, et une
dette publique plus qu'excessive, ce qui le rend vulnérable. (Même la
correction par le gouvernement fédéral du «déséquilibre fiscal » ne
contribuera que de façon dérisoire à la solution du problème, comme Alain
Dubuc le dit franchement.) Un argument également développé par Dubuc est que le
Québec manifeste de bien des façons sa paralysie quand les options sont
autres que celle du statu quo. Cet état de paralysie reflète aussi bien
l'ambivalence des Québécois dans leur vision de la richesse, que leur
complexe de perdant, l'omnipotence des syndicats, et [le choix] de politiques
alignées sur des schémas constitutionnels. (il évoque particulièrement, et
avec ironie, la volonté de Bernard Landry de maintenir le Parti Québécois
[PQ] redevable aux intérêts des syndicats.) Le modèle québécois, et « le culte qui l'entretient »
est central. Difficile à cerner et à en faire le sujet de débats posés et
rationnels, il intègre tout à la fois, au point de vue de Dubuc, une doctrine
sociale, une stratégie économique, une culture de gouvernance et une quête
d'identité – et finit par recueillir l'approbation de tout un chacun. Parlant
plus spécifiquement du si vanté modèle social [québécois], Dubuc fait
remarquer qu'il n'est qu'une variation du modèle canadien (s'inspirant
beaucoup d'« initiatives canadiennes ») et n'est pas plus efficace ni plus
généreux. Alain Dubuc propose que les priorités soient de
résoudre le défi fiscal, en créant un régime d'impôts plus concurrentiel plus
centré sur les taxes sur la consommation, et moins sur les impôts sur le
revenu des particuliers et des sociétés et de promouvoir le rôle fondamental
des secteurs de l'éducation et de la recherche (là où le Québec possède des
atouts réels). L'argumentation que développe Dubuc est non seulement
valide mais présente le mérite de braver les vaches sacrées. L'électricité
vient au premier rang de la liste : le Québec doit en faire un marché
compétitif en termes de tarifs et doit démontrer plus de détermination dans
l'exploitation de l'énorme potentiel du Nord de la province. Il est
intéressant que dans le débat fédéral-provinces sur le « déséquilibre fiscal
», aucun des partenaires hors Québec n'ait osé diriger le débat sur ce point
délicat des tarifs d'électricité du Québec non adéquats au marché ; la
correction de cette situation annulerait le transfert au gouvernement
provincial [québécois] de huit milliards de dollars par année. Quant à l'obsession du Québec en matière de création
d'emplois, Dubuc considère que la question se posera de plus en plus en
termes de pénurie et de compétence des personnes employables, et non
d'emplois subventionnés. L'exemple le plus flagrant a été le cas du projet de
la Gaspésia, une usine à papier non rentable dans
laquelle Bernard Landry (la bête noire pour Dubuc) a englouti des centaines
de millions de dollars avant que Jean Charest n'en révèle les dessous. Du
côté des universités du Québec, leur sous-financement est à déplorer, mais il
est dû en partie au maintien et à la non remise en
question du gel des frais de scolarité. Le refus de recourir à des
partenariats public-privé pour le financement des infrastructures révèle
aussi ce consensus québécois obsolète. Selon Dubuc, le Québec n'a pas d'autre
choix que d'améliorer sa productivité afin de compenser la décroissance de sa
population active. Le problème est l'interprétation même par les Québécois de
« plus grande productivité », qui veut dire pour un grand nombre d'entre eux
pressurer encore plus les travailleurs.
Dubuc demande un débat sur les priorités et sur
l'approche du gouvernement provincial (l'État), qui pourrait déboucher sur
une deuxième Révolution tranquille et sur un « projet mobilisateur » axé sur
la création de la richesse qui contribuerait à préserver l'identité et les
valeurs de la population québécoise au 21e siècle. André Pratte avait voté « Oui
» lors des deux référendums et se situait longtemps parmi le grand nombre des
Québécois mal à l'aise au sein de la fédération sans pour autant être animés
du désir de devenir les citoyens d'un Québec indépendant. Sa conversion, il
l'a vécue la nuit de l'annonce des résultats du référendum de 1995, répugné
par les commentaires de Jacques Parizeau faisant peser la défaite sur
«l'argent et les votes ethniques ». Dans
un article qu'il écrivit le lendemain, il remerciait les Québécois d'avoir
permis, par une marge très étroite, d'éviter que Parizeau et sa clique ne
construisent un pays « pour nous et
pas pour les autres ». Malgré la démission et les excuses de Parizeau, ce
dernier et ses thèses demeurent très étonnamment populaires au sein du
PQ. Pratte commence par poser la question usée
mais fondamentale : Que veut le Québec ? À son sens, les Québécois – aussi
bien fédéralistes que souverainistes – se sont tant enferrés dans un complexe
de martyrisés, et les autres provinces du pays sont tellement désappointées
des échecs du passé à essayer de satisfaire le Québec, que le débat est
devenu stérile et n'est plus qu'un faux débat. En revanche, son autre réponse
est « une fois pour toutes, les Québécois réclament d'être reconnus ». Sur ce point, il est entendu que le gros échec fut la
défaite du Lac Meech, mais pour Pratte,
malgré sa référence au complexe [québécois] du « martyrisé », les deux
parties portent la responsabilité de la série des échecs. Plus
spécifiquement, il souligne le refus par le Québec de la formulation
Fulton-Favreau pour un amendement de la Constitution et son rejet de la
Charte de Victoria de 1971 ( tout cela résultant par le mythe de « la nuit des
longs couteaux »), puis son rejet de la Déclaration de Calgary de 1997 faite par les neufs autres Premiers
ministres reconnaissant « le caractère distinct de la société québécoise » et
du rôle joué par l'Assemblée nationale pour sa protection et sa promotion. Malgré les échecs constitutionnels, André Pratte admet que la reconnaissance implicite du caractère
distinct du Québec s'est exprimée de différentes manières et que des accords
ont souvent été conclus afin de respecter certaines compétences autonomes
spécifiques de la province, comme la formation professionnelle,
l'immigration, le nouveau conseil national de la santé (avec lequel le Québec
collabore mais de l'extérieur), le congé parental. Pratte
reconnaît que le Canada est l'une des fédérations les plus décentralisées
dans le monde (saluant du chapeau les arguments de Stéphane Dion) et que le
gouvernement du Québec n'a pas particulièrement brillé dans l'exécution de
certaines de ses responsabilités. « Alors pourquoi les Québécois ne cessent-ils pas de
réclamer toujours plus de pouvoirs pour le gouvernement de leur province ? La
réponse est que c'est là leur façon d'exprimer leur exigence d'être reconnus.
» La complète indépendance est vue comme un moyen pour parvenir à une fin,
mais elle n'a pas été nécessaire car le Québec s'est transformé de façon
éclatante au sein de la fédération canadienne. L'abandon effectif par la
direction actuelle du PQ de la notion d' « association », en rupture totale
avec les convictions de Lévesque et de Bouchard, démontre, selon Pratte, que les avantages supposés de l'indépendance sont
irréalistes, voire mis en question : ce n'est qu'un « trou noir ». Il manifeste son impatience par ailleurs envers de
nombreux fédéralistes,
particulièrement ceux qui vantent un Canada d'harmonie, de tolérance
et de prospérité parfaites, et de liberté. Il ne nie pas que le Canada est un pays exceptionnellement prospère et pacifique, mais
« pour les Québécois, c'est le pays qui leur a refusé la reconnaissance formelle
de leur caractère distinct, qui a longtemps fait preuve de méfiance à leur
égard en s'opposant à toute petite avancée pour eux ». De nombreux Québécois
ne connaissent pas le Canada décrit par nombre de fédéralistes et donc ne
peuvent pas être séduits. Pratte revient sur l'impasse
constitutionnelle car, à son avis, un pays est plus que simple prospérité et
programmes nationaux ; un pays repose sur une vision commune. « La fonction de toute constitution est
d'enchâsser cette vision partagée.»
Bien que conquis par la vision du théoricien politique britannique,
Michael Foley, selon qui les constitutions sont faites à la fois de principes
mis par écrit et de conventions non écrites mais aussi de « domaines vacants
constitutionnels » – ces questions non résolues, d'une immense complexité ou
dont la résolution écrite pourrait être hautement dommageable –, André Pratte conclut que le Québec restera toujours tenté par
la séparation à moins d'une reconnaissance formelle de son caractère
distinct. La défense du Canada par les fédéralistes le décourage
aussi. Tout en admettant que le débat sur la Loi sur la clarté n'a pas été
inutile, il estime que le Plan B était superflu et est un échec. Il déplore
aussi le silence des fédéralistes du Québec, face à l'activisme des souverainistes surtout auprès des jeunes dans les
cégeps et les universités. Il est urgent d'élaborer une nouvelle culture
fédéraliste qui d'une part reconnaît l'enracinement de l'idéologie
souverainiste au Québec et d'autre part relance le véritable débat ; il est
encore plus impératif qu'un dialogue s'instaure sur ce qu'est le «vrai»
Canada, tenant compte du désir du Québec de sa reconnaissance par la
Constitution. Une des prémisses de la
nouvelle stratégie fédéraliste se doit d'admettre que l'unité du Canada n'est
pas définitivement acquise. Pour Pratte, le « vrai »
Canada est à l'opposé du sinistre pays dépeint par les souverainistes dans
lequel le Québec français est en péril, et n'est pas non plus un fédéralisme
rigide dans lequel le Québec est soumis à la volonté des autres provinces.
C'est un pays où le fédéralisme est « une bonne idée » qui réconcilie les
différentes communautés, qui concilie les identités plurielles, qui enrichit
la vie démocratique et assure le bien-être collectif des citoyens. (Une bonne
idée qui a besoin d'appui : seulement 33 % des Québécois se considèrent des «
fédéralistes », alors que 75 % se disent fiers d'être des Canadiens.) Une
caractéristique du fédéralisme canadien est son asymétrie assez prononcée, ce
que Pratte aussi reconnaît. Ces deux livres sont d'une portée significative dans le
débat au Québec. Leurs auteurs y expriment leur déception face au consensus
solide qui fait barrage aux politiques qu'ils défendent, mais aussi face à
ceux qui sont leurs plus fermes alliés. Le gouvernement de Jean Charest n'a
pas été à la hauteur de plusieurs de ses promesses de renouvellement du
modèle québécois. Le camp des fédéralistes s'est distingué par le scandale,
le silence et le retrait, faisant preuve de manque de détermination et de
leadership. Les deux livres
émettent des recommandations méritant d'être plus consolidées, le livre de
Dubuc dans une moindre mesure car l'auteur y présente une vision bien étayée,
sur de nombreux points précis. Le concept de la création de la richesse comme
cri de ralliement pour une nouvelle Révolution tranquille et comme idée de
base à un «projet mobilisateur» semble manquer de finesse comme il l'admet,
en raison peut-être de commentaires politiques découlant de visions
différentes, mais son argumentation reste détaillée et fouillée. Dubuc ne
considère pas suffisamment le fait que notre économie [canadienne] globalisée
entraîne vers de grandissantes disparités en richesse ; ses remarques sont
trop peu nombreuses – bien que pour la plupart positives – sur le rôle des
politiques fédérales dans la construction de l'économie québécoise. Pratte a parcouru un long chemin depuis
ses deux « oui » lors des
référendums jusqu'à son actuelle défense du fédéralisme. Son insistance sur
le « vrai » Canada est la bienvenue car toute stratégie fédéraliste doit
reposer sur la connaissance claire de l'identité du Canada. Il est dommage
qu'il aborde à peine la nature des modèles identitaires québécois et de leurs
motivations à se dire à des degrés divers soit «Canadiens » soit «Québécois
». L'identité est bien l'indice révélateur clé de la position d'un électeur
sur la question constitutionnelle ; comprendre les forces aussi bien sociales
que personnelles qui la sous-tendent mérite d'être examiné de près lors de
l'élaboration de toute stratégie. Pratte souligne
très justement l'importance symbolique de la Constitution, mais a-t-il raison
d'insister sur la « reconnaissance » [du caractère distinct du Québec] dans
la Constitution ? Le point central est à n'en pas douter le fait que le
gouvernement, l'Assemblée Nationale ou la population, n'a jamais assumé
d'entreprendre la, ou une, réforme constitutionnelle : ce qui pour nombre de
Québécois, revient, de façon
symbolique, à laisser le Québec « en
dehors» de la Constitution. L'auteur semble suggérer que les mots justes sur
la reconnaissance dans la Constitution auront l'effet magique tant attendu.
Dans la pratique, il est vraisemblable que la classe politique québécoise
veut plus que des mots. Une résolution constitutionnelle est certainement
requise pour fixer une limite à la vulnérabilité nationale face à une montée
du sentiment séparatiste au Québec, mais personne ne sait comment y parvenir. Pratte reconnaît tout cela, c'est pourquoi il veut
entre temps un dialogue sur le «vrai » pays. Il serait bienvenu de voir les
faits et arguments qu'il nous présente prendre leur juste place dans le
dialogue québécois, mais les forces politiques fédéralistes sont dans un
triste état de désorganisation au Québec.
Même si le Canada évite dans l'avenir toute nouvelle crise constitutionnelle, le dilemme des Québécois
est un sujet important pour le pays entier. La province du Québec pourrait
devenir un poids qui ne fait que ralentir l'avancée du Canada ; elle pourrait
aussi exiger des transferts financiers encore plus substantiels à cause du
déséquilibre entre sa population active et sa population n'étant plus en âge
de travailler. D'autres provinces d'ailleurs, spécialement celles de
l'Atlantique, sont confrontées à des défis semblables. Ceci nous ramène au phénomène « lucide ». Les sondages
confirment que Lucien Bouchard reste toujours le politicien de loin le plus
populaire au Québec. Lui et d'autres personnalités crédibles de la province
s'activent à transformer le débat en cours au Québec pour le centrer sur les
défis réels et concrets, loin de la question impasse et maintenant dépassée
de la Constitution. Le camp des « lucides » a choisi d'exposer ces sujets essentiels
en laissant délibérément de côté la question de l'indépendance. La
progression surprenante des conservateurs fédéralistes au Québec a fait que
ces derniers représentent aujourd'hui une réelle option politique et elle a
placé les souverainistes sur la défensive. Finalement, en créant son propre
parti politique, Québec solidaire, la
gauche au Québec a fini par se démarquer, ce qui va saper le soutien au
PQ. En d'autres mots, le Québec démontre une
certaine souplesse bien intéressante pour une « société bloquée ». Il en aura
certainement besoin. Forum des fédérations, Tél. : +1-
613- 244-3360 / Tlcopieur : +1- 613- 244-3372,
Courriel : forum@forumfed.org |